Louise Boivin1
Professeure au département de relations industrielles, de l’Université du Québec en Outaouais (UQO)
Collectif de recherche-action sur le travail et l’association socioéconomique (CREATAS), www.creatas-quebec.org
Le sous-financement des services publics d’hébergement et d’aide à domicile s’inscrit dans une logique marchande où des entreprises privées tirent profit du très lucratif « marché du vieillissement » créé. Elles vendent à fort prix des services fournis par des « anges gardiennes » précarisées (en majorité des femmes) ne pouvant pratiquement pas exercer leur droit constitutionnel à la syndicalisation et à la négociation collective de leurs conditions de travail.
Au Québec, depuis les années 1990, ces services ont été gérés par les gouvernements successifs selon l’approche de la Nouvelle gestion publique, en écho aux pratiques de l’entreprise privée. La réduction des coûts de maind’œuvre a consisté à accroitre les charges de travail et à recourir à l’emploi précaire à l’interne et via les prestataires privés. La réforme Barette de 2015, sous un gouvernement libéral, a amplifié ces pratiques qui n’ont pas été mises au rancart par la CAQ. Cela a affecté négativement les activités liées à la santé publique, selon un rapport publié en 2019 par l’Institut national de la santé publique (1).
Le phénomène du vieillissement de la population, déjà discuté 1982 à une assemblée mondiale de l’ONU sur le sujet, aurait pu être appréhendé par nos dirigeants politiques autrement qu’en créant par leurs politiques et leur laisser-faire ce qui est devenu un très lucratif « marché du vieillissement » pour les entreprises privées.
La lucrativité des services d’hébergement
En 2020, au Québec, il n’y a que 313 Centres hospitaliers longue durée (CHSLD) publics, alors que le secteur privé (2) est composé de 59 CHSLD privés conventionnés, 40 CHSLD non conventionnés, 950 ressources intermédiaires (RI) à but lucratif (3) et 1791 résidences privées pour aînés (RPA), dont 90% sont à but lucratif.
Si le secteur privé est composé de petites et de moyennes entreprises familiales – telles le groupe Katasa qui possède cinq RPA et le CHSLD Herron, où 31 décès ont eu lieu depuis le 13 mars −, de gros joueurs s’y imposent.
Pour plusieurs, les besoins fondamentaux des aînés constituent une marchandise accroissant la valeur du capital immobilier. Les gros joueurs dans les RPA sont Cogir, Réseau Sélection, Groupe Maurice, Chartwell, Groupe Savoie et la multinationale française DomusVi, depuis l’acquisition du Groupe Sedna en 2007. Le Québec détient d’ailleurs le record canadien des personnes de 75 ans et plus vivant dans les RPA (18% contre 6% dans les autres provinces) selon un rapport de la SCHL publié en 2019 (4). Celui-ci indique aussi que le loyer avec soins assidus coûte en moyenne 3 280 $ dans les RPA du Québec. Avec la pandémie, ce coût s’est possiblement accru.
Les agences privées dans l’aide à domicile
Dans les services d’aide à domicile (soins d’hygiène, entretien ménager, etc.), le secteur public dispensait seulement 19% des heures de services de longue durée en mars 2019, comme nous l’indiquions dans un rapport de recherche (5) publié il y a un mois. Le reste est dispensé par deux types de prestataires privés à but non lucratif (entreprises d’économie sociale (6) et usagers du programme Chèque emploi-service (7) ), et un autre à but lucratif, soit les agences de travail temporaire.
Ces agences privées compétitionnent entre elles pour les contrats des établissements publics adjugés en vertu de la Loi sur les contrats des organismes publics à celles qui soumettent au coût le plus faible. Nous avons répertorié 26 contrats de services en vigueur depuis le début janvier 2020, impliquant une vingtaine d’agences, pour des soins infirmiers et d’assistance personnelle à Montréal et en Montérégie. Les autorités publiques y font rarement référence dans leurs déclarations publiques sur la COVID-19 alors que leur personnel dessert des aîné.es et des personnes en situation de handicap à leur domicile, dans les RPA, dans les RI et dans les ressources de type familial (RTF).
Précarité et instabilité en emploi
La rentabilité des investissements privés dans les services d’hébergement et d’aide à domicile repose sur l’usage d’une main-d’œuvre discriminée socialement (femmes économiquement défavorisées, personnes issues de l’immigration récente) contrainte d’occuper des emplois précaires et à statut temporaire, à faibles salaires et avantages sociaux, à horaires variables, à temps partiel et parfois sur appel. Une agence privée contractante impose même le travail autonome par l’entremise d’une plateforme numérique « à la Uber », excluant le personnel de la protection des lois du travail.
Pour joindre les deux bouts, les anges gardiennes doivent souvent dépendre de plusieurs employeurs et se déplacer tantôt d’une résidence pour aînés à une autre, tantôt de l’une d’elles au domicile d’une personne aînée ou en situation de handicap. La pénurie de personnel liée à cette précarité d’emploi était déjà élevée avant la pandémie, elle ne peut que s’amplifier avec son avancée et le manque de mesures de protection.
Contrairement aux RPA ou de RI à but lucratif réclamant actuellement le soutien financier de l’État, les anges gardiennes n’ont pas de voix collective pour se faire entendre. Les droits syndicaux datant de 1944 au Québec sont difficilement accessibles dans les formes précaires d’emploi qu’elles occupent. Le taux d’entreprises syndiquées est nul dans les agences en aide à domicile et en dessous de la barre des 20% dans les RPA, où le Syndicat québécois des employées et employés de service (SQEES-FTQ) est le syndicat le plus présent suivi de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN).
Les conditions d’une reconnaissance tangible
En Colombie-Britannique, début avril, pour freiner la contagion de la COVID-19, le gouvernement a aligné pour six mois les salaires dans les résidences privées sur ceux du public, établi des horaires à temps plein et interdit le travail dans plus d’une résidence. Des syndicats du secteur public souhaitent qu’il évite un retour au système à deux vitesses (8).
Le premier ministre Legault a annoncé le 13 avril qu’il souhaite revoir les « façons de faire » dans les résidences pour aînés lorsque la crise sera sous contrôle. Il serait important que la voix collective de l’ensemble des anges gardiennes des services privés d’hébergement et d’aide à domicile se fasse entendre aux côtés de celle des syndicats du secteur public, et des associations d’usagers et d’usagères. Cela nécessitera un soutien public à la création d’associations représentatives et autonomes pour ces anges gardiennes du secteur privé et d’un régime sectoriel de négociation collective. On peut par exemple s’inspirer du régime dans le secteur privé de la construction au Québec. La reconnaissance du caractère essentiel du travail de soin dans la société, mis en lumière par la pandémie actuelle, est incompatible avec la logique du profit et la course vers le bas entre le privé et le public. Les anges gardiennes ne sont pas dupes.
Sur l’auteure
Louise Boivin est professeure depuis 2012 au Département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), où elle enseigne des cours portant sur les théories, le syndicalisme, les relations du travail et la mondialisation.
Elle mène des recherches depuis une quinzaine d’années sur le travail et la représentation collective dans les services publics et privés d’aide à domicile et d’hébergement pour personnes aîné.e.s ou vivant avec un handicap, et ce à partir d’une perspective féministe intersectionnelle. Avec deux autres chercheures (Anne Renée Gravel, TÉLUQ ; Marie-Hélène Deshaies, Université Laval), elle a créé le Collectif de recherche-action sur le travail et l’association socioéconomique (CREATAS, www.creatas-quebec.org) afin de mener des recherches et diffuser leurs résultats le plus rapidement possible dans le contexte de la pandémie de la COVID19. Elle est affiliée plusieurs centres de recherche (RéQEF, CRIMT, LLDRL, ERTS).
Dans ses vie antérieures, elle a été journaliste indépendante et a travaillé ou milité dans divers organismes communautaires, féministes, syndicaux, de défense des droits humains et de solidarité internationale.
Notes
1 L’auteure souhaite vivement remercier les personnes suivantes pour leurs commentaires portant sur le texte et/ou leur collaboration à la recherche : Marie-Hélène Deshaies, Anne Renée Gravel, Marie-Hélène Verville, François Forget et Hubert Denis.
1
INSPQ (2019). Évaluation de la mise en œuvre du Programme national de santé publique 2015-2025 – Analyse de l’impact des nouveaux mécanismes de gouvernance. Rapport d’évaluation. Direction de la valorisation scientifique, des communications et de la performance organisationnelle, mars 2019. En ligne
https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/2552_evaluation_gouvernance_programme_national_sante_publique_2015_2025.pdf
2 Lavoie, Mireille (2020). Privé, public, conventionné ou non : les différents types de foyers pour aînés. ICI Radio-Canada - Nouvelles (site web), 12 avril 2020. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1693454/chsld-residences-aines-personnes-agees-quebeccoronavirus
3 ARIHQ (2020). Définition. En ligne https://www.arihq.com/membres-ri-et-avantages/definition/ ; ARIHQ (2020). Portrait au Québec. En ligne https://www.arihq.com/membres-ri-et-avantages/portrait-au-quebec/4 SCHL (2019), Rapport sur les résidences pour personnes âgées. Faits saillants – Canada. En ligne https://www.cmhcschl.gc.ca/fr/media-newsroom/news-releases/2019/cmhc-releases-annual-review-seniors-residences-market
5 Boivin, Louise (2020). La place des secteurs public et privé dans la prestation des services d’aide à domicile au Québec depuis la réforme Barrette de 2015. Rapport d’analyse statistique, UQO/FSSS-CSN avec le soutien du RéQEF. En ligne https://reqef.uqam.ca/category/publications/rapports-de-recherche/
6 Environ 20% des entreprises d’économie sociale en aide à domicile (EESAD) sont syndiquées. Le président de la division de l’économie sociale et des services communautaires du Syndicat québécois des employées et employés de service (SQEES-FTQ) a lancé un message de solidarité au personnel des EESAD de sa région et du Québec, le 14 avril 2020, dans lequel il affirme que celui-ci, aussi à risque, est oublié par le gouvernement qui ne l’a pas inclus dans ses plans d’augmentation salariale. En ligne https://www.facebook.com/bruno.canuel.7/videos/2812651078788949/
7 Un regroupement d’usager.ères et de travailleur.euses dans le cadre du programme Chèque emploi-service viennent de lancer une pétition revendiquant des fourniture de masques, gants et survêtements, de la formation pour le personnel, une hausse salariale, etc.
En ligne https://www.mesopinions.com/petition/social/reconnaissance-programme-cheque-emploi-serviceservice/85974?fbclid=IwAR0j6A36532QEB4WGFnIEC-JmcyhGdEpdXmnw3vvrQlVUG1KvezrrkpPmDU
8 Wyton, Moira (2020). BC Boosts Pay for Long-Term Care Workers amidst COVID-19. TheTyee.ca, 1er avril 2020. En ligne
https://thetyee.ca/News/2020/04/01/Long-Term-Care-Worker-Pay-Boosted/
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