Quatrième internationale
1er décembre 2022
Par Gonzalo Barcena
Il est clair que nous vivons une époque mélancolique. Une époque caractérisée par l’affaiblissement extrême du temps historique, dans laquelle un temps historique sans possibilité apparente de rupture nous oblige à habiter un présent éternel. Et si pour Daniel Bensaïd il n’y a pas « une crise de l’utopie, mais du contenu de l’idéal » (1) , il n’est pas si évident que nous soyons de fait confronté·es à une telle double crise. Quoi qu’il en soit, cette réflexion nous place face au miroir et constitue l’un des défis les plus pressants pour les révolutionnaires dans un monde sans révolution : l’urgence d’esquisser un horizon convaincant.
La disparition de l’ambition futuriste et ses implications pour une politique transformatrice nous obligent à essayer de dépasser l’idée du présent comme temps vide, et à mobiliser à nouveau « une faculté en sommeil : celle d’imaginer et de produire un futur qui ne soit pas un simple pastiche de la société déjà existante », comme le dit Martín Arboleda (2021 : 19) (2) . Et il ne suffit pas de répéter ad nauseam le mantra selon lequel la gauche manque de projet, puisqu’on ne dépasse pas le stade du constat, qui, pourtant, ne comporte aucune difficulté analytique, constat qu’on avance sans aucune intention de formuler des propositions réelles, déléguant ainsi à d’autres la tâche de penser un projet digne de ce nom. Combattre l’hypothèse de la fin de l’histoire suppose de se confronter à cette nécessité et à travailler collectivement à définir les bases fondamentales d’un projet qui se nourrit à la fois de l’expérience historique et des problèmes actuels auxquels nous, les classes dominées, sommes confrontées. Préciser le contenu de l’idéal émancipateur dans le but de s’attaquer à la source de nos malheurs : le mode de production capitaliste.
Bien que le tableau soit sombre, il serait faux d’asserter que personne n’essaie d’y remédier. Ce texte vise précisément à introduire et faire connaître certaines des exceptions notables à la paralysie généralisée, en détaillant quelques-unes des références les plus importantes sur les propositions de planification organisationnelle et économique. Celles et ceux qui souhaiteront approfondir ces débats prometteurs pourront se référer à la bibliographie de ce texte.
Que l’on accepte ou non leurs hypothèses fondamentales, un certain nombre d’auteur·ices tentent depuis des décennies de développer des courants théoriques originaux traitant de modalités d’organisation du processus productif, et donc de la base de notre vie sociale, adaptées à une économie post-capitaliste. Cela ne signifie pas que ces propositions présentent un modèle de société totale, théorisée jusque dans les moindres détails. Elles mettent plutôt en avant les principes fondamentaux sur lesquels devraient reposer la production, la distribution et la consommation. Et si présenter ces modèles de façon abstraite minore l’importance de ce qui, pour Jodi Dean et Kai Heron (3), représente le problème le plus urgent de notre temps, à savoir la transition (ou, en d’autres termes, la révolution), ces propositions n’en sont pas moins parmi les contributions les plus précieuses dont nous disposons aujourd’hui pour penser notre avenir.
Ici, cependant, seuls les trois modèles les plus développés et comptant le plus de partisan·es seront présentés (4) : la Démocratie Economique de David Schweickart ; le Parecon de Michael Albert et Robin Hanhel ; et le Cybercommunisme de Paul Cockshott et Allin Cottrell.
L’utilité du débat
A la lumière de ces trois propositions, il convient d’ajouter quelques considérations méthodologiques. Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue que, comme le disent Marx et Engels (1844-1847) (5) , « nous appelons communisme le mouvement réel qui renverse et dépasse l’état actuel des choses ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que notre tâche en tant que révolutionnaires n’est pas d’imposer un idéal, un modèle préconçu étranger à la pratique politique propre des travailleur·ses auto-organisé·es. Néanmoins, cela n’est en rien contradictoire avec la proposition de cet article, n’en déplaise aux critiques de toute tentative d’élaborer des perspectives sur notre avenir socialiste immédiat.
En effet, ils sont plusieurs à avoir tenté de proposer un modèle plus ou moins développé du fonctionnement d’une économie post-capitaliste, de la gauche germano-hollandaise conseilliste du Groupe des Communistes Internationalistes (GIK) (6), en passant par les socialistes néoclassiques Lange et Taylor (7) jusqu’à l’économiste anglais Pat Devine, avec sa Coordination Négociée (8). Des auteur·ices comme Peter Hudis ont également produit des ouvrages détaillés tentant de déchiffrer les quelques indices que Marx a laissés sur sa conception d’une alternative au capitalisme (9). Quiconque propose un modèle prévient usuellement que son intention se limite à la proposition d’une alternative faisable, et non de stades plus avacnées du développement social. Il ne s’agit pas d’établir un modèle parfait d’une organisation complète et détaillée et de la société, mais plutôt de propositions de nature politique à même de figurer des alternatives à la paralysie généralisée, ainsi que de confrontations théoriques qui combattent les défenseur·ses du capitalisme sur le terrain le plus général et le plus ambitieux possible : celui des modalités d’organisation de notre société.
Le fait que les propositions aient une utilité politique, voire stratégique, n’est pas anodin. L’intérêt de préciser un projet, un objectif à atteindre par la lutte, n’est pas le même aujourd’hui qu’il y a un siècle. Nous vivons des temps de défaite, d’abattement et de désespoir. Tout au plus pouvons-nous fêter de petites victoires isolées ou de simples résistances face à l’offensive généralisée des classes dominantes à laquelle nous ne pouvons que nous résigner. Cela n’a pas toujours été le cas. L’histoire du mouvement des travailleurs a connu des moments beaucoup plus prospères, plus combatifs et plus victorieux. Une période, également, au cours de laquelle envisager des sociétés meilleures n’était peut-être pas aussi nécessaire pour la mobilisation de masse qu’aujourd’hui. Néanmoins, il serait faux d’affirmer que cela ne jouait pas un rôle à l’époque, comme le montre la large réception de romans utopiques tels que Looking Backward (1888) d’Edward Bellamy 10) ou News from Nowhere (1890) de William Morris (11). Néanmoins, à notre époque, entrevoir un mode d’organisation alternatif de la société est indispensable pour faire avancer nos objectifs révolutionnaires, en reliant les demandes et les luttes actuelles à des propositions réalisables et non utopiques en capacité de démontrer que nos ambitions ne sont pas de simples désirs sans possibilité de se matérialiser.
D’autre part, il est nécessaire d’aborder la question dans une perspective militante. Nos organisations ont l’obligation de travailler sur ce type de question, de donner à leurs militant·es la formation nécessaire pour que nous soyons capables de préciser quel est notre objectif le plus immédiat après la prise du pouvoir politique. Et ce, également, afin de se battre dans le débat sur les possibilités de construire le socialisme. Ce n’est pas pour rien que Lénine cite Engels dans Que faire ? (1902) (12) pour rappeler que la lutte théorique a le même niveau d’importance que la lutte politique et la lutte économique : « le socialisme, puisqu’il est devenu une science, demande à être traité comme tel, c’est-à-dire à être étudié ». Offrir une formalisation développée et concrète du type de société que nous aspirons à construire, non pas dans un sens utopique et déconnecté de la réalité, mais du point de vue de la connaissance des principes généraux qui pourraient régir une économie socialiste, nous permet de donner libre cours aux préoccupations sur un avenir post-capitaliste des militant·es et des citoyen·ne ordinaires, ainsi que de mettre en garde contre les tentations réformistes dont le possibilisme capitaliste est coutumier.
Il est frappant de constater que le travail de recherche et de diffusion réalisé par des collectifs tels que Cibcom, l’Association for the Design of History, ou le Next System Project, ne n’émerge des organisations elles-mêmes (afin de pouvoir d’élaborer des perspetives stratégiques permettant l’éventuelle mise en œuvre des propositions), mais de socialistes et de révolutionnaires de traditions très différentes qui n’ont d’autre choix que d’unir leurs forces pour s’attaquer seul·es au problème. Tout cela par pure nécessité de contrer le slogan diabolique des conservateurs britanniques sur l’impossibilité d’un monde différent : There Is No Alternative.
Les modèles
Démocratie économique
Tout d’abord, héritier de la tradition du socialisme de marché, le modèle de la Démocratie Économique développé par le philosophe et mathématicien américain David Schweickart défend la possibilité de combiner le marché et la démocratie dans la production. L’auteur cherche à intégrer dans son modèle les caractéristiques que l’on peut tirer de trois expériences historiques sensiblement différentes les unes des autres : le socialisme autogéré yougoslave, le capitalisme japonais et l’expérience de la Corporación Mondragón au Pays basque.
La critique du capitalisme par Schweickart se concentre sur son manque de démocratie et son manque d’efficacité. Mais l’auteur est également critique de la concentration autoritaire du pouvoir et de l’inefficacité de la planification centrale : sa proposition vise à intégrer le marché et le plan dans un contexte démocratique. Par conséquent, les caractéristiques fondamentales de son modèle sont au nombre de trois : 1) la gestion de chaque entreprise par ses propres travailleur·ses ; 2) une économie de marché dans laquelle les matières premières et les biens de consommation sont achetés et vendus à des prix déterminés par l’offre et la demande ; et 3) des investissements contrôlés par la société, financés par l’impôt, et dont la répartition est déterminée par le plan économique et le marché lui-même.
Schweickart propose que les travailleur·ses de chaque coopérative assument les fonctions d’organisation et de discipline dans l’usine, déterminant les techniques de production à utiliser, ce qui est produit et en quelle quantité, et comment les bénéfices sont distribués. En outre, les décisions seraient prises par le vote de chaque travailleur·se, sur un pied d’égalité, bien qu’il n’exclue pas la possibilité d’accorder des pouvoirs de gestion dans les cas où cela est nécessaire (en raison de la taille de l’entreprise, par exemple).
En ce qui concerne le rôle central du marché dans sa proposition, et bien que ce ne soit pas le lieu pour effectuer une critique du modèle, il est clair que la prétention d’utiliser le marché comme un outil de plus, comme s’il s’agissait d’un mécanisme d’allocation neutre, sans le concevoir comme une partie élémentaire (et inséparable !) du mode de production capitaliste, remet en question la pertinence de cette proposition. Dans la lignée de la critique autrichienne de la possibilité d’un calcul économique dans le socialisme (13), Schweickart considère que la difficulté d’obtenir les informations nécessaires pour savoir quoi, combien et comment produire des biens et des services, rend incontournable aux mécanismes du marché. Dans ce cadre, le plan n’a plus que pour seule fonction d’orienter les nouveaux investissements. Toutes ces questions seront remises en question par les modèles suivants, notamment le troisième.
Enfin, passer en revue l’expérience yougoslave et détailler à la fois le développement capitaliste au Japon et la Corporación Mondragón, il en dérive une caractéristique cruciale de son modèle : le contrôle social de l’investissement. Ce dernier doit fonctionner comme un « contrepoint au marché », un moyen de « réduire l’anarchie de la production capitaliste ». Taxer les biens d’équipement, doit permettre, d’une part, d’encourager l’utilisation efficace de ces biens et, d’autre part, de financer un fonds commun pour les nouveaux investissements. Une fois ce fonds créé, les modalités de sa distribution restent ouvertes, de sa gestion au moyen d’institutions bureaucratiques réalisant une planification indicative des investissements à une sorte de « laissez-faire socialiste » (14).
Il n’aura pas échappé à l’attention des lecteur·ices combien il est difficile d’identifier ce modèle avec ce que nous pouvons appeler le socialisme, bien qu’il faille noter l’effort d’approfondissement de certains des aspects économico-institutionnels que l’auteur et ses disciples ont réalisés. Mais il est nécessaire d’affronter et de débattre avec un courant qui, malgré sa bonne volonté, naturalise et fait siennes de nombreuses caractéristiques fondamentales du système dont nous essayons de nous libérer.
En Espagne, ce courant a un certain nombre d’adeptes, dont Carmen Madorrán en est peut-être actuellement la représentante la plus remarquable, avec une thèse de doctorat très élaborée dans laquelle elle analyse cette proposition dans la perspective de l’éthique écologique (15). Des économistes comme Antoni Comín (16), entre autres, ont également travaillé sur ce modèle en leur temps.
Parecon
Parmi ces trois modèles, celui qui semble avoir le plus d’adeptes, surtout dans le monde anglo-saxon et notamment aux Etats-Unis, est celui dit de Parecon (abréviation de Participatory Economics), de Michael Albert et Robin Hanhel. Ces intellectuels et activistes américains ont publié un grand nombre de livres et d’articles exposant leur proposition d’économie participative, allant de textes académiques à des écrits destinés à un public non spécialisé.
Inspirés par des valeurs telles que la solidarité, l’égalité, la diversité, l’autogestion et l’équilibre écologique, Albert et Hanhel soutiennent que les trois principaux piliers du capitalisme sont la propriété privée des moyens de production, la distribution par le marché et la division du travail par l’entreprise. Leur modèle tente donc d’offrir une alternative à chacun de ces éléments.
Tout d’abord, la plus simple et la plus intuitive de toutes : la propriété sociale, par tous les citoyen·nes, des moyens de production. Une propriété commune qui garantit que personne ne jouit d’un pouvoir disproportionné sur les autres du fait qu’il ou elle possède les moyens de production, et que personne ne puisse obtenir un revenu pour cette même raison.
Deuxièmement, l’alternative aux marchés est un système (intégré dans la planification participative) dans lequel les conseils des travailleur·ses et des consommateur·ses effectuent des évaluations des coûts et avantages sociaux de leurs choix. Cela se fait par la communication mutuelle des préférences des acteur·ices, au moyen de différents instruments d’organisation et de communication : comités d’assistance, prix indicatifs, différentes étapes d’ajustement de la proposition de production, etc. Pour les auteurs, la question essentielle est que les préférences réelles des individus émergent par le biais de l’interaction sociale. Pour obtenir des estimations précises des avantages et des coûts sociaux, il faut donc mettre en œuvre de vastes processus de communication, de consultation et de délibération.
Pour faciliter ces processus, des « Comités d’assistance aux ajustements » sont proposés, qui doivent coordonner le processus de planification en recueillant toutes les propositions initiales de production et de consommation (qui sont essentiellement des prédictions de ce qui sera produit et consommé) afin de les comparer et de suggérer des alternatives aux différents conseils. Ces propositions sont réalisées à différents niveaux, tant par les consommateur·ices (organisé·es en conseils de consommateur·ices de quartier, fédérations de district, de ville, de comté, d’État...) que par les producteur·ices (organisé·es sur les lieux de travail, conseils industriels, fédérations régionales...). À partir de là, une série de phases itératives de comparaison des propositions et de négociation commence, jusqu’à ce qu’un résultat définitif permettant la convergence entre les souhaits de consommation et les possibilités de production soit atteint, permettant un plan réalisable.
Selon ses partisan·nes, cette proposition de planification participative décentralisée serait être la seule qui « réussit à établir un système de fixation des prix et d’ajustement économique plus précis que les marchés et la planification centrale, mais aussi à renforcer plutôt qu’à annuler la solidarité, la diversité, l’équité et l’autogestion » (Albert, 2005, p. 120) (17).
Troisièmement, pour dépasser la division corporatiste du travail dans le capitalisme, la proposition phare de Parecon consiste en ce qu’ils appellent les combinaisons équilibrées d’emploi. Elles visent à diviser et à réorganiser les tâches à l’intérieur et entre les lieux de travail, en créant un ensemble équilibré de tâches plus désirables et moins désirables. Il ne s’agit donc pas d’une tentative d’abolition de la division du travail, mais plutôt d’une redistribution équitable entre les tâches désagréables et les tâches valorisantes. En outre, Albert et Hanhel proposent que la mesure de la contribution du travail à la société, et donc ce qui justifie la rémunération de chaque individu, soit l’effort ou le sacrifice que chaque travailleur·se fait, ce qui peut être problématique (est-il souhaitable que l’effort au travail soit contrôlé et audité ?), mais nous invite certainement à réfléchir à la manière dont nous organisons les rémunérations compensant les contributions à la production collective.
Bien qu’il n’y ait pas de représentant·es clair·es de cette tendance en Espagne, l’Instituto de Ciencias Económicas y de la Autogestión (ICEA) a travaillé et diffusé ce modèle à certaines occasions. Il n’est pas surprenant qu’il rencontre un certain succès dans les milieux anarchistes : les différentes luttes anarchistes et collectivisations de lieux de travail menées dans le monde entier, mais aussi des expériences comme la Commune de Paris ou différentes formes alternatives de gestion du travail et de la production ; les coopératives, les centres autogérés, l’économie solidaire, les expériences de démocratie participative comme celles de Porto Alegre ou du Kerala, etc. sont autant d’inspirations pour ses auteurs.
Cybercommunisme
Le troisième courant est celui du cybercommunisme et de sa proposition de planification informatisée de l’économie, qui est le modèle le plus ambitieux en termes de contrôle collectif du processus productif. Paul Cockshott et Allin Cottrell ont développé leurs propositions depuis la publication de Towards a New Socialism (1993) (18) en réfléchissant au potentiel des nouvelles technologies de l’information et de la communication comme outils de gestion rationnelle de notre processus productif, ainsi qu’en critiquant l’inadéquation des processus de planification de l’Union soviétique, tant en termes de démocratie que d’efficacité.
Combinant la critique de l’économie politique et la cybernétique, conçue comme la science de l’information et du contrôle, la perspective cybersocialiste propose l’abolition de la propriété privée, du marché, de la monnaie et, en somme, des lois qui régissent le fonctionnement du processus économique capitaliste. L’une de ses contributions les plus développées est la critique des marchés, avec leur tendance inhérente à des résultats socialement inégaux (qu’ils soient capitalistes ou prétendument socialistes). De plus, l’incapacité des marchés à fonctionner en dehors de la logique de la rentabilité en fait un mécanisme aveugle, rudimentaire et inefficace en tant que processeur d’informations, incapable d’intégrer des variables non monétaires.
Ce modèle propose donc un système de planification centralisé et décentralisé dans le cadre d’un État acéphale (sans tête) où trois types de plans sont conçus, débattus et sélectionnés démocratiquement : macroéconomique, stratégique et détaillé. Avec un réseau d’ordinateurs interconnectant chaque unité de production, avec l’utilisation de l’optimisation linéaire pour résoudre les équations de la matrice de production de l’économie, avec la possibilité d’effectuer un calcul en nature (in-nature) des ressources, ou d’intégrer organiquement les contraintes environnementales dans le problème d’optimisation pour obtenir un plan écologiquement durable, les possibilités qu’ouvre la planification économique démocratique pour résoudre les grands problèmes de notre temps sont immenses.
Contrairement à la proposition de Parecon, la comptabilité économique dans ce modèle est réalisée en utilisant le temps de travail comme unité de compte, à partir duquel le coût du travail de la production de biens et de services est calculé, et les producteur·ices sont rémunéré·es en obligations de travail en fonction de leur apport de travail. Ce dernier prend la forme suivante :
Chaque producteur reçoit un certificat (...) indiquant les heures de travail qu’il a fournies (après déduction (...) de la partie affectée au fonds commun) et avec lequel il peut retirer du fonds social des moyens de consommation qui ont coûté une quantité de travail équivalente. Ainsi, chaque producteur reçoit de la société exactement la même chose que ce qu’il lui apporte. En décidant du nombre d’heures qu’un producteur veut travailler, il choisit le niveau de consommation souhaité (Cockshott et Nieto, 2017, p. 153) (19).
Le pendant politico-institutionnel de cette proposition est la démocratie directe. Inspirés par la démocratie athénienne classique, ces auteurs effectuent une critique des processus de représentation électorale, en tant que systèmes éminemment aristocratiques, pour défendre une élection par tirage au sort, qui doit permettre la constitution de conseils de citoyen·nes ordinaires choisi·es au hasard. L’engagement en faveur d’une démocratie véritable n’est pas un caprice : c’est une condition indispensable, du point de vue de l’information, pour un contrôle effectif des moyens de production par les travailleur·ses.
Parmi les références historiques qui inspirent cette proposition, on peut citer le projet avorté OGAS en Union soviétique ou le Cybersyn dans le Chili d’Allende. Des chercheurs comme Maxi Nieto, dans plusieurs articles et un livre récent (20), qui développe les principes fondamentaux du modèle, ou Cibcom, un collectif de recherche et de diffusion du communisme cybernétique, sont les représentant·es les plus pertinent·es de ce courant en Espagne.
Modélisation et construction
À ce stade, il convient de rappeler, une fois de plus, que, comme le dit Mandel (1990), « le moyen le plus efficace et le plus humain de construire une société sans classes reste l’expérimentation » (21). L’expérimentation doit être comprise dans le sens d’une amélioration, d’une amélioration « par approximations successives », qui doit permettre d’identifier les éléments les plus pertinents pour la construction d’une société alternative. Mais le fait que l’expérimentation soit le moyen le plus efficace ne peut en aucun cas nous dispenser d’affronter le problème de manière théorique. C’est pourquoi nous rejoignons l’opinion de Brassier :
L’expérience est un correctif à la théorie, et non sa matrice générative. L’affirmation selon laquelle la théorie commence et se termine dans l’expérience est une position propre à l’empirisme. Elle suppose que l’expérience parle de manière univoque et que ses leçons sont irréfutables. Mais l’expérience est équivoque et ce qu’elle a à nous apprendre ne peut être cristallisé que par un effort théorique ultérieur (Brassier, s.f.) (22).
De plus, il faut être conscient que cette expérimentation est coûteuse. Les processus révolutionnaires ne sont pas des expériences de laboratoire soumises à notre bon vouloir ; ils impliquent les efforts gigantesques de milliers et de milliers d’êtres humains qui risquent leur vie pour construire des mondes meilleurs. Il est donc également de notre devoir de faire avancer la tâche par un travail théorique, dans le but de la mettre en pratique lorsque nous parvenons à ouvrir des fenêtres d’opportunité pour le faire. Renoncer à cet outil, l’outil théorique, est absurde, quelle que soit la manière dont on le considère, car nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas contribuer, sur tous les fronts où cela est possible, à la tâche révolutionnaire de construire des relations sociales nouvelles et démocratiques.
Ainsi, face à l’intérêt timide mais croissant pour la construction de mondes meilleurs qui se reflète dans l’accueil favorable de livres comme Contra la distopía (Francisco Martorell, 2021) ou Utopía no es una isla (Layla Martínez, 2021), ou dans le développement de mouvements artistiques comme Solarpunk (23), l’organisation politique de la classe ouvrière doit assumer le rôle de donner un contenu à ces nouveaux idéaux, à cette ambition créatrice naissante. Il nous appartient d’étudier, de débattre et de délimiter les formes que peut prendre l’économie une fois que nous l’aurons libérée des relations sociales capitalistes oppressives et mise au service des besoins des êtres humains et de leur environnement naturel.
La construction économique du socialisme, mise en pratique, devra nécessairement s’occuper du débat entre des auteurs comme Cockshott, Albert ou Schweickart, ou elle marchera aveuglément sur un chemin que nous sommes obligés d’emprunter. C’est l’idée centrale de ce court texte : rappeler que l’avenir alternatif pour lequel nous nous battons est plus souhaitable, plus viable et plus réalisable que jamais, et que le rendre concret a un intérêt politique que nous ne pouvons ignorer.
Comme le dit le proverbe, nous portons un nouveau monde dans nos cœurs. Mais, aujourd’hui, il est urgent de forger ses principes fondamentaux dans nos têtes afin de nous armer pour le construire. Et nous sommes plus que capables de le faire, car toute activité humaine se définit par le fait d’être dirigée vers une fin, par la volonté d’atteindre un but, et ce but existe au préalable dans notre imagination, tout comme dans le processus de travail lorsqu’il est réalisé et qu’un résultat est obtenu. C’est finalement suivre l’affirmation de Marx, selon laquelle :
[…] Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celles du tisserand, et une abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire […] (Marx, 1867, p. 200) (24).
15 octobre 2022
Par Gonzalo Bárcena pour VientoSur. Militant d’Anticapitalistas, il est également membre du collectif Cibcom.
Traduit par Raphaël Porcherot pour le site Fourth.International.
1. Bensaïd, Daniel (1997). L’arc tendu de l’attente, Le Monde de l’éducation, de la culture et de la formation.
2. Arboleda, Martín (2021). Gobernar la utopía. Sobre la planificación y el poder popular. Caja Negra.
3. Dean, Jodi y Heron, Kai (2022). Leninismo climático y transición revolucionaria. Organización y antiimperialismo en tiempos catastróficos. Viento Sur. Disponible en : https://viento….
4. Pour approfondir la comparaison de ces modèles, et d’autre encore, on peut recommander la lecture de Derecho a decidir (2006), édité par Joaquín Arriola, qui rassemble une série d’articles des plusieurs des promoteur·ices de ces modèles. On peut également se référer à l’article A brief sketch of three models of democratic economic planning, de Frédéric Legault et Simon Tremblay-Pepin, dans lequel les auteurs comparent le modèle Parecon et le cybercommunisme avec le modèle de coordination négociée proposé par Pat Devine. Ce dernier article est disponible en castillan : https://cibcom….
5. Marx K., Engels F., 2012 [1844-1847], L’idéologie allemande, Badia G. (dir.), Paris, France, Éditions Sociales (Les essentielles), 654 p.
6. Largement rédigés par Jan Appel et Canne-Meijer, militants conseillistes du KAPD et de l’AAU, initialement lors d’une période d’incarcération du premier pour ses activités politiques entre 1923 et 1925, les Principes fondamentaux de la production et la distribution communiste sont finalisés et publiés à Berlin en 1930 et deviennent « la ‘bible’ tant du mouvement allemand des Unions que du GIK » (Bourrinet, 2018, p.184). Disponible en anglais : https://www.ma… et en français : http://spartac…. On peut se référer aux travaux de Bourrinet P., 2018, La gauche communiste germano-hollandaise des origines à 1968, Moto proprio ; et de Dubigeon Y., 2017, La démocratie des conseils : aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck (Critique De La Politique), 412 p, dont un extrait est disponible sur le site de la revue Contretemps : https://www.co…. [NdT]
7. Lange O., Taylor F.M., 1956, On the Economic Theory of Socialism, Lippincott B. (dir.), New York, NY, USA, University of Minnesota Press. Pour une relecture du débat sur la possibilité d’un calcul économique rationnel sous le socialisme, qui voit s’opposer les économistes socialistes Oskar Lange et Otto Neurath, d’un côté, et les économistes “autrichiens” Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek, on peut se référer aux travaux de O’Neill J., 1989, « Markets, Socialism, and Information : A Reformulation of a Marxian Objection to the Market », Social Philosophy and Policy, 6, 2, p. 200‑210, O’Neill J., 1996, « Who won the socialist calculation debate », History of Political Thought, 17, 3, p. 431‑442., O’Neill J., 2006, « Knowledge, planning, and markets : a missing chapter in the socialist calculations debate », Economics and Philosophy, 22, 1, p. 55‑78. [NdT]
8. Devine P., 1988, Democracy and economic planning : The political economy of a self-government society, Polity. On peut se référer à la traduction par Ugo Palheta d’un article de Devine paru en 2019 dans Actuel Marx : Devine P., 2019, « Marx, la démocratie et la planification économique », Actuel Marx, 65, 1, traduit par Palheta U., p. 54‑66. [NdT]
9. Hudis P., 2012, Marx’s concept of the alternative to capitalism, Leiden, Nederland, Brill, 241 p.
10. Bellamy E., 1891 [1888], Cent ans après ou l’an 2000, traduit par Rey P., Paris, France, E. Dentu, 220 p. Disponible en français en ligne : https://gallic…. [NdT]
11. Morris W., 1961, Nouvelles de nulle part, traduit par Meier P., Paris, France, Éditions Sociales (Les Classiques du peuple). Sur l’auteur, on peut lire Löwy M., 2013, « William Morris, romantique révolutionnaire », Multitudes, 55, 4. [NdT]
12. Disponible en français en ligne : https://www.ma…. Engels est cité à partir de la page 12.
13. Voir la note 7.
14. Schweickart D., 2011 [2002], After capitalism, 2e édition, Plymouth, UK, Rowman & Littlefield Publishers. On peut se référer à l’article co-écrit avec un autre partisan du socialisme de marché, Tony Andréani : Schweickart D., Andréani T., 1993, « La démocratie économique. Un socialisme véritable et réalisable », Actuel Marx, p. 69‑87 [NdT].
15. Madorrán Ayerra C., 2017, Necesidades humanas y límites ecológicos en la Democracia Económica. Una revisión de la propuesta de David Schweickart, PhD Thesis, Madrid, España, Universidad Autónoma de Madrid., 511 p.
16. Comín, A. (dir.), 2011, Democracia económica : Hacia una alternativa al capitalismo, Barcelona, España, Icaria editorial.
17. Albert M., 2004, Parecon : Life after Capitalism, London, UK ; New York, NY, USA, Verso.
18. Cockshott W.P., Cottrell A., 1993, Towards a New Socialism, Nottingham, UK, Spokesman.
19. Cockshott P., Nieto M., 2017, Ciber-comunismo : Planificación económica, computadoras y democracia, Madrid, España, Trotta.
20. Nieto M., 2021, Marx y el comunismo en la era digital : y ante la crisis eco-social planetaria, Madrid, España, Maia.
21. Mandel E., 1991, « Plan ou marché : la troisième voie », Critique Communiste, 106, p. 107
22. Brassier, Ray (s.f.). Texte inédit en cours de publication.
23. Petruccioli, Marco (2021). “¿Un porvenir luminoso ?” Jacobin América Latina. Disponible en castillan en ligne : https://jacobi….
24. Marx K., 1993, Le Capital. Critique de l’économie politique., traduit par Lefebvre J.-P., Paris, France, Quadrige, 940 p.
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