L’assimilation des élus à des terroristes, en l’occurrence aux rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), est sans équivoque et guère embarrassée par le principe de la présomption d’innocence. Le politicien ne doute pas non plus de la possibilité de mettre fin à un conflit kurde vieux de plus de trente ans par la force. Ou du moins c’est ce qu’il donne à voir. Deux décennies plus tôt, en 1994, l’arrestation de quatre députés kurdes, dont Leyla Zana, future prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, loin de faire taire les armes, avait pourtant coïncidé avec les pires années d’affrontements dans le Kurdistan turc, celles d’une sale guerre faite d’exécutions extrajudiciaires, de villages brûlés. Mais l’heure n’est pas à l’examen des réalités historiques. La criminalisation du HDP, martelée depuis plus d’un an par le président Recep Tayyip Erdogan, sert un intérêt supérieur : l’avènement d’un régime conférant les pleins pouvoirs à ce même président.
Visés par de nombreuses enquêtes pour collusion avec le PKK, les députés HDP se savaient en sursis. En mai 2016, le Parlement avait voté la levée de l’immunité pour les parlementaires faisant l’objet de poursuites judiciaires, une mesure théoriquement applicable aux élus de tous les bords politiques, mais interprétée par de nombreux observateurs comme un arrêt de mort pour le parti de Selahattin Demirtas. Les membres du parti avaient alors défié la justice en refusant de répondre aux injonctions les sommant de se rendre au tribunal. L’étau s’est depuis resserré, la tentative manquée de coup d’État du 15 juillet, imputée aux fidèles du prédicateur islamiste Fethullah Gülen, et la proclamation cinq jours plus tard de l’état d’urgence, offrant au gouvernement à la fois la justification et les moyens pour procéder à un grand nettoyage « collatéral » : limogeage de milliers d’enseignants kurdes, fermeture de la plupart des médias proches de la mouvance kurde, arrestation d’une trentaine de maires dans le Sud-Est, dont ceux de Diyarbakir, écroués dimanche.
Les neuf parlementaires ont finalement été arrêtés dans la nuit de jeudi à vendredi à leurs domiciles, sans ménagement, les policiers fracassant la porte du logement de Figen Yüksekdag à Ankara. Après avoir été entendus par le parquet, ils ont été déférés devant les juges qui ont prononcé leur mise sous écrou pour des motifs divers allant, selon l’agence de presse officielle Anatolie, de « l’incitation au crime » ou de la « propagande pour une organisation terroriste » à l’« appartenance à une organisation terroriste armée ». Trois autres députés du HDP ont été relâchés moyennant un placement sous contrôle judiciaire, tandis que trois élus supplémentaires étaient toujours recherchés par la police.
Refusant de répondre aux questions des magistrats, les élus écroués, cinq femmes et quatre hommes, ont affirmé dans une défense commune qu’ils n’accepteraient pas de « jouer les figurants d’une pièce de théâtre judiciaire juste parce qu’Erdogan l’a ordonné ». Ils ont également dénoncé la petite arithmétique formant, selon eux, la trame de cette pièce : pour obtenir le vote par le Parlement d’une réforme constitutionnelle transformant le système politique turc en un « régime présidentiel », soit la confirmation et l’extension des pouvoirs que le président s’est déjà arrogés de facto depuis son accession à la magistrature suprême, en août 2014, son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) doit rassembler au moins 330 voix sur 550, voire 367 s’il veut s’épargner un référendum. Or l’AKP ne détient aujourd’hui que 317 sièges, et le HDP en possède 59. « Le seul obstacle empêchant d’atteindre cet objectif d’un régime dictatorial intitulé système présidentiel est le HDP », concluent les accusés.
La démonstration est convaincante, d’autant que le HDP et l’AKP sont les seuls partis sérieusement implantés dans la région kurde, et que la mise hors jeu de l’un profiterait inéluctablement à l’autre. Elle omet cependant un paramètre : le rapprochement observé depuis l’été entre l’AKP et le Parti de l’action nationaliste (MHP, extrême droite), fort de 40 sièges à l’Assemblée. Le leader du MHP, Devlet Bahçeli, a fait sensation en se déclarant, le 17 octobre, favorable au régime présidentiel. Le président Erdogan a pour sa part estimé que « les points de convergence entre le parti au pouvoir et le MHP ne sont pas mineurs mais majeurs ».
« Si vous voulez instaurer une dictature, vous avez besoin de raviver la confrontation »
Ancien cadre de la presse pro-gouvernementale, l’éditorialiste Abdülkadir Selvi résume dans Hürriyet ces « points de convergence » : « 1°. La lutte contre le PKK. 2°. Le retour de la peine de mort. 3°. L’opération Bouclier de l’Euphrate [menée par l’armée turque] en Syrie. 4°. Le camp [militaire turc] de Bashika en Irak et [l’implication de la Turquie dans] l’opération contre Mossoul. » Vendredi, Devlet Bahçeli a sans surprise affiché son soutien à l’opération contre le HDP. « Nous avons toujours dit que ce parti avait des liens avec le PKK […]. Ils doivent recevoir le châtiment qu’ils méritent. Nous allons également soutenir le projet de loi sur le rétablissement de la peine de mort que le gouvernement va présenter à l’Assemblée », a déclaré le politicien, cité par le quotidien BirGün.
Si l’élimination programmée du HDP procède d’une logique comptable, elle est donc aussi la conséquence et le ciment d’une « alliance entre défenseurs du nationalisme turc et de l’Umma sunnite, qui passe sur la société comme un rouleau compresseur, écrasant et aplanissant le terrain », comme l’écrit l’économiste Ahmet Insel dans les colonnes du quotidien d’opposition Cumhuriyet, dont plusieurs rédacteurs et dirigeants ont été arrêtés lundi.
Et tant pis si l’établissement de ce pacte passe par une mise au ban de la Turquie par ses alliés occidentaux – le vice-secrétaire d’Etat américain, Tom Malinowski, s’est déclaré dans un communiqué « profondément troublé » par l’arrestation des députés HDP, décrite par la Commission européenne comme un acte qui « compromet la démocratie parlementaire » turque et qui, selon le président du Parlement européen, Martin Schulz, « remet en cause la base de relations durables entre l’Union européenne et la Turquie, ainsi que l’engagement du gouvernement turc envers les valeurs démocratiques et ses aspirations européennes ».
Tant pis aussi pour le regain de tensions et de violences que les arrestations ne manqueront pas d’entraîner. De nombreuses manifestations à travers le pays ont été réprimées dès vendredi par la police, qui a empêché la tenue d’une conférence de presse du HDP, tandis que l’accès aux réseaux sociaux et à certains sites d’information était bloqué. Murat Karayilan, un des leaders du PKK, a estimé dans un message relayé par l’agence Firat News que « le temps des mots [était] fini » et a appelé les Kurdes à réagir, partout dans le monde. « En tant qu’organisation, nous pouvons donner et nous donnerons la réponse adéquate sur tous les fronts », a-t-il également prévenu. Immédiatement imputé par le Premier ministre turc Binali Yildirim au PKK, un attentat à la voiture piégée survenu vendredi matin à Diyarbakir, qui a tué neuf personnes et fait une centaine de blessés, a été revendiqué plus tard dans la journée par le groupe Etat islamique (Daech), selon l’agence Reuters.
Mais l’aggravation des tensions est-elle vraiment une conséquence non désirée par le gouvernement ? Pour le député HDP Mithat Sancar, un universitaire respecté qui s’est investi en 2013 dans la promotion du processus de paix alors en cours entre Ankara et le PKK, l’exacerbation des antagonismes est un choix tactique des autorités turques. « Si vous voulez instaurer une dictature dans un pays, […] vous avez besoin de raviver la polarisation, la tension, la confrontation. Vous avez besoin de créer un ennemi de l’intérieur », affirme Sancar dans un entretien publié jeudi par le site d’information Bianet. « Vous devez imposer à la société cette idée d’un ennemi intérieur très dangereux. » (Article publié sur le site Mediapart en date du 5 novembre 2016 ; titre de la réd. de A l’Encontre)
« Jusqu’à ce que l’espoir apparaisse… »
Déclaration de Sosyalist Demokrasi için Yeniyol
La tentative de coup d’état militaire orchestrée par l’ancien allié du régime, la confrérie Gülen, dans la nuit du 15 juillet 2016 a donné l’occasion à Erdogan d’entreprendre une tentative de coup d’état civil afin d’anéantir toute possibilité et capacité d’opposition au régime dictatorial que ce dernier essaye de forger. L’arrestation, ce vendredi dernier, le 4 novembre 2016, des porte-parole, dirigeants et députés du Parti démocratique des peuples (HDP), parti de gauche issu du mouvement kurde, signifie le franchissement d’une étape décisive pour la construction de cette dictature islamo-nationaliste.
L’arbitraire de l’état d’urgence qui a été décrété à la suite de la tentative putschiste a permis au « Duce » d’Ankara de s’engager dans une restructuration de tout l’appareil d’état ainsi que de la fonction publique. Ainsi des dizaines de milliers de personnes ont été limogées, licenciées, arrêtées dans le cadre d’opérations dites antiterroristes. Plus d’une centaine de médias (journaux, télévision, radios, revues) ont été interdits, des milliers d’associations, d’écoles, de fondations, d’universités et d’hôpitaux ont été fermés.
Au-delà de potentiels adeptes (ou non) de la confrérie Gülen, ces mesures extrêmement répressives ont aussi ciblé les activistes et sympathisants de la cause kurde et de la gauche radicale. Plus d’une dizaine de milliers de membres de syndicats de gauche ont été suspendus de leurs fonctions ou bien directement exclus de la fonction publique. La quasi-totalité des médias de gauche kurdes et turcs ont été interdits.
La répression envers les forces démocratiques a spécifiquement pris de l’ampleur lors de cette dernière semaine. Des militants du combat contre la précarisation de l’enseignement supérieur et des « universitaires pour la paix » signataires de la pétition protestant contre la guerre contre le peuple kurde ont été licenciés ; les dirigeants, éditorialistes et caricaturistes du plus important quotidien d’opposition de gauche, Cumhuriyet, ont été placés en garde à vue après des perquisitions à leur domicile, et les maires de la plus importante ville kurde, Diyarbakir, ont été arrêtés, accusés d’être membres de « l’organisation terroriste PKK ». Tout comme cela a été récemment le cas pour une vingtaine d’autres municipalités de la région kurde, de nouveaux administrateurs pro-gouvernementaux ont été nommés pour diriger la mairie de Diyarbakir.
Mais l’arrestation, après perquisition à leur domicile, de la direction du HDP – qui lors des élections du 7 juin 2015 avait obtenu 13,1%, une réussite inespérée déstabilisant totalement le parti d’Erdogan, l’AKP – constitue une étape décisive dans l’annihilation de la démocratie par le régime dictatorial. Cette offensive inacceptable niant le vote de 6 millions de personnes est une conséquence de la guerre que mène l’état turc contre l’aspiration à l’autodétermination du peuple kurde en Turquie et en Syrie.
Nous, marxistes révolutionnaires de Turquie, ayant appelé lors des deux élections du 7 juin et du 1er novembre 2015 à voter pour ce parti (HDP) dans lequel se cristallisaient les espoirs de paix, de justice et de démocratie, condamnons fermement la confiscation des voix de millions de Kurdes, de femmes, de travailleurs, de jeunes, d’écologistes, de militants LGBTI, de minorités ethniques et religieuses, de démocrates.
Face à cette effroyable tempête qui d’ores et déjà ébranle périlleusement les bases d’une vie commune et solidaire des peuples de Turquie, notre ultime rempart reste une résistance irréductible pour la paix, la liberté, la démocratie, la laïcité…
« Même dans les moments où vous êtes le plus pessimiste, regardez non pas le bout de vos pieds, mais l’horizon, vous y verrez l’espoir, assurément. Si vous ne le voyez pas, regardez-y encore une fois, regardez jusqu’à ce que l’espoir y apparaisse », a affirmé Selahattin Demirtas, le coprésident du HDP enfermé à ce jour dans les geôles du régime. Oui, « jusqu’à ce que l’espoir apparaisse… ». (Sosyalist Demokrasi için Yeniyol)