Tiré du site Contretemps
26 novembre 2021
Par Emmanuel Beaubatie
Les changements de sexe ne se déroulent pas qu’à l’hôpital et au tribunal ; ils se jouent aussi en famille, en amour, au guichet, au travail et dans d’innombrables interactions sociales. Femmes ou hommes trans’, jeunes ou moins jeunes, précaires ou privilégiés, soutenus par leurs proches ou isolés… toutes ces configurations forgent des parcours de transition résolument variés. Elles déterminent les obstacles auxquels font face les trans’, mais également les stratégies qu’ils adoptent pour les affronter ou, à défaut, les contourner. La transition n’est jamais qu’une question d’identité ; elle s’accompagne aussi de nombreuses dimensions matérielles. Pour cette raison, elle représente avant tout une expérience de mobilité sociale, faisant des trans’ de véritables « transfuges de sexe ».
Naviguer en terrain trans’ permet d’explorer la fluidité et la multiplicité du genre, sans ignorer le poids toujours renouvelé de la domination masculine. Cet ouvrage passionnant invite ainsi les lecteurs et lectrices à repenser le genre tel qu’on le connaît – ou plutôt, tel qu’on pense le connaître – aujourd’hui.
Conclusion. Break the binary[1]
Les trans’ n’ont jamais été mieux connus qu’aujourd’hui. Leur visibilité s’accroît de manière exponentielle et les violences qu’ils et elles subissent font l’objet d’une certaine reconnaissance. La prise en compte récente des discriminations sur la base de l’identité de genre par le code pénal en témoigne, de même que les politiques européennes en faveur du respect des droits des trans’. À propos des gays et des lesbiennes, le sociologue Éric Fassin parle d’une « inversion de la question homosexuelle[2] » : alors qu’autrefois, on se posait la question « comment peut-on être homosexuel ? », on se demande désormais « comment peut-on être homophobe ? ». Cette même inversion est en cours à propos des trans’. De nos jours, la transphobie est enfin conçue par beaucoup comme une réelle oppression qui mérite d’être condamnée. Mais la route est encore longue. Car au fond, les difficultés des trans’ ne proviennent d’aucune « phobie » individuelle et irrationnelle. Bien au contraire, elles sont le fruit d’un ordre social au sein duquel chacun doit tenir sa place. Si les personnes qui changent de sexe subissent encore tant de violences, c’est qu’elles osent passer une frontière sociale qui différencie et hiérarchise les individus.
Passer les frontières du genre
Étudier le changement de sexe, c’est aussi étudier la mobilité sociale. Les trans’ sont accolés aux gays, aux lesbiennes et aux bisexuels dans l’acronyme LGBT+ mais, sous certains aspects, leurs vies ressemblent davantage à celles des personnes qui ont quitté leur milieu d’origine. Dans l’ascension comme dans le déclassement de sexe, la socialisation initiale est bousculée par les normes du nouveau groupe d’appartenance. Et comme les transfuges de classe[3], les transfuges de sexe peuvent développer une relation ambiguë aux codes de leur sexe de destination. L’ascension des FtMs suscite chez eux un profond malaise lié au sentiment de trahison de leur milieu d’origine, tandis que les MtFs engagent un travail réflexif sur les privilèges dont elles ont bénéficié lorsqu’elles étaient des hommes. Cet ouvrage conçoit le changement de sexe comme une expérience de transfuge mais, à l’instar du philosophe Paul Preciado dans Un appartement sur Uranus[4], il aurait aussi pu l’envisager comme une expérience migratoire. Le fait de passer une frontière fait prendre conscience des différences entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Le changement de territoire est une opération réglementée qui donne lieu à divers contrôles et contraint les personnes à mettre leurs papiers d’identité à jour ou à en obtenir de nouveaux. Parfois, les migrants se voient aussi attribuer un nouveau prénom qui est mieux connu dans leur pays d’arrivée. Ensuite, nombreux sont ceux qui vivent dans l’angoisse quotidienne de la réassignation* à leurs origines, celle-ci invalidant leur légitimité à vivre là où ils ont choisi de s’établir.
Le passage de la frontière du genre ne se fait cependant pas dans les mêmes termes pour chacun. Il existe une grande diversité de trajectoires parmi les trans’. Le sens de la mobilité sociale de sexe importe beaucoup. Des inégalités de genre s’immiscent dans l’accueil qui est réservé aux transitions. Les déclassements étant moins tolérés que les promotions, les parcours des femmes trans’ sont souvent plus laborieux et plus précaires que ceux de leurs homologues masculins. Si les MtFs semblent être plus en paix que les FtMs avec leur mobilité sociale, elles subissent davantage de violence physique et sociale de la part des hommes et des institutions, qui leur font payer le prix de leur impensable défection. Pour cette raison, il n’est pas rare que les MtFs tentent de se résigner à rester des hommes, avant de changer de sexe plus tard dans la vie. Les FtMs, eux, ne sont presque jamais contraints au sacrifice d’années, voire de décennies. Ils transitionnent généralement dans la jeunesse et dans de meilleures conditions matérielles et relationnelles. Cependant, les parcours de changement de sexe sont aussi très différents selon les appartenances de classe des personnes. D’abord, les trans’ ont un accès inégal aux dispositifs médicaux et juridiques. Ensuite, leur manière d’investir la féminité, la masculinité ou la non-binarité dépend pour une grande part de leur milieu d’origine, de leur statut social et de leur niveau d’éducation. De ce point de vue, le genre et ses mobilités ne peuvent être pensés qu’en articulation avec la classe, un nœud dans lequel se loge également la sexualité.
Les frontières du genre sont aussi des frontières sexuelles. Avec le changement de sexe, les orientations et les désirs se transforment. Parce que la sexualité contribue à faire le genre[5], elle joue un rôle fondamental dans les parcours trans’, y compris avant la transition. Les FtMs ont presque tous été lesbiennes, tandis que les MtFs ont été soit hétérosexuels, soit homosexuels. L’homosexualité féminine permet aux futurs FtMs de commencer à s’affranchir de leur sexe d’origine, tandis que l’hétérosexualité et l’homosexualité masculine permettent aux futures MtFs de dissimuler leurs aspirations de genre. Mais pour les femmes trans’ comme pour les femmes en général, la contrainte à l’hétérosexualité ne tarde pas à se faire sentir ; elle participe même de la transformation elle-même, tant la féminité se construit à travers le regard des hommes. Le groupe des FtMs, à l’inverse, tend à se gayifier au fil du temps : quand on a été une femme, il semble plus aisé d’incarner une masculinité subordonnée, en particulier lorsque l’on est hautement diplômé. Il n’en demeure pas moins qu’au final, les MtFs sont plus lesbiennes que les FtMs ne sont gays : en matière d’homosexualité, ce sont celles qui en parlent le moins qui en font le plus. Si la sexualité occupe une place centrale dans les parcours de transition, elle est encore rarement évoquée dans les mouvements et les études sur le sujet. C’est entre autres pour cela que les mouvements trans’ font face à moins de résistances que les mobilisations gays et lesbiennes.
Au cours de la dernière décennie, la lutte contre la « théorie du genre » s’est organisée autour du sujet du mariage et de la filiation pour les couples homosexuels, mais pas autour de la démédicalisation du changement d’état civil pour les trans’. Si le mariage « pour tous » déchaîne les passions réactionnaires, c’est parce qu’il met en question ce que la politologue Carole Pateman appelle le « contrat sexuel[6] », à savoir le régime hétérosexuel qui sous-tend le contrat social[7]. Sans susciter un tel débat en 2016, les frontières entre les sexes se sont entrouvertes pour laisser passer les trans’ plus aisément. Les trans’ doivent leur relative tranquillité aux vestiges d’une représentation scientifique (y compris parfois féministe) qui, depuis le siècle dernier, les imagine comme des individus hétéronormés parce qu’ils tiennent à changer de catégorie de sexe. Les résultats présentés dans ce livre auraient pourtant de quoi inquiéter tout autant que le mariage « pour tous », les expériences socialisatrices des trans’ se superposant plus qu’elles ne se succèdent et l’hétérosexualité post-transition n’étant pas garantie. Plus encore, la suppression de l’obligation de stérilisation dans le cadre du changement d’état civil représente un premier pas vers la reconnaissance des MtFs qui deviennent les mères biologiques d’enfants portés par leurs compagnes, ainsi que des FtMs enceints qui deviennent pères par l’accouchement. Ces phénomènes font l’objet de freinages institutionnels ainsi que d’une certaine fascination collective (dont témoigne le cas internationalement connu du FtM étatsunien enceint Thomas Beatie[8]), mais leur répression mobilise peu. Ce silence salvateur autorise à penser la multiplicité du genre à partir des expériences des trans’.
La multiplicité du genre
Dans le monde social comme dans le droit, la frontière entre les sexes se fait plus poreuse. Au cours de la dernière décennie, un mouvement non binaire s’est développé au sein de la population trans’ et au-delà. Par ailleurs, si les débats sur la possibilité d’un sexe neutre ont échoué en France en 2017, d’autres évolutions du droit sont venues mettre en question la bicatégorisation homme/femme. Parmi ces évolutions, on trouve la démédicalisation du changement de sexe, mais aussi la possibilité de changer de prénom sans changer de sexe ou encore l’entrée des discriminations sur la base de l’identité de genre dans le code pénal. Ces mutations sont intimement liées au développement des luttes trans’. En matière de genre, le pouvoir institutionnel de prescription – qu’il soit étatique, familial ou encore médical – cohabite désormais avec d’autres discours en provenance des mobilisations collectives. Les féministes et les LGBT+, notamment, fournissent aux personnes de plus en plus de ressources pour se construire. Elles influencent également bon nombre d’organisations et les institutions, qui en viennent, pour certaines, à promouvoir la parité femme/homme et la diversité sexuelle et de genre.
La multiplication contemporaine des normes de genre permet d’esquisser un espace social qui est résolument pluriel. Les vies des individus ne peuvent être rangées dans deux et seulement deux groupes. Mais comme le montrent les recherches émergentes autour des nouvelles possibilités de catégorisation du sexe[9], un tel constat ne doit pas conduire à remettre en cause le poids du rapport social qui hiérarchise les hommes et les femmes. Il permet simplement d’envisager l’existence de davantage de classes de sexe et de modéliser la complexité des luttes et des distinctions qui se jouent sur le plan du genre. Certains, souvent des MtFs appartenant aux générations plus anciennes, adhèrent au modèle traditionnel de la différence des sexes. Ces personnes se distinguent ainsi des non-binaires, qui portent des conceptions plus alternatives et sont pour beaucoup des jeunes ayant été assignés au sexe féminin à la naissance. Comme tout un chacun, les trans’ sont plus subversifs à vingt ans qu’à cinquante, et ce sont avant tout ceux qui ont longtemps été des femmes qui gagnent à mettre en question le dimorphisme de sexe. Ces phénomènes s’articulent avec des distinctions de classe, les plus instruits étant ceux qui se montrent les moins conformes. Toutefois, ce sont avant tout des personnes vivant au masculin qui cherchent le plus à signifier leur différence : comme la distinction sexuelle, la distinction de genre est davantage investie par les hommes.
L’espace social du genre ne se limite cependant pas à des postures symboliques : les conditions matérielles de vie aussi s’avèrent décisives. Les approches stratégiques du genre en témoignent tout particulièrement. Les plus précaires – souvent des jeunes MtFs – n’ont d’autre choix que de faire mine d’être conformes aux standards de leur sexe, en particulier face aux juges et aux psychiatres qui les évaluent. Ces personnes ne se sentent pas nécessairement appartenir à une catégorie de sexe ou à l’autre, mais doivent malgré tout se plier au modèle bicatégoriel qui est encore porté par bon nombre d’institutions. Car pour pouvoir s’affranchir du genre, il faut en avoir les moyens. Ces moyens permettent une certaine indépendance vis-à-vis d’instances décisionnaires bien souvent excluantes ou discriminantes. Une transition n’est jamais aussi légère que lorsqu’elle s’accompagne d’un emploi stable, de patrimoine ou de soutien parental. Pour celles et ceux qui ne bénéficient pas de tels capitaux, le pouvoir d’agir et de subvertir reste limité, bien qu’une marge de manœuvre soit toujours possible. Les rapports au genre en disent long sur les conditions de vie et sur les catégories d’âge et de classe. Ils en disent certainement aussi beaucoup sur les catégories de race, un objet qui mériterait d’être investigué davantage. En définitive, les passages de la frontière du genre témoignent paradoxalement de l’étanchéité des autres frontières sociales.
Si les transitions ne se font pas sans contraintes, elles permettent de croire à un autre modèle que celui de la différence des sexes. Nombreux sont ceux qui voient dans les revendications non binaires les prémisses d’une révolution du genre. Mais le mode d’énonciation « non binaire » révèle en lui-même la limite de ce point de vue. Car pour résister à un système, il faut déjà en faire partie. En d’autres termes, les non-binaires ne sont jamais complètement affranchis[10]. À l’image d’une révolution sexuelle qui n’a jamais vraiment eu lieu[11], le phénomène parfois qualifié de « révolution du genre » s’apparente à une recomposition des frontières entre les sexes, bien plus qu’à leur anéantissement. Néanmoins, le remaniement de ces frontières est bien réel. Les lignes de démarcation entre les pays semblent inamovibles parce qu’elles sont strictement définies et ardemment défendues, mais elles tiennent à peu de choses. La tendance contemporaine à ériger des murs pour les renforcer révèle justement leur dynamisme. Toutefois, il ne s’agit pas de rêver à un monde dans lequel le genre n’existerait plus ou dans lequel il existerait autant de genres que de personnes. Ce n’est pas parce que des frontières sont mobiles et multidimensionnelles qu’elles disparaissent pour autant. Toujours plus populaire, ce discours néolibéral est indéniablement mortifère, tant il désarme brutalement la critique de la domination masculine. Les frontières du genre restent bien gardées, mais des passages peuvent être négociés.
Notes
[1] En français « Briser la binarité ». Pancarte, manifestation de l’Existrans’, 2019.
[2] Éric Fassin, L’Inversion de la question homosexuelle, Éditions Amsterdam, Paris, 2008 (2005).
[3] Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, PUF, Paris, 2014.
[4] Paul Preciado, Un appartement sur Uranus, Grasset, Paris, 2019.
[5] Isabelle Clair, « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? », art. cité.
[6] Carole Pateman, Le Contrat sexuel, La Découverte, Paris, 2010 (1988).
[7] Dans Le Contrat sexuel, Carole Pateman propose une relecture des théories du contrat social de John Locke et Jean-Jacques Rousseau en les analysant au prisme du genre et de la sexualité.
[8] Laurence Hérault, « Procréer à la manière des femmes, engendrer en tant qu’homme », in Laurence Hérault (dir.), La Parenté transgenre, op. cit., p. 79-90.
[9] Laurel Westbrook et Aliya Saperstein, « New categories are not enough : rethinking the measurment of sex and gender in social surveys », Gender & Society, vol. 29, n° 4, p. 534-560.
[10] Voir notamment Abigail Oakley, « Disturbing hegemonic discourse : nonbinary gender and sexual orientation labeling on Tumblr », Social Media and Society, vol. 2, n° 3, 2016, p. 1-12.
[11] Michel Bozon, « La nouvelle normativité des conduites sexuelles, ou la difficulté de mettre en cohérence les expériences intimes », in Danielle Bastien, Michel Bozon, Jean-Michel Chaumont et Jacques Marquet (dir.), Normes et conduites sexuelles. Approches sociologiques et ouvertures pluridisciplinaires, Bruylant Académia, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 15-34.
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