Publié le 5 mai 2020
tiré de : Entre les ligne et les mots 2020 - n°20 - 9 mai : Notes de lecture, textes, pétition et lien
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/05/05/repression-de-migrants-confrontes-a-la-pandemie-un-troisieme-crime-contre-lhumanite/
Dans les CRA de France, à la frontière gréco-turque, entre Libye et Italie, exilées et exilés sont de fait les premières victimes des mesures de confinement exigées par la pandémie et qu’ils ne sont pas en mesure de respecter. Enfermement, répression, rejet, mort, l’UE s’apprête-t-elle à commettre à l’égard de migrantes et migrants un troisième crime contre l’humanité ?
Rappelons-le. En octobre 2013, deux embarcations transportant un millier d’exilés, hommes, femmes et enfants, faisaient naufrage au large de l’île de Lampedusa, entre la Libye et la Sicile. En dépit de l’intervention des garde-côtes italiens, la plupart d’entre eux perdirent la vie. À ce drame le gouvernement italien répondit en lançant l’opération « Mare Nostrum » : en moins d’un an plus de 100 000 personnes en perdition en Méditerranée furent secourues, accueillies en Italie et traitées en tant que demandeurs d’asile.
On sait ce qu’il advenu d’un élan d’hospitalité humanitaire hélas passager. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (l’OIM rattachée à l’ONU), durant la seule année 2019 1283 personnes exilées sont mortes en tentant de traverser la Méditerranée. Et toujours selon l’OIM, depuis le début de 2014, ce sont exactement 19 164 exilées et exilés qui ont trouvé la mort dans leur tentatives maritimes de rejoindre un pays de l’Union européenne. C’est que, dès l’été 2014, le gouvernement italien a été contraint à renoncer à l’opération de sauvetage et d’accueil des personnes en exil. « Mare Nostrum » est remplacé par « Frontex Plus », un programme de contrôle des frontières méridionales imposé et géré par l’Union européenne.
La fermeture des frontières de l’UE à migrantes et migrants sous la contrainte a pris les formes multiples que l’on connaît : érection de murs et de palissades fortifiées aux frontières orientales et occidentales de l’UE, contrôle électronique et policier des traversées maritimes depuis la Libye et depuis la Turquie, vastes opérations d’externalisation des frontières de l’UE, tels l’accord du 18 mars 2016 avec la Turquie qui a accepté de retenir sur son territoire plus de trois millions de réfugies, en majorité syriens, ou les accords répétés avec les garde côtes de Libye, dont les eaux territoriales ont été étendues, pour refouler exilées et exilés. Aux frontières même de l’Europe on a assisté à l’installation de ces centres de tri discriminant que sont les « hotspots » ; il sont devenus en Grèce de vastes camps de rétention de réfugiées et réfugiés que les autres pays de l’UE refusent d’accueillir. Aux murs externes se sont ajoutées les barrières hérissées de barbelés érigées par la Hongrie, la Croatie, la Slovénie, etc.
Et que dire des obstacles juridiques opposés au travail des ONG actives dans le sauvetage en Méditerranée ? En France même on mentionnera aussi bien la traque aux migrantes et migrants organisée à la frontière franco-italienne, à Vintimille, dans la vallée de la Roya ou sur les cols au-dessus de Briançon, que la répression constante dont exilés et exilées tentant de se rendre en Grande-Bretagne sont les victimes dans le Calaisis ; et c’est sans compter avec les évacuations régulières subies par les migrants tentant de survivre dans des conditions de promiscuité et d’hygiène inacceptables le long des canaux du nord-est de Paris. Quant à celles et ceux qui tentent de leur porter secours dans l’état d’extrême précarité où les réduisent harcèlement et répression, ils tombent sous le coup du « délit de solidarité ».
Pour en revenir à la Méditerranée centrale et à la fin 2013, il s’avère que depuis le terme mis à l’opération « Mare nostrum », la coopération serrée de l’UE avec un consortium de milices libyennes a provoqué, dans les nouveaux naufrages que l’on sait, la mort d’au moins 14 000 personnes ; s’y ajoute la probable disparition de plusieurs dizaines de milliers d’autres exilées et exilés. De plus cette collaboration a eu comme conséquences l’interception et le transfert forcé en Libye de près de 50 000 de migrants contraints de fuir guerres, répression et misère dans des camps d’internement où la torture systématique, le viol, l’esclavage, les exécutions, le racket, le travail forcé et le trafic d’êtres humains sont monnaie courante. Ce double questionnement a déterminé l’enquête longue de trois ans qui a amené Omer Shatz, spécialiste en droit des réfugiés à SciencesPo, et Juan Branco, ancien assistant du Procureur de la Cour Pénale Internationale, à soumettre en juin dernier à cette même cour une communication argumentée de 250 pages : elle accuse les dirigeants de l’Union Européenne de crimes contre l’humanité [1].
En effet, l’article 7 du « Statut de Rome » de la CPI (17.7.1998) désigne également comme crime contre l’humanité « les autres actes inhumains de caractère analogue (i. e. : meurtre, déportation, emprisonnement, réduction en esclavage, torture, persécution, etc.) causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale ». C’est exactement vers une situation tombant sous le coup de cette définition que s’achemine pour la troisième fois l’UE dans sa politique renouvelée soit d’enfermement, soit de refoulement des migrantes et migrants sous la contrainte face à la menace de l’épidémie.
Quoi qu’il en soit, écoutons pour terminer la conclusion de l’allocution prononcée par Giusi Nicolini, la Maire de Lampedusa en 2013, à l’Université de Genève dont elle était l’hôte d’honneur en octobre dernier : « Affronter cette immense urgence humanitaire d’une manière différente est possible, pas seulement en pleurant et en oubliant, mais en reconnaissant ces personnes comme des sujets de droit, piétinés sur leur terre, le long de la route migratoire, dans les camps de la Libye et aujourd’hui même dans la mer. Ce n’est qu’alors que nous pourrons donner des réponses politiques à la complexité d’un défi que nous savons long et difficile, fatigant et exigeant ».
Claude Calame
[1] Ce faisant, les deux avocats donnaient une forme juridique développée à la dénonciation pour crime contre l’humanité formulée par le soussigné, en tant que membre de la LDH (Section EHESS) et d’ATTAC (espace de travail « migrations »), devant le Tribunal permanent des peuples lors de la session « Violations des droits des migrant.e.s et des réfugié.e.s » à Paris en janvier 2018 :
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