Les 12 et 13 mai 1996, en Grèce, douze baleines à bec de Cuvier s’échouent sur les côtes du golfe de Kyparissiakos, après l’utilisation d’un sonar à basse fréquence par un navire expérimental de l’Otan ; en 2000, aux Bahamas, dix-sept cétacés — baleines à bec, petits rorquals, dauphins tachetés — périssent à cause de l’utilisation de sonars à moyenne fréquence par cinq navires militaires ; le 24 septembre 2002, aux Canaries, quatorze baleines à bec font naufrage pendant l’exercice du Neo Tapon... À l’origine de ces hécatombes, un fléau invisible : le bruit sous-marin lié aux activités humaines.
L’examen des corps des animaux laisse peu de doute. « Des bulles de gaz ont été observées dans les organes. Elles seraient à l’origine d’un accident de décompression lié à une remontée à la surface très rapide, signe d’un mouvement de panique », rapporte Olivier Van Canneyt, de l’Observatoire Pelagis. Par contre, il est difficile de distinguer les effets d’un bruit violent sur les oreilles des animaux. En effet, « les cellules de l’oreille interne se dégradent très vite. Pour découvrir des lésions, il faudrait réaliser les prélèvements juste après la mort de l’individu ».
Sans provoquer la mort, le vacarme peut perturber gravement les cétacés. « L’ouïe est le sens premier des mammifères marins, explique Ludivine Martinez, responsable de la cellule Cohabys de l’université de La Rochelle, qui fait l’interface entre chercheurs et industriels. Ils l’utilisent pour se repérer, chasser, communiquer... Par exemple, la solitude des baleines bleues est une illusion : en réalité, elles s’envoient des signaux sur des dizaines voire des centaines de kilomètres ! Si elles ne s’entendent plus à cause du bruit anthropique, cela peut les empêcher de se retrouver pour la reproduction et avoir de graves conséquences sur la survie de l’espèce. »
Les animaux s’arrêtent de manger et restent tétanisés
Ainsi, une étude réalisée en 2010 sur dix-sept baleines bleues et deux baleines à bec de Cuvier révèle que, quand ils entendent des sonars, les animaux s’arrêtent de manger et restent tétanisés, avant de fuir rapidement ou de plonger dans les profondeurs pendant des durées anormalement longues. « D’autres études ont même enregistré des baleines qui modifiaient la fréquence de leur chant pour couvrir le bruit ambiant, complète Mme Martinez. Les mammifères marins ont mis des dizaines de milliers d’années à s’adapter à leur environnement, ils ne peuvent pas gérer l’augmentation très rapide du bruit ces dernières années. »
Ils ne sont pas les seuls concernés. « Depuis cinq-six ans, nous nous apercevons que l’ensemble de la faune marine est affectée. En particulier les invertébrés comme les mollusques et les calamars, dont les organes internes sont endommagés par le bruit », précise Michel André, professeur à l’université polytechnique de Catalogne, directeur du Laboratoire d’applications bioacoustiques et lauréat du Rolex Awards en 2002 pour la conception d’un système anticollision entre cétacés et navires. Le changement climatique pourrait aggraver la situation : « Le réchauffement et l’acidification modifient la salinité et la température, des propriétés de la mer qui ont un effet sur la transmission du son. Ces changements vont avoir un impact sur les modes de communication des animaux. »
Toutes les activités humaines bruyantes peuvent être sources de dérangement pour les animaux marins : les activités militaires, mais aussi le trafic maritime, la construction d’éoliennes marines (particulièrement problématique, l’étape du battage des pieux) et leur fonctionnement, les travaux portuaires et la construction de digues, les activités pétrolières — prospection sismique et forages. Leur impact est d’autant plus grand que ces nuisances sont rarement isolées. « Dans la Manche, on a d’un côté une voie maritime très bruyante, de l’autre des parcs d’éoliennes en mer. Cela crée des effets cumulés du bruit qu’on connaît mal, explique Héloïse Berkowitz, doctorante au Centre de recherche en gestion de l’école Polytechnique, qui réalise une thèse sur la coopération entre entreprises en matière de développement durable et s’intéresse notamment à la gestion du problème du bruit marin par les chercheurs, les institutions et les industriels. L’ampleur de la nuisance dépend aussi de la saison : le bruit en mer Baltique est bien plus problématique pendant la période de reproduction ! »
Petit à petit, les institutions incorporent ces nouvelles données dans leurs décisions. En 2008, l’Union européenne adopte la directive-cadre stratégie pour le milieu marin. « Elle définit onze indicateurs de bon état écologique des océans, et le onzième est un indicateur de bruit, détaille Thomas Folegot, fondateur et président-directeur général du bureau d’étude Quiet-Oceans. Politiquement, c’est assez fort. Cela signifie que les gouvernements des États membres ont l’obligation de connaître les niveaux de bruit dans leurs eaux, doivent se donner des objectifs de réduction et demander aux industriels qui ont des projets en mer de tenir compte du bruit et de ses impacts. » En parallèle, la Commission européenne a lancé deux projets : Sonic, pour la compréhension et la cartographie du bruit en mer, et Aquo (http://www.aquo.eu/), qui a pour objectif de concevoir et de construire des navires plus silencieux.
« La France est l’un des seuls pays développés où il n’existe aucun seuil réglementaire pour les émissions sonores »
Dans le même mouvement, les pays limitrophes de la mer Baltique ont lancé le projet « Baltic Sea Information on the Acoustic Soundscape » (Bias), dont l’objectif est de cartographier le bruit dans ces 346.800 km2 d’eau salée peuplés de marsouins, de dauphins et de rorquals. « Pendant un an, quarante hydrophones ont été déployés à différents endroits et ont permis d’établir des cartes mensuelles du bruit, précise M. Folegot. Cela a permis d’évaluer l’ampleur des nuisances sonores liées au trafic maritime, particulièrement important en mer Baltique. »
Mais tous les pays ne se lancent pas dans la chasse au bruit avec le même enthousiasme. « La France est l’un des seuls pays développés où il n’existe aucun seuil réglementaire pour les émissions sonores, dénonce Ludivine Martinez. Lorsque les travaux ont en plus lieu hors des ZEE [zones économiques exclusives] ou des eaux territoriales, c’est un flou réglementaire ! » Seuls les chantiers qui se déroulent à moins de 12 milles marins (22 km) de la côte, dans les eaux territoriales, font l’objet d’une étude d’impact précise incluant le bruit.
Pourtant, le secteur privé est de plus en plus attentif à la question du bruit sous-marin. Héloïse Berkowitz et Hervé Dumez, professeur à l’école Polytechnique, ont organisé une conférence internationale sur ce sujet le 20 septembre, rassemblant chercheurs, politiques et entreprises. Ils y ont présenté un position paper destiné aux décideurs publics et privés, où ils réalisent « un état des savoirs sur l’impact du bruit sur la faune sous-marine, présentent les dernières techniques de mesure du bruit dans les océans, inventorient les solutions d’atténuation déjà existantes et s’intéressent aux manières de les mettre en place le plus rapidement et le mieux possible », expliquent-ils. Objectif : fournir des outils aux industriels pour qu’ils puissent s’emparer du problème (Voir un article du CNRS sur cette démarche https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-mers-ont-des-oreilles).
Les militaires, premiers responsables des échouages massifs
Thomas Folegot, lui, a monté le bureau d’étude Quiet-Oceans, spécialisé dans le bruit sous-marin. Il a travaillé pour de nombreux projets d’éoliennes en mer, mais aussi des projets hydroliens, d’énergie thermique des océans et d’extensions de ports à Brest et à Calais. « D’abord, nous mesurons le niveau de bruit avant les travaux, explique-t-il. Ensuite, nous réalisons une étude prédictive : nous essayons de prévoir quel bruit le projet apportera en plus du bruit déjà existant, pour chaque étape du projet : construction, fonctionnement, démantèlement. » Ensuite, l’ingénieur en bioacoustique évalue quel sera l’impact de cette « empreinte sonore » sur les espèces présentes dans la zone, de la simple gêne aux lésions réversibles, voire irréversibles.
Si le bruit prévu dépasse les niveaux acceptables, M. Folegot propose une série de mesures destinées à en réduire l’impact : « Effaroucheurs ; augmentation progressive de la force dans le battage des pieux, pour “prévenir” l’animal que le bruit sera puissant et lui laisser le temps de s’en aller ; mise en place de murs de bulles qui atténuent le bruit. » Le bureau d’étude a même mis au point, en collaboration avec l’équipe de Michel André, le SmartPam, un instrument de mesure connecté fonctionnant à l’énergie solaire qui détecte en temps réel la présence d’un animal dans la zone de danger. « Cela permet de retarder ou d’interrompre les travaux le temps que l’animal s’en aille », explique l’ingénieur. Concernant la navigation, « on peut isoler la coque tout autour de la salle des machines pour éviter la propagation du bruit », complète Michel André.
Reste le plus compliqué : convaincre les industriels dont la principale activité est justement de diffuser du bruit sous l’eau, pour obtenir des informations par exemple. « On ne peut pas demander aux militaires de renoncer à leurs sonars et aux pétroliers d’arrêter de chercher du pétrole, estime M. André. Il faut donc trouver des solutions de mitigation et des technologies alternatives. » Ainsi, l’association internationale Oil and Gas Producers a lancé, en 2016, une initiative destinée à trouver des solutions. « Il y a quelques jours, cette association a lancé un appel d’offres pour l’utilisation de vibreurs dans la prospection, plutôt que de canons à air comprimé, qui ont un impact désastreux sur les animaux, rapporte le bioacousticien. Bien sûr, il reste une inconnue sur l’effet de ces vibrations sur les invertébrés marins. Mais la démarche témoigne d’une prise de conscience. »
Le plus grand défi reste de convaincre les militaires, premiers responsables des échouages massifs, de changer leurs méthodes de détection. « Cet été, la 9e cour d’appel des États-Unis a interdit à la Navy l’utilisation de radars à basse fréquence dans l’océan Atlantique », signale Héloïse Berkowitz. En France, « les militaires s’ouvrent de plus en plus à ce problème, observe Olivier Van Canneyt. Quand on a un doute face à un échouage, on envoie nos informations à la Direction générale de l’armement, qui nous dit rapidement si des exercices ont été réalisés dans le secteur. » En attendant de prendre de réelles mesures pour limiter l’utilisation des sonars les plus dangereux ?