155000 habitants, c’est le plus gros succès du FN en France. Certes dans le passé, le FN a conquis de grandes villes comme Toulon ou Nice. Mais c’étaient des villes à la fois plutôt bourgeoises et de droite très certainement. Forcément l’impact de sa victoire dans le plus gros secteur de gauche de la Marseille plébéienne est d’une autre ampleur, annonciateur de moments encore plus difficiles. Pour l’expliquer se combinent des facteurs inévitablement multiples. Comme partout (plus qu’ailleurs même) le rejet de la politique de Hollande en est le premier, majeur, irrépressible.
Sur les marchés et les Cités où je distribuais le matériel du Front de Gauche (FG) dont j’étais tête de liste pour ces élections, la violence des réactions ne laissait aucun doute sur le sentiment de trahison produit par les choix de Hollande. Sentiment qui plus est amplement justifié quand on en mesure les effets sur des quartiers déjà en très grande difficulté. Le second élément est plus spécifiquement marseillais, celui de la crise qui n’en finit pas du PS defferriste. Non pas tant « les affaires » comme des esprits paresseux ne cessent de le répéter. Malheureusement on n’est est même plus là !, Les gens, blasés, s’en moquent ou à peu près. La preuve en est que Guérini, archi corrompu aux yeux de tous, a tranquillement fait alliance avec Gaudin sans que cela soulève de problèmes particuliers.
En revanche c’est le système global de soupape qu’est le clientélisme qui est en passe de s’effondrer dans les quartiers nord. Par définition il fait toujours des mécontents chez ceux qui ne sont pas de la clientèle, pour un emploi, un logement, une place en crèche, une subvention. Mais la crise globale a tari non seulement les sources illégales mais surtout légales d’un clientélisme soutenu. Le filet est percé de mille trous, laissant des populations démunies et pleines de rancune quant aux promesses clientélistes non tenues. D’ailleurs cela va au-delà, même en dehors du clientélisme. Tous les moyens ont été asphyxiés en particulier et surtout dans le service public. Mais alors pourquoi ceci ne se traduit-il pas par une révolte globale, collective, positive ? Et politique, par exemple par le soutien au FG ? Là se trouve le troisième niveau d’explication.
Pendant toute la campagne, les militants du FG ont été respectés par la population avec un subtil distinguo entre eux et « les autres ». Mais sans que pour autant il n’y ait la confiance que là résidait la possibilité d’une alternative qui change vraiment les choses. Certes l’absence d’une visibilité nationale du FG, du fait surtout du choix du PCF à Paris, y a joué un rôle majeur. Mais les données sont plus profondes. Une sorte de cercle vicieux. D’un côté la quasi disparition de la politique dans les Cités en termes de combat de classe, malgré le courageux investissement des militants des quartiers populaires, nombreux sur nos listes. Gérer « démocratiquement » l’impasse socio-économique vaut mieux que de le faire non démocratiquement. Mais n’annule rien de ses effets. Comment alors obtenir le soutien à une force politique dont la lutte des classes est la raison d’être et la colonne vertébrale ? Et de l’autre côté une faiblesse évidente de l’alternative (est-ce que voter FG peut réellement changer quoi que ce soit ?), ce qui affaiblit encore la perspective d’imposer la seule division qui vaille, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. Dans ces conditions la voie était (et demeure) ouverte à tous les errements, à la destruction des repères minimaux. Comme avec la puissance fulgurante du délire sur « le genre », du rejet du « mariage pour tous », pudiquement masqué derrière le « trop de sociétal ».
Tout ceci conduisant sinon à soutenir le FN, du moins à le laisser tranquillement emporter la Mairie. Les effets désastreux se tourneront contre nos populations déboussolées, mais le temps de les mesurer, le mal est fait. La victoire du FN est donc l’aboutissement de la conjonction d’un lent pourrissement de la situation des quartiers, du clientélisme et de sa crise, de la dépolitisation et de la perte des repères, et du choc produit par la politique du PS national et local comme du violent rejet qu’elle suscite. Si on laisse de côté les responsabilités évidentes de la droite dans sa course perdue derrière le FN (ce qui nécessiterait un texte propre), les socialistes portent en définitive la responsabilité essentielle du résultat.
La dernière digue, traditionnelle, voter PS par défaut pour bloquer le FN, a donc sauté, la déception à l’égard du premier virant au rejet voire à la haine. Mais en même temps s’installe la banalisation du FN qui elle est d’une autre portée historique, catastrophique. Et ceci n’aurait pas été possible sans le marche pied pour le FN que fut le comportement de Pape Diouf. Médiapart est, pour mon compte personnel, un média d’importance qui emporte mon adhésion. Mais en l’occurrence il a servi (avec tant d’autres) de plateforme de propagande pour cette opération. Des semaines durant je me suis dit pas vous et pas ça, en lisant accablé les articles qui se succédaient. Etant donné le résultat, de quoi maintenant tirer des larmes de rage et mettre le cœur au bord des lèvres devant tant d’inconscience. Pour qui roule Diouf se demandait-on ici et là. Dans mon secteur la réponse ne fait aucun doute : pour le FN au final, sous la forme de sa banalisation[1].
Dès le départ la proximité avec Tapie aurait dû alerter. Comme le refus obstiné de toute mise en cause des politiques libérales, comme si seul le clientélisme était en cause. Le mécanisme de l’homme providentiel tout autant, et le fonctionnement interne de son nouveau mouvement hyper personnalisé. Surtout bien entendu le « ni droite ni gauche », utilisé dans les termes mêmes du FN. « L’UMPS » par exemple, formule retirée de justesse d’un de ses discours. Jusqu’aux formules assassines utilisées après le premier tour, « les gens qui votent FN ont leur raisons », pour refuser de se dresser contre Ravier. Parmi ces raisons « objectives » il y a c’est vrai la situation sociale au sens large. Mais il y a évidemment aussi dans le cœur de cible les roms à expulser, l’ultra sécuritaire, le racisme débridé, l’homophobie virulente et tout le reste. Ces « raisons » là, Diouf les admet t-il aussi ? En tout cas il n’en dit mot et personne ne lui a posé la question.
Après le premier tour, un des colistiers de Diouf lançait « Pour le PS, c’est mort, les gens ne lui pardonneront pas le mariage pour tous et la théorie du genre. ». Et il est indubitable que ceci était aussi en partie à la source de ses listes dans mon secteur. La gravité de la chose était saisissable dès le départ : tous ceux qui voulaient savoir savaient. Les militants du FG savaient. Les journalistes aussi auraient pu, auraient dû, à condition de poser les bonnes questions au lieu de se laisser berner par « la nouveauté ». Et saisir cette connexion de fait du fascisme d’en haut et du désarroi et des dérives d’en bas, qu’on a retrouvé, atterrés, pendant toute la campagne. Ils ont porté leur pierre au désastre qui nous touche. Quelle tristesse…
Désormais le PS est en loques, Diouf va retourner dans les beaux quartiers qui sont sa famille naturelle. Les envoyés spéciaux vont faire leurs valises. Et le FN triomphe. Que dire à cet ancien résistant rencontré à la sortie de la boulangerie m’expliquant que désormais c’est Ravier qui viendra pour le goûter annuel de sa résidence de retraités ? La vraie gauche elle va entrer en résistance. Elle sait que ce sera très difficile, puisqu’il lui faudra à la fois parer les coups venus du FN, créer les conditions de nouvelles pratiques démocratiques, reconstruire une conscience de classe à partir de presque rien dans le champ de ruines laissé par l’effondrement du PS et la faiblesse du FG. Et aussi inventer les liens nouveaux entre cette conscience politique et la réalité des quartiers. Puisque là est le dernier élément de l’équation conduisant au désastre. Ni par ses préoccupations, ni par ses mots, ni sur la forme utilisée, cette gauche de gauche n’est suffisamment au contact de ce qui devrait pourtant être son terrain naturel, celui des nouveaux damnés de la terre, survivants vaille que vaille dans nos quartiers.
Les mauvais jours finiront dit la chanson. Mais quand ?
Notes
[1] Je ne parle que de ce secteur. Ailleurs souvent à la fois les personnes et la campagne de celles et ceux qui ont suivi Diouf n’avaient rien à voir et aucun amalgame n’est de mise.