Rachel Nolan, doctorante en histoire latino-américaine de l’Université de New York, apporte des éléments importants permettant de comprendre le contexte de de ces déportations dans le numéro de mai du magazine Harper’s. Elizabeth Mahony, rédactrice en cheffe adjointe de Jacobin, s’entretient avec Nolan sur les prétextes légaux qui sous-tendent ces expulsions, sur l’histoire des violences contre les Haïtiens dans ce pays ainsi que le rôle que les Etats-Unis ont joué dans l’élaboration de la politique d’immigration dominicaine.
Qu’est-ce que La Sentencia et quel est le contexte social et politique à la base de cette décision ?
Les sentiments anti-haïtiens vont et viennent en République dominicaine. La Sentencia constitue l’expression la plus manifeste d’une nouvelle vague anti-haïtienne. Il s’agit d’une décision du Tribunal constitutionnel, la Cour suprême de la République dominicaine, sur l’affaire Juliana Deguis Pierre.
Juliana est née en République dominicaine (RD) de parents haïtiens sans-papiers. A l’instar de Etats-Unis, la RD avait une politique de jus soli [droit du sol]. Comme Juliana est née en RD, elle était citoyenne de ce pays. Mais lorsqu’elle s’est rendue auprès de l’administration pour demander une carte d’identité, appelée cedula, sa requête a été refusée en raison de son nom et de son apparence haïtiens. Elle a donc déposé plainte contre l’administration pour discrimination.
La Cour a rendu une décision contre elle et a élargi une faille de la loi dominicaine qui refuse la citoyenneté aux enfants de personnes « en transit ». Cette disposition légale avait pour objet les enfants des touristes et des diplomates. Mais, en septembre 2013, La Sentencia a été étendue pour s’appliquer aux enfants de tous les sans-papiers Haïtiens. La décision de justice, la sentence, a été déclarée rétroactive à 1929 et transforme une population estimée à 210’000 apatride. C’est comme si les Etats-Unis retiraient la citoyenneté à quiconque est né de parents dominicains sans-papiers depuis 1929.
Vous dites que La Sentencia a transformé 210’000 personnes, principalement des Dominicains, nés de parents haïtiens sans-papiers, « subitement apatrides ». Qu’est-ce que cela signifie pour ces personnes ?
Ainsi que Juliana me l’a expliqué, devenir tout à coup apatride signifie être « paralysé ». Il est difficile de faire quoique ce soit en République dominicaine sans cedula, ou carte d’identité délivrée par l’Etat. Les apatrides ne peuvent légalement travailler, se marier, ouvrir un compte bancaire, obtenir un permis de conduire, voter ou se rendre à l’école au-delà de la huitième année.
Lorsque je réalisais un reportage en RD, une femme m’a parlé de sa sœur qui avait prévu de se marier. Elle avait entendu parler de La Sentencia, mais elle n’avait pas pleinement réalisé qu’elle était apatride jusqu’à ce qu’elle fasse une demande pour une autorisation de mariage et que celle-ci lui ait été refusée. Elle ne peut se marier car elle est une non-entité légale.
Greg Grandin a récemment écrit dans l’hebdomadaire The Nation que « ce qui se passe en République dominicaine n’est qu’une partie de la nouvelle apatridie mondiale. » Quelle est la dynamique politique et économique globale qui a fait naître ce phénomène ?
Il existe deux types d’apatridie : volontaire ou involontaire. Les personnes d’origine haïtienne en RD figurent parmi les dépossédés, ceux qui sont forcés d’être apatrides. Leur cas est dramatique parce que leur citoyenneté a été retirée soudainement et récemment. Un autre exemple est celui des Rohingya de Birmanie [minorité ethnique et de religion musulmane considérée comme des « étrangers illégaux en provenance du Bengladesh »], qui souffrent d’apatridie depuis bien plus longtemps. Les Nations Unies estiment qu’il y a environ 12 millions d’apatrides dans le monde.
Un groupe nouveau, bien plus petit, est celui des apatrides volontaires, habituellement des personnes très riches qui renoncent à leur nationalité pour éviter de payer des impôts. Ces personnes en viennent souvent à acheter leur nationalité dans des paradis fiscaux comme St Kitts [ou Fédération de Saint-Christophe-et-Niévès, composée de deux îles dans les Antilles, ancienne colonie français puis britanniques ; elle compte 35’000 habitants], parce que même les riches ne peuvent complètement renoncer aux avantages de la nationalité. Mon amie Atossa Abrahamian vient juste d’achever de préparer un grand livre examinant ce phénomène étrange.
Quel a été le rôle des Etats-Unis dans l’élaboration de la politique dominicaine d’immigration ?
Les Etats-Unis ont récemment fourni des fonds et entraîné la police des frontières dominicaines, le CESFRONT (Cuerpo Especializado en Seguridad Fronteriza Terrestre). Des politiciens de droite en RD citent les Etats-Unis comme exemple pour justifier des propositions telles que celle de la construction d’un mur le long de la frontière entre Haïti et la RD.
Les Dominicains qui vivent le loin de la frontière m’ont fait remarquer que l’argent pourrait être mieux dépensé en réparant « l’autoroute » internationale qui court le long de la frontière. Certains segments de l’autoroute sont tellement coupés par des ornières que vous avez besoin d’une mule pour les traverser. Mais les dépenses en matière d’infrastructure jouent un rôle inférieur que celui des postures contre les immigré·e·s pour se positionner dans la capitale, Saint-Domingue.
Il convient aussi de rappeler que les Etats-Unis ont envahi la République dominicaine. Deux fois. Les Etats-Unis ont occupé la RD entre 1916 et 1924 puis en 1965-1966. La première fois les Etats-Unis ont établi des bases sur le territoire de la République dominicaine où les lois Jim Crow [terme générique qui désigne les lois de ségrégation raciale] étaient effectives autant que possible dans un pays qui avait des hiérarchies raciales très différentes. Les forces américaines devaient décider qui était suffisamment blanc pour pouvoir être considéré comme étant un blanc. Cela serait amusant si cela n’était tragique.
Rafael Trujillo [1891-1961], qui était dictateur de la République dominicaine entre 1930 et 1961, s’y est adapté en dépit du fait que l’une de ses grands-mères était haïtienne. Trujillo a été formé par les marines et a accédé au pouvoir lors de l’occupation américaine. Il a été obsédé par le « blanchiment » de la population de la RD et c’est lui qui a commandé El Corte, connu aussi sous le nom du massacre du persil [massacre de masse réalisé en octobre 1937, les estimations sont fort différentes sur le nombre de personnes tuées par l’armée dominicaine ; ce massacre doit ce nom du fait que les soldats de Trujillo présentaient du persil (perejil en castillan) et décidaient, selon la prononciation du r, qui tuer].
Dans une note de bas de page figurant à la première page de La Brève et Merveilleuse Vie d’Oscar Wao [2007, traduction française publiée en 2010 aux Editions 10/18], l’écrivain américano-dominicain Junot Díaz écrit que le règne de Trujilo a été « parmi les plus longues et préjudiciables dictatures soutenues par les Etats-Unis dans l’hémisphère occidental ; et s’il y a une chose que nous, les latinos, sommes adroits c’est bien dans la tolérance à l’égard des dictateurs d’origine états-unienne, vous comprenez donc qu’il s’agissait d’une victoire difficilement gagnée, comme les Chiliens et les Argentins le savent encore). »
El Corte – le massacre de Trujillo de 1937 de milliers d’Haïtiens vivant en République dominicaine – a été un précurseur de ce moment. A quel point cet héritage historique est-il encore vif ?
L’anti-haïtianisme est toujours vivant et il se porte bien. Ce n’est toutefois pas le cas de la mémoire de El Corte. Il n’existe aucun musée pour porter la mémoire du massacre de Dajabón, la ville frontière où les pires tueries se sont déroulées.
Le dernier jour où je me trouvais en République dominicaine, je me suis rendu dans une librairie de la capitale. Elle était vide à l’exception du vendeur et d’un homme plus âgé portant des jeans qui s’est présenté comme étant un professeur de sémiotique.
Nous avons commencé à discuter d’un livre sur les rapports entre Haïtiens et Dominicains. Le professeur m’a dit que le racisme dominicain était fort depuis l’époque de Trujillo, il a ajouté : « et, bien sûr, vous connaissez El Corte. »
J’étais surprise. Les gens pouvaient parler avec moi du massacre si j’abordais le sujet, mais ils semblaient réticents. C’était la première fois qu’un inconnu mentionnait le massacre avec une telle désinvolture, comme si cela faisait partie de l’histoire nationale connue de tous, y compris des visiteurs.
Le vendeur, par contre, était perdu. « Les meurtres ? » a-t-il demandé. Le professeur expliqua que non, qu’il voulait dire El Corte : la tuerie de masse d’Haïtiens à la frontière à l’époque de Trujillo.
L’employé semblait confus. « Est-ce que c’était à Haïti ? »
« Non, non, non ; de notre côté. »
J’ai demandé aux deux si El Corte était enseigné dans les écoles. Les deux m’ont répondu que non. L’employé semblait clairement emprunté. Il n’arrivait pas à se faire à l’idée d’un massacre d’Haïtiens du côté dominicain dans les années 1930. Mis à part la brutalité, que faisaient-ils en premier lieu là-bas ?
Deux histoires ont été effacées : l’histoire du massacre, mais aussi l’histoire de la paix et des mariages entre Haïtiens et Dominicains qui ont précédé le massacre. Ce n’est pas qu’une question de passage du temps. Michel-Rolph Trouillot [1949-2012, sociologue et anthropologue haïtien, professeur à l’Université de Chicago] a écrit qu’« on “fait silence” sur un fait ou un individu de la même manière qu’un silencieux sur une arme. »
Les massacres ne sont pas non plus bien connu aux Etats-Unis. A moins d’avoir lu le roman d’Edwidge Danticat La récolte douce des larmes [1998, le titre anglais original est plus explicite : The Farming of Bones, traduit en français en 1999 et publié chez Grasset], la plupart des gens n’ont jamais entendu parler du massacre.
D’où vient le soutien populaire pour ces actions ? Qui sont ses plus chauds partisans et pourquoi ?
Ses partisans les plus solides sont les nationalistes dominicains de droite. Ils ne se baptisent pas de ces termes. Ils se déclarent patriotes. Ceux qui défendent La Sentencia et les déportations affirment que la République dominicaine est une nation souveraine qui a le droit de déterminer sa propre politique d’immigration. Ce qui est compréhensible pour un petit pays qui a été aussi souvent envahi.
Il est difficile de traduire correctement l’écho que le terme « souveraineté » a dans les pays d’Amérique latine. Mais cela ne leur donne bien entendu pas le droit de contrevenir au droit international, à réaliser des déportations de masse ou à retirer la nationalité à des gens avant de les déporter de leur propre pays vers un pays qu’ils n’ont jamais vu auparavant.
Ce n’est pas une question théorique. Amnesty International a déjà documenté [voir trente cas de Dominicains d’origine haïtienne qui ont été affecté par La Sentencia et ont été expulsé vers Haïti. Et c’était en janvier 2015, lorsque toutes les expulsions et déportations étaient censées être suspendues lors du Plan de régularisation [1].
Le délai pour s’enregistrer pour le Plan de régularisation s’est achevé mercredi [17 juin] à minuit, ses expulsions, qui étaient alors illégales, sont devenues légales et sont bien plus nombreuses. Wilson Sentimo est un autre cas de ce type.
Vous avez écrit qu’un grand nombre de personnes d’origine haïtienne travaillent dans les secteurs où l’exploitation est la plus forte, avec des bas salaires et des tâches exténuantes. Quels sont les effets de la terreur raciale ainsi que les menaces d’expulsion sur les possibilités de s’associer et de défendre les droits des travailleurs ?
L’effet sur la capacité d’organisation est très dissuasif, paralysant, comme je le décris dans la partie de mon article consacrée à Jhonny Rivas. Cette remarque s’applique non seulement au secteur agricole et aux bateyes [plantations de canne à sucre], mais aussi dans le bâtiment dans tout le pays.
Pouvez-vous mentionner certaines forces qui combattent les expulsions et une marginalisation plus forte des Haïtiens en République dominicaine ?
Les Haïtiens et certains Dominicains œuvrent ensemble en RD pour combattre les déportations et la marginalisation des Haïtiens. Suite à La Sentencia, les Dominicains d’origine haïtienne ont créé un groupe portant le nom de reconoci.do, qui un jeu de mots entre le domaine internet dominicain .do et le terme espanol signifiant « reconnu ». Ils ont protesté avec vigueur ce qu’ils considèrent comme l’échec du Plan de régularisation.
J’ai écris au sujet d’un groupe baptisé Solidaridad Fronteriza, qui travaille sur cette question sur la frontière avec Haïti. Il a des organisations sœurs dans d’autres parties du pays : Centro Bonó et CEFASA. Des ONG et des groupes internationaux ont fait pression sur le gouvernement, publiquement et dans les coulisses.
Reconoci.do, en particulier, a été en relation étroite avec des groupes de Dominicains et d’américano-dominicains aux Etats-Unis, qui tendent à sympathiser avec la situation difficile des Haïtiens et des apatrides en République dominicaine pour des raisons manifestes. Enfin, une organisation du nom de We Are All Dominican continue de mener des actions de protestation, la plupart à New York. (Traduction A L’Encontre, entretien publié sur le site Jacobinmag.com le 21 juin 2015)
Note
[1] Début 2015, suite aux pressions, le gouvernement de la République dominicaine a ouvert un « plan de régularisation » qui permettait aux « Dominicains dénaturalisés » de s’enregistrer comme étrangers pour une durée de deux ans avant de pouvoir postuler à nouveau pour l’obtention de la nationalité dominicaine. Cette procédure permettait également aux migrant·e·s Haïtiens vivant dans le pays à faire une demande de permis de résidence. Les autorités ont toutefois indiqué que passé le délai du 17 juin, les personnes qui ne se seraient pas enregistrées, quelque soit leur lieu de naissance, pouvaient être expulsées. En outre, plusieurs rapports indiquent que des obstacles de tout type ont été élevés pour empêcher les « candidat·e·s » à cette procédure à s’enregistrer, dont les expulsions que documente le rapport d’Amnesty cité ci-dessus. (Réd. A L’Encontre, sur la base de l’article déjà mentionné)