Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 26 septembre 2021
FS : Les dommages causés par les comportements masculins criminels et antisociaux sont si multiples, si divers et parfois leurs conséquences sont si peu visibles ou à si long terme qu’ils peuvent être difficiles à identifier. Est-ce que cette situation vous a causé des problèmes dans l’écriture de votre livre, et lesquels ?
LP : Effectivement. Les problèmes que ça pose, c’est au niveau des statistiques : il est très difficile de trouver des chiffres sur les comportements asociaux ventilés par sexe, c’est-à-dire mettant en évidence la part de responsabilité des femmes et des hommes dans les comportements asociaux, et ça a été la principale difficulté dans mon livre, c’est ce qui m’a pris le plus de temps, parce qu’il faut savoir qu’il n’y a pas de document qui synthétiserait ces chiffres. Il faut les trouver dans différentes études des ministères : ministère de la Justice, de l’Intérieur, dans des études de nature académique, ou dans des études qui portent sur de tout autres sujets. Et effectivement, les conséquences que ça a eu sur mon essai, c’est que mon estimation est sous-estimée. Même si 100 milliards d’euros par an (l’estimation du coût de ces violences), c’est très élevé, en fait, c’est une estimation qui est basse, parce qu’il y a un grand nombre d’infractions pour lesquelles je n’ai pas trouvé de données ventilées par sexe, et on peut aussi ajouter à ça qu’il y a un grand nombre d’infractions qui ne font pas l’objet d’une condamnation. Je pense en particulier à l’immense majorité des violences faites aux femmes, c’est ce qui fait que mon estimation est finalement sous-estimée.
FS : Les explications données aux comportements violents et asociaux relèvent habituellement de la psychiatrie (traumas subis dans l’enfance), de la sociologie (classe défavorisée) ou des origines ethniques (explications favorites de l’extrême-droite). Pourquoi selon vous cette énorme tache aveugle dans la société et dans les institutions sur le fait que la criminalité et la délinquance sont avant tout masculines de façon écrasante ?
LP : Je l’explique par deux raisons principales : la première, c’est la nature. On dit que les hommes sont violents par nature, que la violence est intrinsèque à ce qu’ils sont, que l’on ne peut rien y faire, donc c’est quelque chose qu’on ne questionne pas. La deuxième chose à mes yeux qui explique ce phénomène, c’est la question de la norme, puisque dans nos cultures, nos schémas de pensée, bien souvent le masculin représente la norme. Par exemple, dans la langue française, le mot « homme » désigne à la fois le sexe et l’espèce, et quand on fait l’histoire des hommes, on estime que l’on fait l’histoire de toute la population. Je pense qu’il y a ces deux phénomènes qui invisibilisent un phénomène qui est pourtant très important et qui est sous nos yeux.
FS : Vous rappelez que, si dans toutes les cultures, les identités masculines et féminines sont définies comme en opposition l’une à l’autre, ce qui est considéré comme masculin ou féminin varie considérablement d’une culture à l’autre. Vous mentionnez les Arapesh étudiés par l’ethnologue Margaret Mead chez qui les hommes sont censés être doux et sensibles, et les Chambouli où les femmes sont dominantes et où les hommes sont vus comme émotifs. Vos commentaires sur cette variabilité culturelle des identités de genre et sur ce qu’elle implique concernant l’hypothèse de la virilité violente comme construction sociale ?
LP : Ce qui est intéressant dans cette question de masculinité, dans le fait qu’il y ait des masculinités autour du monde, cela signifie que ces comportements ne sont pas le propre d’un sexe, sinon tous les hommes se comporteraient partout dans le monde exactement de la même façon, or on voit avec les travaux de Margaret Mead que ce n’est pas le cas. C’est donc du côté de la culture qu’il faut chercher les raisons de ces comportements, et d’ailleurs d’autres travaux ont largement démontré qu’il n’y a rien de biologique chez les hommes qui les pousse à avoir ces comportements asociaux : ni le cerveau, puisqu’on sait aujourd’hui que lorsque l’on nait, il n’y a que 10% de nos connections cérébrales qui sont faites et que les 90% restant se modèlent en fonction de nos apprentissages, de nos expériences : on voit bien le rôle de la culture, de l’acquis, de nos capacités, de nos aptitudes. Ce n’est pas non plus la testostérone – ça, c’est un argument que l’on avance régulièrement – puisque des études récentes ont montré qu’un niveau de testostérone élevé chez un même individu peuvent être aussi bien associés à des comportements agressifs qu’à des comportements altruistes. Et enfin, si l’on regarde du côté de l’histoire, ce n’est pas non plus quelque chose qui a toujours existé dans l’histoire. La domination des hommes s’est installée au néolithique, c’est-à-dire vers – 12 000 ; au paléolithique, les sociétés étaient beaucoup plus égalitaires, les femmes aussi chassaient, les femmes aussi avaient du pouvoir, donc tous ces exemples montrent que ce n’est pas du côté de la biologie qu’il faut chercher des explications. D’ailleurs les hommes sont considérés comme responsables de leurs actes devant la loi.
Il faut regarder du côté des sciences de l’éducation, qui montrent qu’il y a une véritable assimilation, une véritable acculturation des garçons à la violence dès le plus jeune âge. Par exemple, lorsqu’ils naissent, on va avoir des contacts beaucoup plus toniques avec des garçons, on va davantage valoriser leur force physique, on va davantage les couper des sentiments tout en valorisant la colère, on va moins les prévenir du danger, on va moins les sanctionner lorsqu’ils ont des comportements perturbants, etc. Et puis on peut parler aussi de la culture, des livres, des films, dans lesquels ce sont encore, dans l’immense majorité, des hommes qui sont les héros et qui s’adonnent à une violence présentée comme légitime, pour sauver le monde. Et l’on voit que, face à ces modèles, les garçons vont très rapidement développer une identification à ces personnages. On voit que cette acculturation s’effectue par tout un tas de mécanismes, tout au long de la vie des garçons, en particulier à l’adolescence, qui est un moment-clé de la construction de l’identité masculine, où ils vont prouver aux yeux de leurs pairs, des autres garçons, qu’ils sont forts, qu’ils résistent à la douleur, physique, morale, en prenant des risques, en prenant des coups, etc. C’est ainsi que la violence est assimilée par les garçons dès leur plus jeune âge.
FS : Les hommes paient aussi le prix de la virilité – même si évidemment ils paient bien moins cher que les femmes. Quelles sont les coûts – humains et financiers–de la virilité pour les hommes ? Pourquoi votre livre n’est pas « un livre contre les hommes » ?
LP : Ce n’est pas un livre contre les hommes puisque, comme je viens de l’expliquer, je ne vise pas les hommes, je vise l’éducation viriliste que l’on donne aux hommes qui les pousse à avoir des comportements antisociaux. Et effectivement, les hommes aussi paient le prix de la virilité. Il y a des hommes qui ne répondent pas aux injonctions de la virilité, les hommes qui vont être dits efféminés, les faibles, les intellos, au moment de l’adolescence, c’est quelque chose qui est extrêmement prégnant. Et les homosexuels aussi, avec toutes les conséquences que ça peut avoir, comme l’homophobie. Il y a aussi les hommes qui répondent aux injonctions de la virilité, et qui en sont victimes, à cause des prises de risque dans leurs comportements. Les chiffres montrent que les hommes ont trois fois plus de chances de mourir de mort prématurée, c’est-à-dire avant 65 ans, et que c’est lié à une mort évitable, c’est-à-dire à un comportement à risque. Les hommes paient cher, au prix de leur santé, au prix de leur vie, cette virilité qui est extrêmement coercitive. Et il y a aussi tous ces hommes dont on a parlé, qui commettent l’immense majorité des faits de violence, de délinquance, qui vont se retrouver en prison, dans des procédures judiciaires, pour eux aussi ce sont des vies brisées.
FS : Vous notez que, vu que 96,3% de la population carcérale est masculine, des institutions coûtant des milliards comme les forces de l’ordre, la justice et l’administration carcérale fonctionnent donc essentiellement pour les hommes, ce qui semble assez inéquitable pour les femmes. Qu’en pensez-vous ?
LP : Cette question que le ministère de la Justice fonctionne presque exclusivement pour les hommes, ce n’est pas par inéquité, c’est parce que ce sont les hommes qui sont les principaux auteurs des faits de violence et de délinquance : dans les chiffres, ils représentent 83% des mis en cause par la justice, 90% des personnes condamnées par la justice, et les chiffres mettent aussi en évidence qu’ils sont sur-représentés dans tous les types d’infraction, notamment les plus graves, 99% des auteurs de viol, 86% des auteurs d’homicides, 84% des auteurs d’accidents mortels sur la route, 97% des auteurs d’agressions sexuelles, etc., la liste est extrêmement longue. C’est pour ça que chaque année, on déploie des moyens humains, des moyens financiers absolument colossaux pour contenir cette violence des hommes.
FS : Ce que je voulais dire dans ma question, c’est plutôt que les femmes payent des impôts pour ces moyens financiers alloués à la justice, aux forces de l’ordre et à l’administration carcérale. Elles payent donc deux fois le coût de la violence masculine : en tant que victimes de ces violences, et en tant que contribuables finançant les structures pour les contenir et réparer les dommages qu’elles causent.
LP : Ah ! d’accord. Effectivement, et je pense que c’est important qu’on comprenne tous, femmes et hommes, que par nos impôts, on paye pour juguler cette violence, alors qu’on pourrait mettre cet argent dans des politiques beaucoup plus porteuses socialement. J’estime à près de 100 milliards d’euros le coût de la virilité, mais il faut savoir qu’on estime le coût de l’éradication de la grande pauvreté à 7 milliards d’euros, que le budget de la recherche, c’est 50 milliards d’euros par an, la dette des hôpitaux, c’est 30 milliards d’euros ; on voit bien qu’on pourrait faire des choses beaucoup plus positives pour l’ensemble de la société avec cet argent. On en est tous victimes, mais évidemment les femmes en premier lieu. Là aussi, il y aurait un changement très important : si on économisait ce coût de la virilité, le quotidien des citoyens et des citoyennes s’en trouverait changé, puisque les niveaux de criminalité et de délinquance baisseraient de façon très importante. Et donc on n’aurait plus peur de marcher seule dans la rue, on n’aurait plus peur de se faire agresser dans les transports, on n’aurait plus peur de se faire voler ses affaires, de laisser ses enfants jouer dehors, etc. On vivrait dans une société beaucoup plus riche et on serait tous beaucoup plus libres, parce que beaucoup plus en sécurité.
FS : Vous dites qu’il faudrait élever les garçons comme des filles pour en finir avec le coût désastreux de la virilité mais, dans les pays nordiques où une éducation non sexiste a été mise en place il y a déjà quelque temps, les taux de violences envers les femmes restent élevés (en Suède, relativement au nombre d’habitants, les viols sont environ 3 fois plus nombreux qu’en France, le chiffre des féminicides étant aussi plus élevé). Comment expliquez-vous cet échec ?
LP : Je pense que l’éducation non genrée, c’est un bon premier pas mais ce n’est pas suffisant. Cette culture de l’égalité, cette éducation à l’égalité, elle a quand même des effets positifs dans les pays du Nord, que ce soit que la question de l’égalité salariale ou du partage de la parentalité. Mais en effet, quand on regarde du côté des violences, ça ne va pas assez loin, puisque l’éducation non genrée a été mise en place dans le milieu scolaire depuis les années 90 ; donc c’est encore assez récent, et ça n’a pas été simple à mettre en place. Et ça ne déconstruit pas assez : quand on sait que, dès les premiers jours de la vie des garçons, on les éduque à ces valeurs viriles, il faut une prise de conscience et une déconstruction qui soit faite à tous les niveaux de la société, que ce soit au niveau des parents, de l’entourage, de la famille, et bien sûr de l’école mais aussi de la culture, de l’éducation à la sexualité et aussi la question de la dévalorisation du féminin qui elle n’est pas déconstruite puisqu’on apprend aux hommes qu’être un homme, c’est surtout ne pas être une femme, et que quand on compare un petit garçon aux filles – « tu cours comme une fillette » – c’est pour l’humilier. En 2021, les hommes et les petits garçons surtout, ne portent toujours pas de rose parce que ça renvoie à tout ce qui est dit féminin. Il faut avoir conscience que quand on dévalorise le féminin, que le féminin devient méprisable, cela construit in fine des comportements sexistes. Je pense qu’il y a tout ça à revoir et que l’éducation non genrée ne va pas assez loin sur tous ces sujets.
FS : A vos yeux, est ce que la sauvegarde de la planète est compatible avec la persistance du culte de la virilité qui est au fondement du système de valeurs de la plupart des sociétés ?
LP : Les études sur le sujet montrent en effet que virilité et écologie ne sont pas compatibles. On voit par exemple que conduire une petite voiture électrique n’est pas considéré comme viril, recycler ses déchets, utiliser un sac en tissu pour aller faire ses courses n’est pas considéré comme viril, manger moins de viande n’est pas considéré comme viril. Le sujet de l’écologie, il faudrait l’étudier à l’aune de cette question de la virilité, et je pense que là aussi, les effets seraient bénéfiques pour tout le monde et sur l’ensemble de la planète.
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