Tiré de Reporterre.
Il s’est passé quelque chose samedi 21 septembre à Paris, même s’il est encore difficile d’en évaluer la portée. Appel de certaines organisations climat à converger avec les Gilets jaunes place de la Madeleine malgré l’interdiction de la Préfecture de police ; manifestants pour le climat, Gilets jaunes et black bloc marchant en un unique cortège, sous les grenades de gaz lacrymogène ; blocage d’un pont à l’issue de la marche… La journée a donné lieu à nombre de situations inédites, rendues douloureuses par les tensions et incompréhensions réciproques et la répression des forces de l’ordre.
À 9 h, place de la Madeleine dans le 8e arrondissement de Paris, des Gilets jaunes et des militants climat ont tenté de se regrouper près de l’église, malgré un important dispositif policier. Mercredi 18 septembre, Attac et l’Union syndicale Solidaires avaient déposé une demande d’autorisation pour un rassemblement de convergence en ce lieu à la préfecture de police. « L’expression “fin du monde, fin du mois, même combat” est au cœur de notre logiciel d’analyse. Il n’y aura pas de solution à la crise climatique sans prise en compte de la justice sociale, et pas de solution de la crise sociale sans prise en compte de la crise planétaire. Nous voulions donc créer un point de rencontre, sinon les Gilets jaunes allaient rester à l’est et le mouvement climat et les syndicats à l’ouest », explique Maxime Combes, d’Attac. Las, la demande d’autorisation avait été rejetée par la préfecture de police. Les organisations avaient immédiatement déposé une requête en référé liberté contre cette interdiction de manifester et avaient malgré tout appelé à maintenir le rassemblement.
Message reçu pour Raphaëlle, de Youth for Climate. Habituée des marches et des actions pour le climat, la lycéenne de 16 ans n’avait jamais participé à une manifestation de Gilets jaunes. « Pour moi, climat et social sont indissociables car ce sont les pauvres qui meurent les premiers à cause du changement climatique. D’ailleurs, des Gilets jaunes ont déjà demandé à participer à certaines de nos actions, explique-t-elle en observant d’un œil inquiet les policiers à moto rouler en trombe autour de l’église. C’est assez effrayant de voir que les voltigeurs sont de retour, alors qu’ils sont responsables de la mort de Malik Oussekine. »
Peu à peu, l’embryon de cortège est disloqué. Des petits groupes s’éparpillent dans Paris, poursuivis par les forces de l’ordre. Zied, Gilet jaune venu de Lille pour l’acte 45, se retrouve au milieu de l’un d’eux, en errance près de l’opéra Garnier : « Au départ, je suis plutôt Gilet jaune, mais l’écologie fait partie de mes préoccupations. Je trouve la convergence primordiale, car on se bat aussi bien contre le système financier que pour la planète, qui est en train de mourir. Mais la convergence reste compliquée, car on nous interdit de nous réunir. »
Pour Lucie et Raphaël, les raisons du hiatus sont plus profondes. « On vient du militantisme écolo mais on en a marre de voir les ONG objecter qu’il faut être non violent. Le mouvement climat est composé de bourgeois blancs qui ne comprennent pas que quand on est issu d’un autre milieu social que le leur, on subit une violence politique différente. On ne peut pas se permettre d’être non violent parce que même si on l’était, on subirait exactement les mêmes violences policières », lâche Lucie. Selon Raphaël, « les marches climat remettent le système en cause en paroles mais pas par les actes, puisqu’elles se confortent aux conditions imposées par les autorités ». « Alors qu’ici, avec les Gilets jaunes, il existe une spontanéité qui ne peut pas être contrôlée et qui est plus stimulante », complète Lucie.
« La possibilité d’une jonction entre les gens sensibles à l’écologie et ceux sensibles au social fait peur au gouvernement. Mais s’il y a jonction, sur quelle base se fera-t-elle ? Homéopathique ou radicale ? » s’interroge Serge, Gilet jaune du Val-de-Marne, qui craint que le pouvoir n’attise les divisions en galvanisant un mouvement climat qui ne lui pose pas de problème, en laissant les jeunes faire grève le vendredi, tout en muselant et en écrasant ceux qui portent des questions sociales. Le tout, en jouant sur les différences de caractéristiques sociales des gens. »
Aline, qui se présente comme issue d’un « milieu de gauche, militant classique » et qui a participé à toutes les manifestations des Gilets jaunes depuis décembre ainsi qu’aux dernières marches climat, observe elle aussi un « biais de classe ». « Ce n’est pas le même milieu. Or, plus on est à l’aise et plus on a de choses à perdre, plus on est réticent à soutenir les revendications des Gilets jaunes, analyse-t-elle. Quant à la question de la non violence, même si elle ne les empêche pas d’agir, elle traverse aussi les Gilets jaunes. Contrairement à ce que pensent certaines personnes qui en font un questionnement théorique et fantasment les Gilets jaunes comme une classe populaire dangereuse. » Elle garde quand même espoir : « Les organisations climatiques commencent à s’apercevoir que dialoguer avec le pouvoir est inefficace et n’empêche pas la répression, ce qui les amène à se repositionner. »
Dispersés toute la matinée, Gilets jaunes et manifestants climat finissent par se retrouver — sans toutefois se mélanger — vers 12 h 30 devant l’entrée du jardin du Luxembourg, dans le 6e arrondissement.
Côté mouvement climat, une scène a été installée, où se succèdent les prises de parole. « On est las de l’addiction aux énergies fossiles, on est fatigué d’entendre Emmanuel Macron nous dire qu’il ne signera pas d’accord commercial international qui soit néfaste pour le climat avant que, fin juillet, le Parlement adopte le Ceta, dit Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France. À la veille du sommet des Nations unies, on ne veut plus de ces doubles discours. Il est important qu’aujourd’hui ne soit pas une énième manifestation mais le point de départ d’une nouvelle phase de mobilisation, plus résolue, plus déterminée, pour qu’on finisse par l’emporter. »
Boulevard Saint-Michel, la foule commence à s’impatienter. « Tous les Gilets jaunes qui n’ont pas eu l’autorisation de manifester ce matin sont les bienvenus. On n’oppose pas justice sociale et justice climatique, c’est le même combat, lance un militant d’ANV-COP 21 au micro avant de donner le signal de départ de la marche. Par contre, on vous demande de respecter le consensus d’action non violente, pour permettre à l’ensemble des milliers participants de pouvoir être là en famille, avec leurs enfants et les personnes âgées. »
Après le départ des manifestants — plus de 15.000 selon l’agence indépendante Occurrence, 50.000 selon les organisateurs —, un cortège de tête se forme rapidement, composé de Gilets jaunes et d’autonomes. Juste derrière, les têtes d’ONG brandissent une banderole et un portrait d’Emmanuel Macron baladé à l’envers et entraînent les manifestants climat. On marche ensemble en se jaugeant un peu : aux « Siamo tutti antifascisti ! » (Nous sommes tous antifascistes) et aux « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous on est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur » des premiers répondent les « On est plus chauds, plus chauds, plus chauds que le climat » des seconds. Dans le mouvement climat, l’agacement pointe quand le cortège de tête se met à scander « Tout le monde déteste la police » et « La non violence protège l’État ». « Ici, les différentes personnes ne sont pas d’accord sur les règles du jeu, résume un Gilet jaune venu de la Somme. Et certaines sont OK pour suivre les règles du jeu imposées par le gouvernement. »
Deux cents mètres après le départ, le black bloc passe à l’action et une violente charge des CRS force le cortège à reculer jusqu’à son point de départ, place Edmond-Rostand, dans un épais nuage de gaz lacrymogène. Impossible de s’échapper par les rues latérales, bloquées par les CRS qui forment une gigantesque nasse. Paniqués, des manifestants se réfugient dans la station de RER pour reprendre leur souffle. « C’est ma première marche climat. Je ne m’attendais pas à ça, je pensais qu’on aurait aurait au moins la possibilité de fuir », murmure Carmen, assise sur un siège en plastique du quai, les yeux rougis par le gaz et l’air hagard. Sur la place, Olivier tente de consoler son fils de six ans qui sanglote de peur contre ses jambes. « Je n’ai jamais vu ça. Il n’y avait aucune issue », souffle-t-il pendant qu’un manifestant lui indique par de grands gestes le hall d’un immeuble où sont réfugiés plusieurs jeunes enfants et leurs parents. Dans la foule, l’info, piochée sur Twitter, commence à circuler : Greenpeace appelle les manifestants à quitter la marche s’ils le peuvent au motif que « les conditions d’une marche non violente ne sont pas réunies ». Et dénonce « l’envoi de lacrymogènes sur des manifestants non violents et des familles ».
« Ça fait trente ans que je fais de l’écologie et c’est une catastrophe, s’insurge Vincent. La marche devait être non violente. Je ne voudrais pas faire d’amalgame mais ceux en noir n’ont pas respecté ça. Je suis d’accord pour qu’il existe différents modes d’action mais pas pour qu’ils se mélangent. Là, ça brouille le message et ça gâche l’énergie positive des gens venus manifester pacifiquement. » À côté de lui, Didier, Gilet jaune, se hérisse : « La violence, c’est la passivité face à la violence du gouvernement, qui permet la perpétuation de cette violence. » « C’est vrai que les attitudes passives ne donnent aucun résultat, se calme Vincent. Ce sont de vraies questions, qui heurtent mes valeurs. À quoi ça sert de manifester si ça ne sert à rien ? La dernière victoire que les écolos ont obtenue, c’est l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, parce que des gens déterminés ont défendu leur lieu de vie. Tout ça, c’est du rapport de force. Mais je continue à penser que casser du bien public est contre-productif. »
Cahin-caha, vers 15 h 45, un cortège légèrement amaigri se remet en marche vers sa destination, le parc de Bercy. Plusieurs arrêts forcés — incendie d’une poubelle, d’un scooter, charges des CRS et nuages de lacrymos… — émaillent le parcours. « Je ne pensais pas que ce serait aussi violent, regrette Lily. Je suis déçue de voir comment ça tourne. Certains s’énervent contre les CRS, alors que nous on veut seulement marcher pacifiquement. »
Boulevard de Port-Royal, nouveaux jets de gaz lacrymogène sur une foule de Gilets jaunes et de manifestants écolos, mélangés par l’effet « shaker » des retraites précipitées successives. « C’est bien, vous êtes toujours là, les écolos », lance un jeune homme en capuche noire à un militant d’ANV-COP 21 agrippé à son talkie. « Bien sûr qu’on est encore là ! On n’attend qu’une chose, que ça se calme pour poursuivre notre marche pacifique. » Plus loin, un jeune Gilet jaune commente : « Ils se radicalisent, les écolos ! » Aux « On est plus chauds, plus chauds, plus chauds que le climat » lancés pour se donner du courage, se mêlent quelques « On est plus chauds, plus chauds, plus chauds que les lacrymos ! »
« J’ai vu des gamins se faire gazer, raconte un Franck, Gilet jaune, l’air consterné. « J’ai deux petites filles très sensibilisées à l’écologie qui voudraient m’accompagner en manif, mais je ne veux plus les emmener. Je participe pas au black bloc, mais depuis quelques temps je me sens obligé de venir avec un masque et un carré de tissu, même si j’aimerais mieux ne pas avoir à le faire. Depuis la loi travail El Khomri, on ne peut plus manifester normalement. » À 17 h, 152 personnes avaient été interpellées et au moins 86 placées en garde à vue.
Finalement, le cortège arrive à destination, parc de Bercy. Un peu avant 18 h, des activistes des différentes organisations climatiques s’asseyent en ligne pour bloquer le pont de Tolbiac et déroulent trois banderoles — « Macron, polluter of the Earth », « Pollueurs, irresponsables, il est temps de payer », « Climat, social, mêmes responsables, même combat » — face à une douzaine de camions de CRS et une double rangée de forces de l’ordre positionnées rue Neuve-Tolbiac.
L’action, qui se déroule sans être empêchée par les CRS, n’arrive pas à dissiper l’amertume de Maxime Combes : « Au prétexte de quelques dégradations de très faible ampleur et alors que personne n’était en danger, les forces de l’ordre ont attaqué la tête de cortège dans une intervention très violente, avec grenades de désencerclement et lacrymogènes. Ils ont bloqué les rues, ne laissant aucune échappatoire. » Pour lui, le gâchis est réel : « Faire jonction ne veut pas dire être d’accord sur tout, mais être ensemble pour réclamer un changement de modèle et de politique économique et climatique. Mais quand on voit que la préfecture a interdit le rassemblement de convergence de ce matin et que les CRS ont balancé des grenades de désencerclement au moindre incident, on peut légitimement se demander si la préfecture et le gouvernement n’avaient pas un intérêt politique manifeste à ce que la jonction ne soit pas visible cet après-midi dans la rue et dans les médias. »
Alma Dufour, des Amis de la Terre, motive et réconforte les troupes — 2.000 personnes selon les organisations : « On est là, tout près de Bercy, le ministère où se prennent des décisions politiques climaticides. 11 milliards de subventions accordées aux énergies fossiles, alors que Total paye beaucoup moins de taxe carbone que le citoyen à la pompe à essence et qu’il a réalisé les plus gros bénéfices du CAC40 l’année dernière. C’est la politique d’Emmanuel Macron. » Elle accuse elle aussi le gouvernement d’avoir orchestré les débordements de la journée : « Ce matin, nous avons été empêchés de nous rassembler pour la convergence à Madeleine ; on s’est fait courser par des CRS à moto, on s’est fait percuter... ils nous menaient une guerre. Ils n’ont pas hésité à gazer des enfants sur le boulevard Saint-Michel. Quoi qu’il se passe en manif, l’État n’a pas le droit de gazer des enfants ! » s’écrie-t-elle, déclenchant des huées contre la répression. « On est unis face à cette répression. Il ne faut pas que ce qui arrive aujourd’hui nous fasse peur. Les Gilets jaunes sont connus dans le monde entier parce qu’ils portent un message universel de démocratie et de justice. Le mouvement climat il est en train de se réveiller. Il faut qu’on s’organise, qu’on fasse des blocages ; qu’on soit là où l’État ne nous attend pas, qu’on le harcèle, qu’on bloque l’économie. On est capable de le faire ensemble. »
De nombreuses marches en et dans le monde
À la veille de l’assemblée générale des Nations unies, les organisateurs de la marche pour le climat annoncent 50.000 personnes à Paris (selon le cabinet d’études Occurrence, ils étaient 15.200), 15.000 à Lyon (5000 selon la préfecture), 10.000 à Grenoble et 5000 à Strasbourg. Des manifestations étaient également organisées à Lille, Bordeaux, Metz, Rouen, Nancy, Marseille, Tours, Angers, Bayonne et Caen où environ 10.000 personnes au total se sont réunies.
« La grève pour le climat de vendredi a rassemblé 4 millions de personnes dans 160 pays, rappelle Maxime Combes. On assiste à un élargissement et à une massification du mouvement climat. »
Un message, un commentaire ?