Édition du 19 novembre 2024

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Économie

Reprendre le contrôle contre la captation par la finance d’une partie croissante des richesses produites, au détriment de l’emploi et de l’égalité sociale

Le débat sur le coût du capital est ouvert et il permet de pointer un problème majeur du capitalisme contemporain : la captation par la finance d’une partie croissante des richesses produites, au détriment de l’emploi et de l’égalité sociale.

(tiré du site hussonet)

La ponction effectuée par les actionnaires n’est pas proportionnelle à leur contribution au capital mais à la valeur que ce capital prend en bourse. C’est ce que Marx appelait le capitalisme fictif : certes le taux de rendement des actions ne semble pas exorbitant, mais il porte sur des valeurs qui sont constamment gonflées, et déconnectées de l’apport réel des actionnaires au financement des entreprises. Il s’agit d’un mécanisme de ponction assez simple qui se fonde sur une relation de pouvoir très forte. Si l’on traduit en heures de travail la part des dividendes dans la valeur ajoutée en France, on observe qu’aujourd’hui un salarié travaille en moyenne vingt-six jours par an pour les actionnaires, contre neuf jours par an au début des années quatre-vingt. La ponction a donc été multipliée par trois. Cet accroissement pourrait à la limite être justifié si les actionnaires avaient apporté davantage au financement du capital. Mais ça n’est pas le cas. Ce qu’on observe, ce n’est rien d’autre qu’une ponction croissante sur la valeur ajoutée.

Ce phénomène révèle un véritable rapport de force, sur lequel pèsent les institutions financières avec la menace de délocalisation, l’ardente nécessité d’être compétitif, etc. L’appréhension de ce mécanisme nous permet de comprendre la crise économique et financière de 2008. La ponction réalisée par les actionnaires sur la valeur ajoutée est en effet l’une des principales raisons de la crise. Cette ponction était devenue sans commune mesure avec les possibilités de l’économie, d’autant que le système capitaliste ne permet plus de faire beaucoup de gains de productivité. Dès lors, le seul moyen de garantir la rentabilité actionnariale était de ponctionner un profit qui ne s’investit pas en raison d’une raréfaction des investissements productifs rentables. C’est pourquoi le capitalisme n’investit pas plus qu’avant, bien qu’il ait réussi à restaurer le taux de profit.

En outre, la ponction des actionnaires sur la valeur ajoutée est une des principales causes du chômage. Les gains de productivité ne sont plus redistribués aux salariés, ni sous forme de progression de pouvoir d’achat (les salaires sont gelés, voire en recul aujourd’hui avec les programmes d’austérité) ni sous forme de réduction du temps de travail. Or, historiquement, c’est parce qu’une partie des gains de productivité (alors plus élevés) étaient redistribués sous forme de réduction du temps de travail qu’il avait été possible de maintenir les niveaux d’emploi. Si ce mouvement s’interrompt, le chômage augmente mécaniquement. Le fonctionnement actuel de l’économie repose donc sur un transfert permanent des richesses produites vers une catégorie sociale de plus en plus étroite, au détriment des salariés.

Pas de transformation sans remise en cause de la répartition des revenus

De cette analyse découle une sorte de « théorème » : il n’est pas possible de revenir au plein emploi ni même d’inverser la courbe du chômage sans toucher à la répartition des revenus. Il y a donc une cohérence entre l’analyse de la crise et celle des alternatives possibles. On pourrait mettre en avant une « règle des trois tiers », pour reprendre la formule de Sarkozy. En réalité, les trois parties ne seraient pas nécessairement égales mais marqueraient trois fonctions de la redistribution permettant de dégonfler la part qui revient aujourd’hui aux actionnaires. Ces trois parties sont d’une part, la revalorisation des salaires, notamment des plus bas salaires, d’autre part la création d’emplois à travers la réduction du temps de travail et, enfin, l’accroissement des ressources allouées au financement de la protection sociale. On peut bien sur débattre de la pondération ou de l’urgence relative de chacun de ces éléments, mais il s’agit, au final, d’un schéma assez simple.

L’exercice consistant à mesurer le surcoût du capital et les évolutions de la répartition des richesses permet de démontrer qu’un contre-transfert est possible. Une modification de la répartition des richesses en sens inverse permettrait de revenir sur les conséquences négatives des évolutions passées.

Les leviers d’une autre répartition

Trois outils sont envisageables pour modifier la répartition de la valeur ajoutée. Le premier est l’augmentation du salaire minimum et sa répercussion dans les minimums conventionnels de branches. Les rapports successifs du nouveau groupe d’experts sur la SMIC, affirment que, dans la situation actuelle, toute hausse du SMIC serait irresponsable. On a toutefois échappé à la modification des règles d’indexation. La hausse du salaire minimum est pourtant l’un des leviers fondamentaux d’une meilleure répartition de la valeur ajoutée.

Le second levier, ce sont les cotisations sociales et notamment les cotisations patronales. Le discours ambiant laisse entendre qu’une hausse des cotisations sociales patronales est désormais inenvisageable. Les besoins sociaux pour la santé ou le financement des retraites vont pourtant aller croissant mais le financement par la cotisation ne devrait plus jamais augmenter, en fonction du dogme néolibéral. Par
conséquent, c’est arithmétique, l’ajustement se fera par le bas. Il y aura davantage de retraités, alors les retraites devront baisser ; il y aura davantage de dépenses de santé, alors elles seront moins remboursées. Les plus riches, eux, pourront payer leurs soins de santé dans le secteur privé. Là encore, il faut opérer une inversion du transfert des richesses.

Le dernier levier, c’est la fiscalité. Il n’est pas possible, ici, d’entrer dans le détail, mais il est nécessaire de concevoir une fiscalité qui porte sur les dividendes et réalise ce que Keynes appelait « l’euthanasie des rentiers ».

L’alternative est un combat

Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, ce ne sont pas des principes économiques qui gouvernent la répartition des richesses mais des rapports de force visant à la défense des privilèges. Toute remise en cause de ces privilèges se heurtera nécessairement à des mesures de rétorsion de la part de ceux qui en bénéficient, et qui résisteront politiquement et idéologiquement. A titre d’exemple, l’idée que les prix seraient le seul déterminant de compétitivité et qu’ils ne dépendraient eux-mêmes que des salaires semble bien implantée. Dans les statistiques d’Eurostat on trouve force informations sur les coûts salariaux unitaires mais aucun élément détaillé n’est fourni quant à la part de la valeur ajoutée qui va au capital. Pour trouver cette information, il faut étudier les comptabilités nationales de chaque pays. Et encore : dans l’industrie française, qui est soumise à la concurrence extérieure, il est impossible de savoir quelle est réellement la part des richesses créées qui va aux actionnaires. C’est pourtant un élément d’appréciation décisif dans le débat sur la compétitivité. En réalité, les capitalistes français sont des rentiers et ils font payer leurs piètres performances aux salariés. Les véritables raisons en sont le manque d’innovation, l’incapacité à se spécialiser, à repérer les marchés, la « cannibalisation » des PME par les grands groupes, etc., et certainement pas des salaires trop élevés.

Il faut donc s’armer d’arguments économiques. Tout d’abord, il faut rappeler que la compétitivité ne serait pas mise en cause par un transfert de richesse des dividendes vers les salaires. En effet, le prix d’une marchandise, par lequel on mesure sa compétitivité-prix, est constitué du coût des matières premières, des salaires, et des profits, dont une partie croissante est versée sous forme de dividendes. Il est donc possible de modifier la répartition à l’intérieur de cette enveloppe sans changer le niveau de prix.

Un autre argument, fréquemment avancé par les capitalistes, consiste à dire que toute modification de la répartition de la valeur ajoutée, provoquera une fuite des capitaux. C’est effectivement un risque. La finance est aujourd’hui institutionnalisée et si un pays, même important décide d’opérer un transfert de richesses vers les salariés, la finance cherchera des moyens de riposter, qu’il faudra anticiper. On songe par exemple à des dispositifs de contrôle des capitaux, a des propositions d’extension des mesures progressistes à l’ensemble de l’Europe, ce qui permettra de donner une légitimité à une expérience qui ne serait probablement, au départ du moins, que nationale.

Socialiser l’investissement

L’idée est parfois avancée de développer l’actionnariat comme moyen de rééquilibrer le partage des richesses ou de dégonfler la finance. Mais il s’agit d’un leurre comme le montre l’expérience des Etats-Unis. Une véritable sortie de la crise de la dette et la bifurcation vers un autre modèle de développement supposent une véritable socialisation de la finance. C’est particulièrement vrai pour la transition écologique qui a besoin d’une planification permettant de coordonner les choix d’investissement au lieu de les laisser à l’initiative de chaque entreprise.

La socialisation de l’investissement consiste à centraliser les ressources dans un pôle financier public et à les réinjecter en fonction des priorités que se donne la société et que le marché est incapable de faire émerger spontanément. Dans un système capitaliste, le destin des travailleurs et, plus globalement celui de la société, est lié à des décisions qui sont essentiellement privées et n’ont pas pour objectif de répondre aux besoins sociaux les plus urgents ou les plus intenses, ni même de faire croître les richesses produites.

La transition vers une société écosocialiste suppose au contraire que la société reprenne la maîtrise sur ses choix. La socialisation de l’investissement est un moyen de rendre à l’ensemble de la société le contrôle sur ses priorités.


Contribution au colloque du Parti de Gauche, novembre 2013, reprise dans : Guillaume Etiévant, Nolwenn Neveu (coord.), Le coût du capital, Bruno Leprince, 2014.

Michel Husson

Économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ État social", La Découverte.

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