Dans un court post-scriptum, il explique son choix. Pourquoi une pièce de théâtre pour parler de la crise ? "On pourra analyser la crise financière sous toutes ses coutures, raffiner l ’argument tant qu’on veut, démonter les systèmes ,exposer les rouages, tout ça ne vaudra jamais une image bien choisie qui fait bouillir les sangs ou, comme le dit fort à propos une expression commune, qu’on prend en pleine gueule - la gueule : le corps. Il ne faut plus seulement dire la crise capitalisme, il faut la montrer, ou bien la faire entendre." [1]
Mais pourquoi le théâtre ? Il permet de ramasser le temps. Il permet de rappeler ce qu’on veut nous faire oublier, cette crise qu’on prétend dépassée. "Le théâtre de la crise surréalise la crise, impérieuse nécessité politique quand toutes les distensions temporelles du monde social tendent à la sous-réaliser, et tous les efforts du discours dominant à la déréaliser". [2]
Alors que défilent les différents personnages : président de la République, Premier ministre et conseillers, banquiers et fondés de pouvoir, traders et grands journalistes, le discours dominant sur la crise est exposé, critiqué et ridiculisé. Le plaisir de lire sur ce sujet austère est enfin retrouvé.
Avec ce curieux petit livre, Frédéric Lordon s’est fait plaisir. Sa lecture fait le nôtre. Pourquoi s’en priver ? En voici un extrait :
Le deuxième conseiller s’adresse au président :
" Il est vrai qu’en matière d’efficacité,
Les fleurons du privé ont été stupéfiants...
Faire de telles pertes nécessite un talent,
Un talent de son genre, sans doute un peu spécial,
Cependant maintenant inscrit dans les annales.
Car de l’histoire entière du capitalisme,
On n’aura jamais vu de semblable séisme.
Notez-vous d’ailleurs que la crise a changé
Nos ordres de grandeur, nos façons de compter.
Nous avons découvert une autre gradation :
Le milliard est trop court, il nous faut le trillion
Pour faire enfin le tour des pertes financières
Que le divin marché, le privé légendaire,
Ont étalées devant nos regards ébahis.
On croyait réservé juste à l’astronomie
De pouvoir dans un nombre offrir tant de zéros.
Or le secteur privé que vous portez si haut
A soudain eu le goût de l’interplanétaire,
Le trillion de dollars c’est son année-lumière,
Pour le coup un trou noir, un engloutissement...
Mettez-y à coté le pire éléphant blanc -
Vous savez, c’est ainsi que les libéraux nomment
Les projets de l’État où il perd quelque somme -
Mais je reprends mon fil, il vaut d’être suivi :
À coté du gouffre financier d’aujourd’hui
Même l’éléphant blanc le plus catastrophique
Paraît moins qu’une mouche, plus petit qu’une tique.
Je gage qu’à vos yeux ces considérations
Seront trouvées spécieuses et dénuées de raison.
Le marché n’a été déclaré supérieur
Que par un postulat dont toute la valeur
Vient de tomber en cendres, aux bons soins de la banque.
Mais les idéologues ne sont jamais en manque,
Et toujours, quoi qu’il fasse, ils diront du marché
Non pas qu’il y en a trop : qu’il n’y en a pas assez !
De l’État sur les banques vous refusez l’empire ?
Ayant vu ce que le privé vient d’accomplir,
Que peut vous retenir d’entrer au capital ?
Comparé à ces buses, peut-on faire plus mal ?
[3]