Pour la panique
Pour ceux qui ont une situation matérielle confortable, sûre et non menacée dans l’immédiat par le changement climatique, comme c’est généralement le cas des universitaires occidentaux, la seule façon de rester alerte quant à l’extrême urgence du problème est de s’informer régulièrement, de façon hebdomadaire ou quotidienne, des nouvelles parvenant des lignes de front de ce monde en réchauffement. En juillet 2016- le mois le plus chaud jamais enregistré sur terre jusqu’alors, les températures autour du golfe Persique ont côtoyé les limites de ce que le corps humain peut supporter. A Bassorah, elles ont atteint 54 ° [1], Zainab Guman, une étudiante de 26 ans, a déclaré à un journaliste du Washington Post qu’elle évitait de sortir de chez elle en journée pendant l’été, car c’était comme « entrer dans un brasier » : « C’est comme si tout votre corps - votre peau, vos yeux, votre nez - se mettait à brûler [2] En novembre 2016, la Bolivie a décrété l’état d’urgence face aux pénuries d’eau dans les villes de La Paz et d’El Alto. Les glaciers ali¬mentant ces deux villes en périodes sèches ont fondu par¬tiellement ou entièrement, laissant les réservoirs vides et forçant l’État à imposer le rationnement en eau et à forer désespérément à la recherche de réserves. Munis de seaux, les habitants ont dû faire la queue des heures durant [3] En juillet et en septembre de la même année, deux glaciers se sont soudainement décrochés au Tibet, laissant les scientifiques interloqués et provoquant des avalanches de glace et de rochers sur une dizaine de kilomètres carrés [4]. Fin 2016, le Guardian a publié une série de reportages sur des villages ensevelis sous le sable au Soudan oriental. Les oscillations entre sécheresse et pluies torrentielles abîment les sols, le niveau de l’eau diminue dans les rivières, des champs autre¬fois fertiles sont transformés en sols arides et craquelés, des forêts en vastes déserts. « Le plus inquiétant, c’est quand la maison est ensevelie [sous le sable] la nuit et qu’on ne peut rien faire d’autre qu’attendre dans le noir jusqu’au matin pour se frayer un chemin vers l’extérieur », explique Hamud El-i\our, 70 ans. [5] Au Bangladesh, c’est la montée du niveau de la mer qui menace des villages : « L’océan nous torture", affirme Pushpo Rani Das, 28 ans, mère de trois enfants qui a dû changer quatre fois de lieu d’habitation pour échapper à la violence des vagues. « On ne peut pas l’arrêter. À chaque marée haute, l’eau s’infiltre dans ma maison, surtout pen¬dant la saison des pluies » [6]
Les productions au sujet de cette guerre restent cruellement insuffisantes. Il n’existe toujours pas de Planet of slums \Le pire des mondes possibles, de Mike Davis] ou de High 1ïde \Marée montante, de Mark Lynas cartographiant l’état d’urgence climatique permanent qui est en train de s’ins¬taller dans les pays du Sud. En revanche, les résultats des scientifiques s’accumulent. Les auteurs d’une étude publiée dans Nature Climate Change en septembre 2016 ont estimé, à l’aide de simulations et de données historiques, la diminution des récoltes de blé que provoquera le réchauffement. L’étude prévoit un déclin moyen de 5,7 % par degré supplémentaire, avec d’importantes variations cependant. Les pays chauds - proches des tropiques et hébergeant la majorité de l’humanité pauvre - subiront de plus lourdes pertes : de 11 à 20% en Haute-Egypte, contre environ 4 % en France. [7]
Des nouvelles fraîches nous sont parvenues de scientifiques basés en Antarctique. Les plateformes de glace soutiennent les inlandsis et les empêchent de glisser dans la mer, mais quand leur surface fond suffisamment pour former des bassins, l’eau peut s’infiltrer profondément dans des cavités à travers les plateformes de glace jusqu’à ce qu’elles rompent ; tandis que ces événements catastrophiques se sont produits plusieurs fois dans la péninsule Antarctique, des processus similaires ont désormais cours dans la partie orientale du continent d’après les observations des scientifiques sur le terrain [8]. La plateforme de glace du glacier de Totten retient un volume de glace équivalent à une augmentation de 3,5 mètres du niveau des océans. L’eau de fonte et un océan réchauffé la rongent de l’intérieur [9]
Et ainsi de suite. Certains à gauche maintiennent que les progressistes ne devraient pas attiser la panique - il faudrait être moins « catastrophiste » et « apocalyptique » - mais si l’on se fie au réalisme climatique et si l’on se tient à jour des observations scientifiques, c’est l’inverse qui est de rigueur. Donna Orange rappelle cet exemple classique de l’embarras psychanalytique de Sigmund Freud lui-même qui refusa de voir venir l’annexion nazie et ne quitta Vienne qu’au der¬nier moment, abandonnant à leur destin tragique plusieurs membres de sa famille. « L’analogie avec l’urgence climatique actuelle est évidente : quand on ne panique pas de façon appropriée, on ne peut pas prendre de mesures radicales en conséquence [10] » Osons ressentir la panique. Puis choisissons entre les deux options principales : s’engager dans l’opposition la plus militante et déterminée à ce système, ou rester assis à regarder le déluge.
Ce n’est pas le moment d’abandonner
Dès lors, que peut-on en corn accomplir dans le combat visant à maximiser nos chances de survie ? Si les digues des 1,5 °C e1 2°C venaient à céder, nous serions encore loin des 8 ° de réchauffement moyen promis si la totalité des réserves prouvées de combustibles fossiles était brûlée. C’est l’écart entre un climat très dangereux et un climat invivable. Il rend scientifiquement indéfendable la position selon laquelle il n’importe plus aujourd’hui que les réserves fossiles soient utilisées ou non, ou l’opinion selon laquelle des émissions nulles demain ne feraient aucune différence. Tels sont les deux objectifs que la résistance devra poursuivre dans les décennies à venir : ni extraction ni émissions [11]. Mais nous ne les atteindrons peut-être pas avant de nombreuses décennies, et alors il faudra certainement ajouter à la décarbonation totale de l’économie-monde le déploiement massif’ de technologies à émissions négatives afin d’éviter le pire. Nous avons manifestement d’ores et déjà passé le cap à partir duquel celles-ci deviennent nécessaires pour stabiliser le climat - c’est-à-dire nous ramener autour de 350 ppm -, ce qui exige de les envisager sérieusement, quand bien même elles ne peuvent que s’ajouter au démantèlement total do l’économie fossile. Le présent ouvrage ne saurait étudier la plausibilité d’un déploiement massif de ces technologies (les données empiriques indiqueront peut-être qu’elle est faible), mais elles figurent parmi les paramètres du combat à venir :
Il faudra user de tous les moyens potentiellement disponibles pour faire de cette planète vulnérable un espace vivable. Ce ne sera pas un dîner de gala. Si certains des pires scénarios se réalisaient, on devra peut-être même en passer par une lutte pour l’abandon programmé de la gestion du rayonnement solaire. Il faudrait sans doute envisager la stabilisation du climat - à l’issue de laquelle les forces autonomes de la nature pourront de nouveau régner sans mettre en péril la civilisation humaine - comme un projet révolutionnaire pour les quelques siècles à venir. Dans ce laps de temps, il faudra lutter sur plusieurs fronts afin de garantir une réelle adaptations, car l’état de réchauffement approfondira et multipliera les fractures sociales, en tout cas à moyen terme [12] Ce n’est pas le moment d’abandonner la radicalité politique. (pages 195-198)
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