Tiré du site du CADTM.
La Tunisie vivait déjà une crise économique depuis des mois (voire des années) avant l’explosion de la crise sanitaire et les mesures de confinement. Peux-tu expliquer quelles en sont les causes et comment cette crise s’est amplifiée depuis mars ?
En effet, l’économie tunisienne se porte de plus en plus mal depuis plusieurs années. Le début de la crise actuelle remonte à 2008, puis elle s’est aggravée après la révolution en 2011. On peut même affirmer qu’elle plonge ses racines jusqu’au début des années ‘80. Il s’agit donc d’une grave crise économique dont les répercussions touchent toutes les sphères de la société tunisienne.
Les nombreux plans et réformes structurelles néolibérales, qui ont été apportées tout au long de cette période, n’ont eu pour effet évident que de prolonger la vie du système économique en place, au profit d’une petite minorité locale et des intérêts capitalistes mondiaux, notamment européens.
La révolution a changé la donne politique ; en permettant l’émancipation des forces sociales, elle a rendu difficile la poursuite, voire même l’approfondissement, des réformes capitalistes néolibérales exigées par les institutions financières internationales et l’Union européenne.
Dans le même temps, l’absence de forces politiques porteuses d’un projet de changement économique et social, qui bénéficie d’un large soutien populaire, ne permet pas à la Tunisie d’avancer dans la direction voulue par la révolution. La Tunisie fait donc du surplace depuis une dizaine d’années ! Cette situation n’est profitable à personne, notamment à la jeunesse, aux classes laborieuses et aux masses déshéritées et marginalisées.
Tout récemment, les retombées économiques et financière extérieures de la pandémie mondiale de covid-19, la fermeture de toutes les frontières de la Tunisie, l’arrêt brutal d’un pan important de l’économie locale et le confinement sanitaire de la population pour faire face à cette pandémie, font peser de nouvelles menaces sur la Tunisie, dont on mesure mal, à l’heure actuelle, l’ampleur et la gravité.
Enfin, pour faire face à cette situation, le gouvernement n’a pas hésité à recourir à l’endettement, plus particulièrement l’emprunt extérieur, plongeant davantage la Tunisie dans le maelström de la dette. Le taux d’endettement de l’État qui était de 40 % par rapport au PIB en 2010, approche actuellement les 90 %.
Un projet d’audit de la dette était en cours et il semblait être en bonne voie pour être voté, que s’est-il passé ?
En juin 2016, en ma qualité de député à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et membre du groupe parlementaire du Front Populaire (FP), j’avais déposé à l’ARP un projet de loi portant sur la création d’une commission d’audit de la dette publique de la Tunisie. Ce projet de loi était le couronnement d’un long combat contre l’endettement odieux du régime tunisien, mené par l’association Raid-cadtm Tunisie, depuis bien avant la révolution.
L’idée d’une commission d’audit de la dette publique avait été très bien accueillie par l’ensemble des députés, à l’exception notoire de ceux du parti islamiste Ennahdha, auxquels le projet avait été soumis, via le président de leur groupe.
Le projet de loi de l’audit de la dette publique n’a pas eu de mal à récolter un nombre de signatures très largement au-dessus du nombre minimal prévu par le règlement intérieur de l’ARP. En une seule matinée, pas moins de soixante-treize députés, soit le tiers des parlementaires, ont joint leur signature à ce projet. Tous les espoirs étaient donc permis de voir enfin se mettre en place une commission d’audit indépendante qui se pencherait sur la dette de l’État tunisien, laquelle s’est développée au cours des trente dernières années, surtout sous le régime de la dictature.
Cependant, ce projet de loi est restée lettre morte dans les tiroirs du président de la Commission des finances jusqu’à la fin de la législature en novembre 2019. Un projet ayant le même objet, déposé à l’Assemblée constituante en 2013, avait connu le même sort.
Pourtant, aucun effort n’a été épargné par l’association Raid-Cadtm Tunisie, aussi bien avant qu’après le dépôt de ce projet de loi, pour faire aboutir l’audit afin de connaître la vérité sur la nature de la dette de l’État tunisien. Une campagne de grande envergure avait été organisée par Raid-Cadtm Tunisie, dans le but de mobiliser le maximum de soutien politique à la question de l’audit de la dette publique, mais aussi à la suspension de son remboursement et à l’annulation de sa part odieuse. Cette campagne s’est prolongée durant toute l’année qui a précédé le dépôt du projet de loi. Il s’agissait notamment de conférences et rencontres débats à travers le pays, d’une campagne d’affichage publicitaire dans les grandes villes, de l’organisation de manifestations de rue, de la production d’outils pédagogiques, etc.
Une campagne d’information et de sensibilisation, riche en activités et en outils pédagogiques, avait été organisée par notre association, durant l’année qui a précédé le dépôt du projet de loi, dans le but de mobiliser le maximum de soutien politique à la revendication de l’audit de la dette publique. Une partie importante de ce travail a été réalisée sous la bannière du Front populaire (FP) auquel était associé Raid-Cadtm Tunisie. Malgré cela, bon nombre de dirigeants et de structures du FP ont tout mis en œuvre pour empêcher l’audit de la dette.
Tout d’abord, le boycott par la majorité de la direction du front de la quasi-totalité des activités organisées avant le dépôt du projet de loi de l’audit à l’ARP.
Ensuite, l’embargo imposé au projet de l’audit au sein du groupe parlementaire durant six mois, suite au veto de certains membres de ce groupe qui s’acharnait à empêcher le dépôt du projet au bureau de l’ARP. Cet embargo ne fut finalement brisé qu’à la suite de la décision de passer outre le feu vert du groupe parlementaire du FP, en allant recueillir le nombre de signatures minimal exigé par le règlement intérieur de l’ARP.
Enfin, après sa réception par la commission des finances en juin 2016, le projet de l’audit fut enterré définitivement. Pourtant, cette commission était présidée par un député FP.
Malgré cet échec patent, force est de constater que Raid-Cadtm Tunisie a très largement contribué à faire sortir la question de la dette du cercle restreint de certains grands commis de l’État tunisien. Aujourd’hui, on peut affirmer que cette question est connue par toutes et tous en Tunisie. Elle est pointée du doigt à tous les débats. Beaucoup de voix s’élèvent pour qu’une solution juste et équitable soit trouvée à ce gros boulet qui plombe les finances publiques et hypothèque l’avenir du pays.
En août 2019 l’Instance Vérité et Dignité publiait un Memorandum à l’attention de la Banque mondiale et du FMI. L’Instance Vérité & Dignité (IVD) a établi la responsabilité de la Banque mondiale et du FMI dans les violations des droits humains fondamentaux et demande à ces deux institutions de prendre les dispositions appropriées en vue de réparer les préjudices subis. Peux-tu nous dire quelles ont été les réactions à cette initiative ? Des mouvements sociaux d’autres pays s’en sont-ils emparés ?
Nul doute que les memoranda auxquels tu fais allusion revêtent une grande importance politique. L’IVD qui a produit ces memoranda, notamment celui qui s’adresse à l’État français, est une institution de l’État tunisien. En ce sens, ces documents, au-delà du scepticisme de ses nombreux détracteurs, revêtent une importance toute à fait particulière. Ils constituent incontestablement un pas supplémentaire dans le long et difficile processus de transformation démocratique de la Tunisie. Ces documents officiels sont incontestablement de nouveaux pavés jetés dans la marre aux canards.
Là encore, ces memoranda auxquels tu fais allusion n’ont pas échappé aux coups bas et aux manigances politiques et ‘tirs amis’ dans le but d’en étouffer le contenu pour qu’ils ne fassent aucun remous à la surface. L’IVD a été, dans le meilleur des cas, acceptée du bout des lèvres par la plupart des acteurs politiques. Les questions qu’elle soulevait sont très dérangeantes pour les tenants du pouvoir économique et politique d’hier et d’aujourd’hui en Tunisie.
Près de dix ans après le début de la révolution tunisienne, quelles observations tires-tu des évolutions ? La Tunisie est souvent citée comme le seul pays à avoir réussi sa transition... Tu nous as pourtant expliqué de nombreuses fois le rôle néfaste des IFI dès le lendemain du départ de Ben Ali et sa clique...
C’est une question difficile !
Si je me contente de formuler ma réponse en me basant sur le sentiment général qui règne dans le pays, je dirais que tout va mal ! Les Tunisiennes et les Tunisiens ont tout à fait raison d’exprimer leur mécontentement et leur insatisfaction face à la dégradation rapide de leurs conditions d’existence.
Pointer du doigt les Institutions financières internationales ne suffit pas aujourd’hui. Une grande part de responsabilité dans la persistance de la crise et de tout ce qui s’en suit, incombe à la classe politique tunisienne et à tous les hommes d’affaires, trafiquants en tout genre et grands commis de l’État qui se cachent derrière.
Maintenant, si je me place au-delà de l’oppressant court terme, je dirais que le peuple tunisien a réalisé l’impossible en chassant la dictature. Mais, cela ne suffit pas, loin s’en faut, car maintenant il s’agit de construire quelque chose de nouveau. Les bases de cette transformation historique de la société tunisienne sont d’ores et déjà jetées. L’avenir me semble assez prometteur.
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