Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

La chronique de Recherches internationales

Turquie : D’un coup, l’autre !

Michel Rogalski est directeur de la revue Recherches internationales

Les analystes peinent à caractériser ce qui s’est passé en Turquie le 15 juillet. Coup d’État, contrecoup, purge, reformatage de l’État, … Le discours officiel, faisant mention d’un complot de la Confrérie Hizmet – sorte de franc-maçonnerie musulmane - infiltrée dans la haute administration et l’armée et animée par le prédicateur, en exil aux États-Unis depuis dix-sept ans, Fethullah Gülen, ne rencontre qu’une écoute polie, mais non convaincue des chancelleries. Mais tous s’accordent à penser que se qui s’est passé ainsi que la suite des événements relèvent de la plus haute importance et pourrait constituer un séisme pour la région, tant le rôle et la place qu’y joue le pays sont essentiels. Fidèle pilier de l’Otan, attirée par l’Union européenne avec laquelle elle entretient d’importants échanges, la Turquie apparaissait jusqu’ici comme un pays stable voisinant un océan chaotique, et constituait de ce fait un partenaire pour les grandes puissances, notamment occidentales. Elle avait réussi à ne pas être happée trop centralement par les naufrages irakien et syrien, avait su accueillir plusieurs millions de personnes déplacées du fait de la guerre et était apparue en capacité de tarir avec succès les flux se dirigeant vers l’Europe. Bref, elle était devenue au fil des années, aux yeux de la communauté internationale, le partenaire fiable de la région, aux côtés il est vrai de l’Iran, d’Israël et de l’Arabie saoudite et avait réussi – sauf avec le régime d’Assad – à maintenir, à l’aide d’une diplomatie intelligente, de bonnes relations avec son environnement géographique. Même les liens avec Israël, un temps gelés à la suite de l’arraisonnement de bateaux turcs apportant une aide humanitaire à Gaza, avaient repris permettant aux bateaux d’accoster au sud d’ Israël – on imagine pour inspection – pour repartir ensuite vers Gaza.

C’est donc un rouage important et clé de la région qui entre en période de forte turbulence. Indiscutablement ce pays se réoriente vers un nouveau modèle et son leader Recep Erdogan qui dirige le parti islamo-conservateur (AKP – Parti de la Justice et du Développement, à la tête de 317 députés sur 550) bénéficie d’une aura renforcée par l’échec du putsch.

On ne s’attardera pas sur les aspects autoritaires et répressifs du régime, sur sa propension à réduire les opposants au silence en emprisonnant massivement divers secteurs de la société, des intellectuels aux militaires en passant par des magistrats et des journalistes. Nous sommes en présence d’un régime autoritaire, musclé, peu respectueux des libertés publiques fondamentales qu’il piétine au nom d’une chasse aux comploteurs, mais néanmoins légitime si l’on en juge par les démonstrations de force massives de ses supporters. Car l’habileté du pouvoir n’est plus à démontrer. La popularité du Président est à son zénith après sa victoire sur la tentative de putsch. Il a réussi à amener les quatre partis représentés au Parlement l’AKP, le MHP – extrême droite nationaliste, le CHP – centre gauche laïc et kémaliste -, le HDP – Parti Démocratique des Peuples, gauche liée au mouvement kurde – à dénoncer la tentative de putsch et à soutenir ses appels à la résistance civile. Or cette société civile est « travaillée » depuis des années par les imams en phase avec la Direction des affaires religieuses – la Diyanet - placée sous la tutelle du Premier ministre. Le but ouvertement affiché est de toiletter la société de toute survivance kémaliste et donc d’opérer un tournant marqué vers plus d’islamisation. C’est certainement le premier sens à donner au tournant engagé par Erdogan. La chasse aux sorcières s’apparente à un fort règlement de comptes entre anciens alliés d’hier car les réseaux gülenistes ont longtemps travaillé de concert avec l’AKP, le parti du Président. Ils s’en étaient écartés lorsque Gülen avait commencé à prendre ses distances très tôt contre cette dérive islamiste. L’orientation antikurde se renforce et a poussé le pouvoir à refuser de dialoguer avec le HDP qu’il cherche à réduire à tout prix. Au-delà de la purge, certains prêtent au Président l’intention de refonder le pays à travers un reformatage de l’État et l’adoption d’une nouvelle constitution lui permettant d’établir un régime hyper-présidentiel sans contre-pouvoir. Nul doute également que l’orientation libérale-conservatrice sera maintenue. Le caractère nationaliste du régime, notamment anti-occidental sera probablement renforcé. Les trois maîtres-mots du nouveau régime seront : islamisation, conservatisme social, nationalisme, l’ensemble maintenu sous une chape répressive. Ce qui éloignera la Turquie de son histoire récente marquée par la modernité kémaliste et laïque sur laquelle l’armée s’enorgueillissait de veiller avant son affaiblissement.

L’interrogation circule en Europe sur le fait de savoir si cette dérive turque n’a pas été alimentée par l’attitude souvent méprisante adoptée à l’égard de ce pays qu’on encourageait à entrer dans l’Union européenne tout en provoquant une course d’obstacles rendant cette adhésion toujours plus lointaine et hors de portée. Erdogan considère certainement que l’Union européenne ne s’est pas comportée avec sincérité à son égard, ce que confirmerait le refus maintenu à la dispense de visas pour ses ressortissants alors même qu’il a fait la preuve de sa responsabilité en accueillant le retour des déplacés auquel il s’était engagé. Mais les milieux sensibles à cette thématique sont en régression en Turquie, parce que ce qui y progresse c’est une islamisation rampante qui s’inscrit parfaitement dans les tendances lourdes de la région et à laquelle ce pays n’avait aucune chance d’échapper. La politique de l’Union européenne, au demeurant peu claire dans la région, n’avait aucune chance de pouvoir contrarier cette évolution qui tient pour l’essentiel à l’environnement régional.
Il en découlera certainement une nouvelle diplomatie turque marquée par quelques inflexions nationalistes et anti-occidentales qui exalterait plus la grandeur ottomane que la République d’Atatürk. Mais les fondamentaux structurants comme l’appartenance active à l’Otan ont peu de chances d’être remises en cause. Tout au plus verra-t-on émerger une première dans l’histoire de cette institution, à savoir l’un de ses membres qui s’armerait chez les Russes et s’engagerait dans une coopération technico-militaire ! Mais la coopération avec les Russes sera plus large. Lors de la visite d’Erdogan à Moscou – décidée avant le putsch – les déclarations ont indiqué les grands domaines concernés. D’abord l’énergie et la réactivation de grands projets de gazoducs un temps déjà envisagés. La géographie commande les projets. La Turquie importe la moitié de son gaz de Russie, ce qui constitue une forte dépendance. Les Russes veulent associer la Turquie à la construction d’un gazoduc - le TurkStream - qui passerait sous la Mer noire et remplacerait le projet South Stream abandonné par l’Europe car permettant aux Russes de contourner l’Ukraine. L’objectif reste le même et permettrait aux deux pays d’alimenter et de contrôler l’approvisionnement de l’Europe du Sud. La Turquie bénéficierait de tarifs préférentiels. Au cours de cette rencontre Poutine semble avoir convaincu son interlocuteur de modifier sa position très figée sur la Syrie et le régime d’Assad. La politique turque vis-à-vis de la Syrie sera infléchie, donc moins rigide, ce qui fâchera encore un peu plus les Européens.

Le différend avec les États-Unis soupçonnés de jouer un double jeu est très vif. Ils sont accusés de forte bienveillance vis-à-vis de la Confrérie. Ils s’opposent à la demande d’extradition de son chef Fethullah Gülen. Vu l’importance des liens entretenus entre les deux pays, il s’agira vraisemblablement d’une brouille passagère.
À la faveur de cette tentative de putsch, la Turquie a choisi de s’aligner sur la force montante dans la région, l’islamisme avec toutes les réorientations tant internes qu’externes que cela suppose. La priorité est de fermer la « parenthèse kémaliste » et de débarrasser le pays de tous les marqueurs qui se sont imposés après l’effondrement de l’Empire Ottoman. Et d’accompagner ce revirement d’une poussée nationaliste anti-occidentale et faisant appel aux valeurs de cet Empire. C’est le sens de ce grand tournant. La République turque kémaliste a vécu et le pays se normalise en rejoignant la montée de l’islam politique dont l’emprise gagne la région.

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