Édition du 5 novembre 2024

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Libre-échange

Traité transatlantique : les mensonges des « lignes rouges »

C’est devenu la ligne de défense des avocats du Traité transatlantique (ou TAFTA) et en particulier des députés européens libéraux ou sociaux-libéraux interpellés par les associations : ne vous inquiétez pas, nous sommes là, nous ne laisserons pas franchir les « lignes rouges », c’est-à-dire le respect des normes sociales et environnementales européennes ou nationales. Il s’agit de mensonges éhontés de la part de ceux qui savent, avec sans doute une dose d’ignorance chez certains qui préfèrent ne pas savoir.

(tiré du blogue de Jean Gadrey)

Voici un extrait de la réponse obtenue d’une députée européenne du Mouvement démocrate, Nathalie Griesbeck. Les « lignes rouges » y sont omniprésentes :

« …ces négociations suscitent, à juste titre beaucoup de méfiance et d’inquiétudes, principalement concernant les questions d’exception culturelle, de sécurité alimentaire (dont les OGM et les animaux nourris aux hormones), d’indications géographiques protégées (IGP) et de protection des données personnelles, les mécanismes d’arbitrage et je partage pleinement ces inquiétudes…

… Dans ce sens, le Parlement européen a posé très clairement et à une très large majorité, des LIGNES ROUGES très précises… lors du vote de la “Résolution sur les négociations en vue d’un accord en matière de commerce et d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis” en mai 2013… Notre modèle européen aux standards de qualité élevés n’est pas négociable.

… Les négociations avançant, le Parlement est en train de rédiger un nouveau rapport, posant à nouveau ces LIGNES ROUGES… Le Parlement y précise des LIGNES ROUGES très claires : diversité culturelle (notamment l’exclusion des services audiovisuels), la protection des données personnelles, le respect des conventions internationales du travail pour éviter tout dumping social, le principe de précaution, la protection des produits de qualité européens, etc. … Je n’hésiterai pas (tout comme de nombreux autres députés européens) à rejeter le texte de l’accord TAFTA/TTIP, une fois les négociations terminées, s’il ne respecte pas mes LIGNES ROUGES, comme je l’ai fait par le passé avec l’accord ACTA et SWIFT par exemple ». Fin de citations.

De quoi vous rassurer ? Pas moi.

Un de mes amis membres d’Attac, Alain Descamps, a rédigé un contre argumentaire sur ces prétendues lignes rouges, qui sont en réalité des lignes pointillées aisément franchissables. En voici quelques extraits, le texte complet (3 pages) étant accessible via ce lien : lignesrouges.pdf.

NOUS NE LAISSERONS PAS FRANCHIR LES « LIGNES ROUGES » !

Les partisans de TAFTA, voire ceux qui sont indécis, s’appuient sur des « lignes rouges »… qu’ils s’engagent à ne pas franchir. Ils évoquent le fait que le mot de la fin leur appartiendra et qu’ils refuseront de ratifier un accord qui franchirait ces « lignes rouges ». En effet les eurodéputés, mais aussi les parlementaires des 28 Etats membres (si l’accord touche à des sujets autres que ceux du seul commerce et de l’investissement), seront consultés lors de la phase de la ratification. La ratification d’un traité signifie pour ces parlementaires de se prononcer en faveur ou en défaveur sur la globalité du traité, par oui ou par non. Aucune possibilité d’amendement ne leur est permise.

Cela pourrait nous rendre serein d’autant qu’il suffirait qu’un seul de ces 28 parlements nationaux se prononce contre pour que le traité soit rejeté. Nous aurions tort d’être aussi serein.

Qu’en est-il des « lignes rouges » figurant au mandat de négociation ?

Nos « valeurs communes » entre l’Europe et les Etats-Unis, évoquées à l’article 1, sont en fait très divergentes. En matière de laïcité, de peine de mort, de vente d’armes, nous divergeons. Les Etats-Unis n’ont pas signé les conventions sociales de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), la convention sur la diversité culturelle de l’UNESCO, les conventions internationales sur les droits de l’Enfant, sur le respect de la biodiversité, sur le changement climatique, sur la Cour Pénale Internationale.

Dans ses principes généraux, l’article 2 du mandat dit que les parties s’engageront sur le développement durable, le plein emploi, un travail décent, la préservation de l’environnement et des ressources naturelles. Les objectifs des politiques publiques en matière de santé, de sécurité, des consommateurs, de la diversité culturelle, la prise en compte des PME, seront assurés.

Les pratiques quotidiennes observées sont d’une tout autre nature, comme le montrent les directives européennes sur le démantèlement du droit du travail, des services publics, les « réformes » des retraites, le soutien aux OGM…

Que penser de l’utilisation de verbes au conditionnel ou imprécis (faciliter, soutenir, favoriser, améliorer, mesures déraisonnables…), de l’usage de la langue de bois juridique dès qu’il s’agit des questions environnementales ou sociales ?

Que penser des promesses des partisans des traités, ou des indécis, de non franchissement de ces « lignes rouges », alors que ceux ci laissent dans l’ombre le fait d’accepter la suppression des droits de douane. Les conséquences de la suppression des droits de douane seraient extrêmement négatives pour notre agriculture, mise en concurrence, sans frein, avec les grandes exploitations agricoles américaines utilisant abusivement des pesticides et des OGM.

Ils ne trouvent rien à redire au fait que les services publics puissent être ouverts à la concurrence en soumettant l’intérêt général à la loi du plus fort. Ils ne s’offusquent pas du fait que les marchés publics devraient être ouverts à toutes les entreprises et qu’il deviendrait impossible de privilégier des entreprises locales. Toute aide accordée à une entreprise publique devrait pouvoir aussi être accordée à toute entreprise privée concurrente.

L’article 25 du mandat se veut rassurant en indiquant que la réglementation se fera sans porter atteinte aux droits des Etats de réglementer sur le niveau de protection de la santé, du travail, de l’environnement. Mais la suite de l’article 25 est moins rassurante en matière de « lignes rouges ». Notamment sur les mesures sanitaires et phytosanitaires. Ces « lignes rouges » sont celles de l’accord SPS de l’OMC et de l’accord vétérinaire bilatéral US-UE en retrait par rapport aux normes européennes. Le bœuf aux hormones, les OGM, les poulets chlorés, les carcasses traitées à l’acide lactique, les porcs traités à la ractopamine, sont tous acceptés aux Etats-Unis parce que les « preuves scientifiques » de leur toxicité sont jugées insuffisantes. Le principe de précaution n’existe pas aux Etats-Unis.

Et que penser des dispositions relatives à l’étiquetage comme moyen d’informer les consommateurs, citées dans l’article 25 du mandat. Une note de la Commission européenne indique que « les exigences de marquage doivent être limitées à ce qui est essentiel et ce qui est le moins restrictif pour le commerce ». On ne peut être plus clair et plus ambigu à la fois.

L’alimentation n’est pas la seule concernée, cette « harmonisation » des réglementations concerne aussi l’automobile, les produits chimiques, les produits pharmaceutiques, l’information et la communication, les services financiers…

Et que penser de la protection de l’environnement et du climat notamment suite aux rapports alarmants du GIEC ? L’article 31 est une énumération de déclarations d’intentions louables mais contredites par les pratiques en cours (libéralisation du transport routier, mondialisation des échanges commerciaux, marché du carbone…).

Mêmes remarques à propos de l’article 32 sur les déclarations concernant la promotion du travail décent définie par l’OIT ou la responsabilité sociale des entreprises. Nous rappelons que les Etats-Unis n’ont pas signé la convention de l’OIT.

Quant à la régulation du capitalisme financier, aucune « ligne rouge » ne figure au mandat. La leçon de la crise financière n’a pas été retenue.

Pour couronner le tout, les « lignes rouges » évoquées par les tenants des traités de libre-échange, prévoient dans le mandat la possibilité pour la Commission européenne de passer au delà de ces « lignes rouges » voire même d’introduire des sujets qui ne figurent pas explicitement dans le mandat. Et pour cela, plus besoin de l’accord du parlement européen, cela pourra se faire dans le seul cadre d’une concertation des représentants des 28 gouvernements. Ce mécanisme dit de « coopération réglementaire » représente une épée de Damoclès permanente pour les citoyens européens et américains.

Et pour tuer toute velléité pour un Etat ou une collectivité locale ou territoriale de s’affranchir des règles convenues dans le cadre des négociations, un mécanisme d’arbitrage des différends est prévu dans les articles 23, 32 et 45 du mandat. Les entreprises pourront demander l’arbitrage d’un différend si elles s’estiment lésées dans leurs investissements. Cet arbitrage serait rendu par des arbitres privés, souvent des avocats internationaux, et échapperait à toute juridiction nationale et européenne. Ce dispositif (appelé ISDS), que l’on retrouve dans la plupart des accords de libre-échange, est très contesté par certains Etats et leurs citoyens. Il devrait faire l’objet de quelques aménagements mais en aucun cas d’une suppression.

Avec l’ISDS les entreprises multinationales disposeraient d’un pouvoir sur les Etats et sur les collectivités locales et territoriales. Compte tenu des frais de justice qu’auraient à engager ces Etats et collectivités et des risques de se voir infliger de lourdes amendes en cas d’arbitrage en leur défaveur, ces derniers n’auraient le plus souvent qu’à accepter les diktats des entreprises. Il faut savoir qu’un Etat ou une collectivité ne peuvent pas, eux, prendre l’initiative de demander un arbitrage ». Fin de citations.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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