Un programme de transformation sociale
L’auteur part d’un constat : « Dans ce monde, il y a des choses insupportables. » Lesquelles ? L’inventaire des injustices contemporaines est tristement long : « cette société de sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés (…) où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale (…) où les médias sont entre les mains des nantis (…) [avec un] immense écart qui existe entre les très pauvres et les très riches », sans parler de la destruction de l’environnement et les atteintes aux droits de l’homme.
Face à cet état du monde, Hessel, l’ancien Résistant et rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), appelle les citoyens à une « insurrection pacifique ». Comment en effet changer le monde et le rendre plus juste ? Tout d’abord en refusant l’indifférence, « la pire des attitudes » selon l’auteur, car seule la capacité de s’indigner face à l’insupportable peut amener les citoyens à un engagement. Comme le rappelle l’auteur lui-même, « le motif de base de la Résistance, c’était l’indignation ». Cet engagement suit pourtant la voie de la « non-violence » : Hessel est convaincu de la « capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par une compréhension mutuelle et une patience vigilante ».
Autour de quelles idées faut-il s’engager ?
Deux textes fournissent le socle de la transformation sociale pour Hessel : le programme du Conseil national de la Résistance (1944) et la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Le premier des deux documents est empreint de l’espoir européen de voir naître un monde plus juste au lendemain de la défaite du nazisme et du fascisme. Élaboré par le regroupement des mouvements de résistance, partis politiques et des forces syndicales peu avant la Libération (1944), le programme du CNR constitue alors un « programme d’action » visant à rétablir la démocratie (droits et libertés) et à instaurer un ordre social et économique apte à satisfaire les besoins et les aspirations du peuple français ayant retrouvé sa souveraineté. En ce sens, il prévoit « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés » et toute une série de droits sociaux nouveaux (sécurité sociale, sécurité de l’emploi, retraite, garantie du pouvoir d’achat, le droit au travail, etc.). Sans être aussi précise sur les mesures à adopter, la Déclaration universelle des droits de l’homme s’inscrit dans la même vision visant à assurer les libertés et les droits sociaux de tous les hommes (cf. http://www.un.org/fr/documents/udhr/).
La pertinence de l’anticapitalisme aujourd’hui
Il ne fait pas de doute que ces documents jouent un rôle stimulant dans l’engagement multiforme de ceux qui résistent à l’air du temps. La portée de plusieurs articles de la Déclaration de 1948 n’est rien de moins que révolutionnaire dans le monde actuel : « Art. 22 – Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale », « Art. 3 - Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne », « Art. 23 - Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage ». Face aux millions de chômeurs, au milliard d’êtres humains qui souffre de la faim, aux familles qui sont mal logées, aux migrants incarcérés, aux gouvernements élus contraints à l’austérité financière par les marchés financiers, ces « droits inaliénables » risquent d’apparaître comme de belles paroles bourgeoises qui participent à voiler la réalité.
C’est là que l’appel à l’indignation de Stéphane Hessel montre ses limites. Car le « programme » global auquel il se réfère tente de réconcilier des irréconciliables afin de trouver un « juste milieu » sans trop malmener l’ordre établi. Ces irréconciliables pourraient être résumés par deux droits dont l’opposition remonte aux épisodes marquants de la Révolution française : le droit à l’existence et le droit à la propriété. Les idéaux qu’incarnent les documents évoqués par S. Hessel ne pourront pas être réalisés dans le cadre du capitalisme. Cela est confirmé non seulement par deux siècles d’histoire, mais également par le XXIe siècle qui place de plus en plus l’humanité devant un choix tragique : le socialisme ou la barbarie.
Ainsi – et c’est là la deuxième limite majeure de l’ouvrage – ceux qui aspirent à « changer le monde » doivent immanquablement aborder la question de la stratégie politique : comment transformer le monde ? Comment éveiller les consciences ? Comment faire reculer les attaques des gouvernements néolibéraux ? Bien que plusieurs formes d’engagement ont montré leur pertinence dans les vingt dernières années, il en ressort néanmoins une leçon qui vaut la peine d’être répétée : seuls les mouvements sociaux et le mouvement ouvrier peuvent offrir une alternative à l’injustice de l’ordre capitaliste mondial. Parler dans l’abstrait d’ « engagement » ne peut pas suffire ; l’engagement syndical et politique d’un étudiant ou d’un salarié est nettement plus productif que l’engagement des personnalités médiatiques en faveur de telle ou telle cause.
Quoi qu’il en soit, on ne peut que saluer le succès d’une brochure qui souligne la nécessité de l’engagement aujourd’hui. En appelant le citoyen à s’indigner de l’insupportable, Stéphane Hessel rejoint Daniel Bensaïd qui écrivait en 1993 à ce sujet : « Dans l’ordre de l’engagement, la seule question qui vaille d’être posée est de savoir si l’ordre établi est humainement tolérable ou s’il est nécessaire de le changer. « Même si tu n’es pas sûr d’y parvenir, agis en sorte que le nécessaire devienne possible », telle pourrait être la maxime laïque de la politique révolutionnaire. » Voilà en effet une question d’actualité.