Tiré du blogue de l’auteure.
Dans le maelstrom planétaire causé par le Covid-19, la chose est passée inaperçue. Pour les historiens de la Shoah, c’est pourtant une nouveauté de taille : depuis début mars, les « archives secrètes » du Vatican concernant le pontificat de Pie XII, que les plus critiques appellent « le pape de Hitler », leur sont ouvertes sans restriction. Elles ont certes dû être provisoirement refermées à cause de la crise sanitaire, mais les spécialistes vont enfin pouvoir juger sur pièces et répondre à des questions qui font débat depuis huit décennies : que savait le chef de l’Eglise catholique de l’extermination menée par les nazis ? Et surtout à partir de quand ?
"La liquidation du ghetto de Varsovie est en cours. Sans distinction, sans considération ni d’âge ni de sexe, tous les Juifs sont conduits hors du ghetto et fusillés. Leurs cadavres sont utilisés pour produire de la graisse, leurs os pour fabriquer des engrais. Les exécutions de masse n’ont toutefois pas lieu à Varsovie même, mais dans des camps spécialement préparés pour cela, dont l’un se trouve à Belzec. Durant le mois qui vient de s’écouler 50.000 Juifs ont été assassinés sur place à Lemberg (l’actuelle Lviv, en Ukraine). Selon un autre rapport 100.000 ont été massacrés à Varsovie. Dans tout l’est de la Pologne, y compris dans les territoires occupés par les Russes, plus aucun Juif n’est encore en vie". Ces informations terribles, transmises fin août 1942 au gouvernement des Etats-Unis par le bureau de l’Agence juive pour la Palestine de Genève, Washington en a demandé confirmation au plus haut niveau de l’Eglise catholique : au pape Pie XII.
Le 27 septembre 1942, l’ambassadeur américain auprès du Saint-Siège, Myron Charles Taylor, s’est rendu au Vatican et y a remis un mémorandum dans lequel les faits collectés à Genève étaient détaillés. Le document précisait que les Juifs d’Allemagne, de Belgique, de Hollande, de France et de Slovaquie étaient déportés vers l’est pour y être "abattus" comme des animaux ("butchered" était le terme utilisé). Et ajoutait que, comble de cette "tragédie", les Allemands avaient réussi à monter les Polonais catholiques contre leurs compatriotes juifs. On a désormais la preuve que Pie XII a eu ce rapport le jour même sous les yeux. Au cas où des agissements aussi barbares seraient confirmés par des sources ecclésiastiques, Washington voulait aussi savoir si le pape avait une idée de la façon dont "les forces civilisées dans le monde" pouvaient s’y opposer.
De fait, le Vatican ne s’est pas associé à la protestation solennelle émise à ce sujet, le 17 décembre 1942, par la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et les Etats-Unis. Tout juste le pape a-t-il déploré, quelques jours plus tard dans son allocution de Noël, que des centaines de milliers de personnes soient livrées à la mort "à cause de leur origine". Mais le mot "Juif" n’a pas franchi ses lèvres. Et l’attitude de Pie XII - pour ses défenseurs, qui souhaitent le voir canoniser, de la simple prudence, pour ses détracteurs une scandaleuse complicité - est controversée au moins depuis la pièce Le Vicaire de l’Allemand Rolf Hochhuth : en 1963 elle avait suscité une vive polémique, faisant du "pape de Hitler" un bouc-émissaire commode pour une opinion allemande qui entamait à peine son examen de conscience.
Accusé à l’époque d’avoir écrit à l’instigation du KGB, Hochhuth avait sans doute reçu à Rome les confidences de sources haut placées qui trouvaient que l’Eglise aurait dû s’exposer bien davantage pendant le conflit mondial, présume l’historien allemand Hubert Wolf, professeur d’histoire ecclésiastique à l’Université de Münster et prêtre. Début mars, avec une demi-douzaine de collaborateurs, il a pu commencer à explorer l’immense fonds - plus de 200 caisses de documents des anciennes "archives secrètes du Vatican", sans compter celles qui émanent des congrégations. C’est infiniment plus vaste et touffu que les "Actes et documents du Saint Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale" mis à la disposition, il y a vingt ans, d’une commission d’historiens sur les instructions de Jean-Paul II : ces "morceaux choisis" avaient éveillé la méfiance parmi les spécialistes de la Shoah, lesquels réclamaient un accès total. L’ouverture tant attendue n’aura duré que huit jours, début mars 2020, pour cause cette fois de coronavirus. Le travail va de toute façon occuper pendant des années les chercheurs.
Mais cette semaine dans l’hebdomadaire Die Zeit de Hambourg, Wolf donne un aperçu du gigantesque "puzzle" qu’il faut assembler, et des premières découvertes permettant de comprendre les silences du pape, pour le moins pusillanime comparé à son prédécesseur, le bouillant Pie XI. Celui-ci avait déclaré en 1937 à des visiteurs belges : "Au plan spirituel, nous sommes tous des sémites" et publié une encyclique en allemand condamnant la "religion" du national-socialisme - sans dire un mot toutefois des lois raciales déjà effectives dans le Reich (*). Eugenio Pacelli (le nom civil de son successeur Pie XII, pape de 1939 à 1958) avait vécu à Munich la Révolution des Conseils de 1919(**), et aux yeux du Vatican le danger communiste paraissait beaucoup plus menaçant qu’un Hitler, en qui les hommes d’église voyaient au départ une version germanique de Mussolini.
Notons que la déclaration enthousiaste de la conférence épiscopale autrichienne, qui avait salué l’Anschluss en mars 1938 (le cardinal Innitzer avait même ajouté de sa main "Heil Hitler !") ne fut guère appréciée au Vatican : Innitzer y fut convoqué pour s’expliquer. Mais après l’effondrement du régime nazi, qui dans l’ensemble avait trouvé plus de soutien parmi les protestants qu’auprès des catholiques, des prélats comme l’évêque autrichien Alois Hudal, un nazi convaincu, se sont distingués en aidant nombre de dignitaires hitlériens à se réfugier en Amérique du Sud via la "route des couvents".
L’ignominie d’un Hudal a fait oublier des actes de résistance plus modestes mais bien réels, comme le mouvement antinazi créé par une catholique viennoise, Irene Harand, auteure en 1935 de « Sein Kampf. Réponse à Hitler », un livre où elle dénonçait le « poison du nationalisme, inoculé à la jeunesse pour déchaîner sa haine contre des groupes humains. Sans un tel nationalisme il n’y aurait pas de guerre ». En 2019, le cinéaste américain Terrence Malick a consacré un film, A Hidden Life (Une vie cachée), à l’héroïsme du paysan autrichien Franz Jägerstätter : seul de son village à voter « non » à l’Anschluss, ce catholique profondément croyant a refusé d’être incorporé dans la Wehrmacht et fut fusillé par les nazis. En 1938 il avait vu en rêve un train dans lequel montaient toujours plus de gens, et entendu une voix : « Ce train conduit en enfer » - pour lui un avertissement contre le nazisme.
Mais quelques « justes » ne pouvaient pas grand-chose contre l’antisémitisme qui imprégnait l’Eglise catholique, de la base au sommet de la hiérarchie. Il a fallu attendre le Concile Vatican II (1962-1965) pour que soient supprimées des prières les phrases désignant les Juifs comme les assassins du Christ. La thèse centrale de l’un des premiers historiens de la Shoah, l’Américain d’origine viennoise Raul Hilberg, est que le nazisme a étayé son arsenal législatif sur les mesures antisémites édictées pendant des siècles dans les territoires catholiques et protestants (les diatribes de Luther contre les Juifs sont célèbres) : de la discrimination à l’annihilation, il y avait un pas que les nazis ont pu franchir parce que leur hostilité contre ce corps "étranger" à celui du peuple allemand avait été légitimée de longue date par les autorités chrétiennes.
Ainsi un proche collaborateur du secrétaire d’état - le premier ministre du Vatican et chef de sa diplomatie -, un certain Angelo Dell’Acqua, traite-t-il à la légère les informations alarmantes qui parviennent sur le sort des communautés juives d’Europe centrale "car les Juifs ont aussi tendance à exagérer" . Même la lettre envoyée par l’archevêque de Lemberg, Andreï Szeptyzkyi, qui rapporte que 130.000 Juifs ont été massacrés à Kiev, femmes et enfants compris, ne trouve pas grâce à ses yeux : "Il ne faut pas davantage s’appuyer sur les informations fournies par le métropolite catholique ruthène de Lemberg, écrit-il, parce que les Orientaux non plus ne sont pas un exemple de rectitude" !
Mais ce qui a le plus secoué Wolf et ses collaborateurs fut de trouver, dans ce monceau d’archives, des lettres suppliant le Vatican d’intervenir. Par exemple ce message anonyme envoyé début 1944 depuis Tulcin, en Transnitrie, un territoire limitrophe de l’URSS conquis par les Roumains, qui ont ensuite laissé les Allemands y faire ce qu’ils voulaient des Juifs déportés d’Odessa, de Bessarabie et de Bucovine. "Nous savons exactement la façon dont nous mourrons, y est-il écrit. Parqués au milieu de barbelés, des fosses creusées par nos propres mains, les enfants jetés dedans encore vivants, les adultes contraints de se mettre entièrement nus à coups de fouet et d’y tomber, quelques coups de feu qui claquent. Peu importe qu’on soit touché ou non : on est de toute façon étouffé sous le poids des autres corps. Impossible de s’échapper. En silence nous nous laissons tuer comme des animaux à l’abattoir. La terre remue assez longtemps, jusqu’à ce que tout le monde soit asphyxié. Alors c’est vraiment fini. Du plus profond de notre peur ce cri retentit jusqu’à vous : ne vous rendez pas complices de notre mort".
On ignore encore s’il a eu le moindre écho.
La volonté de « transparence » qu’affiche désormais le Vatican sur une période aussi sombre est en tout cas à replacer dans le contexte des changements initiés depuis 2013 par le pape François. Celui-ci a nettement déplacé le curseur des questions de morale sexuelle vers l’accueil des migrants, la justice sociale et la protection de la planète. Dans sa seconde encyclique, Laudato Si’, consacrée à la « sauvegarde de la maison commune » et publiée en 2015, il se posait en chef spirituel des mouvements écologistes. Lors de son allocution pascale, en pleine crise du Coronavirus, il a plaidé pour un revenu universel ! En 2020 comme en 1942, l’Eglise est une force d’influence que les autres acteurs politiques ne sauraient négliger.
Notes
(*) Cette encyclique, Mit brennender Sorge (Avec une brûlante préoccupation), a été publiée en allemand seulement, imprimée en secret dans le Reich et lue en chaire en mars 1937. Le pape y désavouait la tentative du régime nazi de substituer au christianisme une sorte de panthéisme païen, et à la figure du Christ celle du "Führer", Adolf Hitler. Il défendait les prérogatives de l’Eglise contenues dans le concordat signé en 1933 (par des procès de religieux pour homosexualité ou abus sexuels les nazis avaient en effet voulu montrer que l’Eglise était moralement décadente et incapable d’éduquer la jeunesse). Mais il ne disait pas un mot des lois raciales dites de Nuremberg adoptées en 1935. Et n’interdisait pas toute collaboration avec le régime nazi, à la différence de ce que le Vatican avait fait à l’égard du communisme.
(**) J’avais d’abord écrit par erreur "1917". L’éphémère République des Conseils de Bavière, en mai 1919, fut bien sûr inspirée par la Révolution d’octobre 1917 en Russie. Il y eut à la même période quelques expériences communistes similaires, dans plusieurs villes d’Allemagne, en Autriche et en Hongrie.
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