Édition du 17 décembre 2024

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Samir Amin (1931-2018)

J’ai rencontré Samir la première fois en 1982 à Dakar, dans l’Institut de recherche économique qu’il venait de créer. J’étais évidemment impressionné de voir celui que je lisais déjà depuis plusieurs années, dont son inoubliable Accumulation à l’échelle mondiale, paru en 1970. Ce livre était un point de départ pour toute une génération qui voulait repenser l’anticapitalisme et l’anti-impérialisme. Il s’identifiait à une sorte de nouvelle gauche internationale, proche de l’expérience chinoise, critique de l’Union soviétique et des Partis communistes, qu’il considérait compromisés avec le dispositif néocolonial.

Né au Caire en 1931, Samir venait d’une famille de l’élite politisée qui naviguait entre la volonté d’en découdre avec le colonialisme britannique et des objectifs plus audacieux de révolution socialiste. Étudiant en France à l’époque effervescence de l’après-guerre, il avait participé aux travaux du Parti communiste français et aux tentatives plutôt maladroites de constituer un centre communiste égyptien. Il était déjà dans la polémique, car il critiquait la position dominante au sein des communistes égyptiens qui proposaient, comme le proposait l’URSS, de laisser tomber le projet socialiste pour aller vers le développement « non-capitaliste » et le « non-alignement ».

Après ses études en économie, Samir est devenu conseiller du nouveau président malien, Modibo Keita, un tiers-mondiste avant la lettre. Il rêvait de transplanter vers l’Afrique les thèses maoïstes sur la centralité de la question paysanne, mais la France veillait au grain et renversa Keita, ce qui mit fin à l’aventure malienne de Samir.

Samir de retour à Paris pour terminer sa thèse, s’est remis à la recherche et s’installa à Dakar. Son travail continuait sur l’impérialisme, notamment son Échange inégal (1973) et plusieurs contributions de haut niveau renouvelant de bien des manières la tradition du matérialisme historique. Plus tard dans les années 1980, il devint fonctionnaire de l’ONU en tant que directeur de l’Institut Africain de Développement Économique et de Planification des Nations unies. Parallèlement, il essayait de regrouper les intellectuels-militants africains à travers le Forum du tiers-monde.

Au début des années 1990, j’ai eu une deuxième chance avec Samir, en l’invitant à une série de conférences au Québec et au Canada, également en Angola et en Afrique du Sud. Dans ces deux pays, une sorte de transition était entamée, on était au début de la fin de l’apartheid. Samir était plutôt critique. Il considérait que les mouvements de libération avaient plutôt tendance à négocier les termes de cette transition avec les puissances impérialistes, notamment les États-Unis. Il persistait en mettant de l’avant la nécessité de la déconnexion. Cette intervention souligna l’importance pour les mouvements populaires, au Nord comme au Sud, de redéfinir le projet de la transformation au-delà du remplacement des structures coloniales par des systèmes politiques en principe « démocratiques ».

Cette collaboration déboucha à la fin de la décennie sur une série de rencontres réunissant plusieurs centaines de personnes au Caire, en Belgique, en France, où Samir, avec l’appui de Gustave Massiah et de François Houtart, tenta de constituer un réseau, le Forum mondial des alternatives. L’air du temps était en train de changer, avec des luttes et des grandes mobilisations populaires qui éclataient un peu partout. En 2001, tout cela culmina avec le Forum social mondial.

Samir bien sûr était enchanté de ce processus, mais il trouvait que l’orientation n’était pas assez clairement énoncée. Il n’aimait pas cette idée de mouvements, d’horizontalisme, de participation populaire, de pluralisme. Il voyait d’un mauvais œil les tentatives, surtout latino-américaines, de constituer de grandes alliances et il pensait que la posture anti-impérialiste (anti États-Unis) n’était pas assez affirmée.

Nous étions alors plusieurs qui considéraient Samir un peu comme un « maître » à être désarçonnés. Samir reprit l’idée mal ficelé d’Hugo Chavez qui voulait remettre en place une « Internationale », à partir des schémas précédents, un véritable « centre » où se définirait UNE stratégie et où les entités membres accepteraient de fonctionner dans un cadre. Certes, nous étions bien conscients des insuffisances du processus du FSM, mais de là à reconstituer le Komintern… !

Evidemment, en étant impliqués à des degrés divers dans la « vague rose » en Amérique latine, plusieurs camarades constataient les dérives du néo-développementisme latino, de son incapacité d’enclencher des réformes radicales et les tendances des gouvernements progressistes de compromiser avec l’impérialisme. Mais la solution ne nous semblait pas aller dans le sens de ce qui est suggéré par Samir.

Durant les dernières années, nos parcours se sont croisés, y compris, ce qui est un peu paradoxal, dans le cadre du Forum social. Lors du Forum de Tunis en 2013, nous avions tous ensemble connu un moment d’euphorie. Toujours aussi critique, Samir était d’accord pour accorder au processus tunisien la « chance au coureur ». Il considérait cependant que tout compromis avec les Islamistes était un piège mortel, notamment dans son pays d’origine où les Frères musulmans égyptiens étaient en montée. Plus tard, cette vision l’amena sur des terrains glissants, notamment pour appuyer l’intervention militaire française au Mali en 2013, qu’il considérait nécessaire pour faire obstacle à l’islamisme radical.

Naviguant entre Paris, Dakar et le Caire, Samir est entré dans son dernier tournant en tirant de tous les côtés, comme il l’avait toujours fait dans sa vie. Il continuait d’appeler à la formation d’une nouvelle Internationale, en concluant que le Sud ne pouvait plus compter sur un Nord affaissé et soumis à l’impérialisme américain. Toujours provocateur, il promouvait une sorte d’alliance tactique avec la Russie de Poutine, qu’il voyait comme un dernier rempart anti-américain en Europe. Pour lui, le capitalisme contemporain arrivait à son point terminal, d’où la possibilité d’un mouvement ascendant vers la guerre.

Avec son décès, j’ai définitivement un fort sentiment de perte. Samir illustrait cette grande tradition d’intellectuels-militants qui n’hésitaient jamais à confronter l’inacceptable, contrairement à tant d’autres professionnels du monde des idées qui préfèrent les gloires éphémères des médias et le confort qui vient avec. Encore aujourd’hui, cette idée d’un monde polarisé par le capitalisme moderne structuré par l’impérialisme reste centrale si on veut arriver à sortir le monde du parcours sanguinaire dans lequel il est engagé. La meilleure manière de célébrer sa contribution, c’est de rester, comme lui, critique et alerte, de s’entêter et de signer.

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