Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Quinze années de libéralisation des services postaux en Europe : Précarisation de l’emploi et détérioration des conditions de travail

En 2013, lorsque les derniers pays membres de l’Union européenne ont mis fin au monopole de leurs services postaux nationaux, la première phase de la libéralisation de ces services s’est terminée. En théorie, toutes les compagnies qui obtiennent le permis d’opérer des autorités règlementaires peuvent dispenser des services postaux partout en Europe. En pratique, la distribution des lettres est encore largement prise en charge par les services nationaux, dont certains ont été privatisés. Seuls quelques pays ont accordé des permis à des compétiteurs privés qui n’ont obtenu qu’à peine 10% du marché. 15 ans plus tard, la privatisation des services postaux donne des résultats très négatifs.

Christoph Hermann, The Bullet, Premier janvier 2014. Christoph Hermann est membre du Centre de recherche sur la vie au travail à Vienne, Autriche. Cet essai est tiré d’un rapport intitulé The Liberalization of European Postal Markets and the Impact on Employment and Working Conditions (5 déc. 2013), exécuté pour UNI Europa Post et Logistics Trade Union.
Traduction, Alexandra Cyr

La compétition existe mais seulement dans certains pays et pour certains segments du marché : les colis, la poste expresse et les dépliants en tout genre. Les services postaux ont été considérablement réduits, confiés à des partenaires privés comme les épiceries ou les stations service qui offrent une gamme réduite de fonctions. En Allemagne et aux Pays Bas tous les bureaux de la poste nationale ont été fermés.

Les services diminuent, les prix augmentent

Sauf rares exceptions, les nouveaux entrepreneurs n’ont jamais ouvert de bureaux de poste ou installé de boites aux lettres. Ils se contentent d’aller chercher le courrier chez leurs plus importants clients, généralement les entreprises. Pour ce qui est des livraisons, ils ne les assurent que deux ou trois jours par semaines et seulement dans les zones très peuplées.
Les prix des ces services ont diminué pour les grandes entreprises comme les banques, les compagnies de téléphone et les vendeurs en ligne qui sont en position de négocier les tarifs. Mais pour ce qui est du courrier standard, les prix ont augmenté dans nombre de pays. Malgré des investissements majeurs dans l’automatisation et l’usage plus intensif d’internet pour le réseautage des livraisons, malgré des coupes majeures dans les coûts de main d’oeuvre, plusieurs anciens services nationaux mènent une bataille rangée pour ne pas tomber dans le rouge ; ils subissent une baisse des volumes des lettres et de la part du marché accaparé par leurs nouveaux compétiteurs. Mais ces compétiteurs ont aussi des problèmes à réussir dans un marché de plus en plus restreint : en 2008 le nouveau service privé allemand à fait faillite et récemment, un des plus importants des Pays bas a dû être racheté.

Il semble que les seules entreprises qui réussissent soient celles qui se concentrent principalement dans le secteur des colis et des services expresses. Deutsche Post, propriété de DHL est de celles là ; elle se concentre dans le marché de la logistique et de la livraison expresse internationale. Comparativement, Dutch Post, propriété de TNT, a perdu le contrôle des services de colis et de livraison expresse parce que la majorité de ses actionnaires privés ont préféré vendre la compagnie à un compétiteur américain et encaisser leurs profits. (Cette transaction a toutefois été invalidée par l’Autorité européenne de la compétition parce qu’elle introduisait une trop grande concentration du marché).

Donc, la privatisation de ces services n’en a en rien réduit les coûts ou amélioré la qualité de la prestation comme la Commission européenne et bien d’autres l’avaient promis. Au contraire, elle a fait quelques gagnants et beaucoup de perdants. Les gagnants sont les actionnaires privés des anciens monopoles publics, les gérants des services postaux et les grands clients. Les perdants sont les résidentEs surtout dans les zones rurales et les travailleurs-euses de ces services qui ont généré une détérioration majeure des leurs emplois et de leurs conditions de travail.

Détérioration des conditions de travail dans les services postaux

Cinq détériorations majeures ont résulté de la privatisation : 1-des abolitions de postes significatives, 2- une augmentation des emplois atypiques et précaires, 3- la réduction des salaires, 4- l’intensification du travail, 5- la dislocation des relations de travail.

La privatisation a généré la diminution des emplois dans les services postaux. Sauf rares exceptions, tous les services nationaux ont réduit le nombre d’emplois depuis 1998. Dans certains cas cette opération concerne de 40% à 50% de l’ensemble du personnel ; en moyenne cela concerne entre 20 et 30%. Contrairement à ce que soutenait la Commission européenne ces pertes d’emplois n’ont pas été compensées par le développement dans les nouvelles entreprises, même dans les quelques pays où elles ont mis la main sur plus de 10% de ce marché.

Aux Pays bas, 34,000 emplois de presque temps plein ont été perdus à la Dutch Post alors que seulement 22,000 emplois à temps partiel étaient créés par les nouvelles compagnies. En Allemagne, ce sont 38,000 emplois majoritairement à temps plein qui ont été abolis dans l’ancien service public dans le seul service des lettres depuis 1999 alors que les nouvelles compagnies n’ont créé que 16,308 possibilités d’emplois équivalents de temps plein. En Suède, 1,740 emplois équivalents temps plein ont été créés par les nouveaux employeurs alors qu’il y en avait eu 12,000 éliminés par la Poste suédoise entre 1998 et 2008. En Espagne, le résultat est kif-kif : 4,000 emplois abolis dans le service public et autant de créé par les nouveaux employeurs, mais principalement à temps partiel.

Tout compte fait, c’est l’emploi à temps partiel qui domine chez les employeurs privés. En Allemagne et en Espagne ces nouveaux services fonctionnent avec du personnel qui ne travaille même pas à demi temps. En Allemagne moins de 20% de la main d’œuvre y travaille à temps plein, 25% occupent des postes « normaux » à temps partiel alors qu’une majorité de 60% travaille très peu d’heure ce qui s’appelle « mini jobs » dans ce pays ; on y gagne moins de 400 euros (= ou – 500$) par mois. Aux Pays bas, le personnel ne travaille que quelques heures par semaines. Jusqu’à récemment, ces employÉes n’apparaissaient pas dans les statistiques à cause de leur statut de travailleurs-euses autonomes.

Le développement des emplois de travail autonome

Si certains des nouveaux employeurs ont recours à des travailleurs-euses à temps partiel, d’autres comptent sur des travailleurs-euses autonomes pour la livraison du courrier. Dans un cas comme dans l’autre, on assiste au développement de postes de travail atypique qui permet de réduire les coûts. Comme nous l’avons dit plus tôt, aux Pays bas, cette politique a été utilisée pour la vaste majorité des emplois jusqu’à ce que le gouvernement oblige les compagnies à les transformer en emplois normaux. La même situation règne en Autriche : la majorité des nouvelles compagnies ont recours à des travailleurs-euses autonomes. En Pologne cette situation prévaut pour plus de 50% de la main d’œuvre des nouvelles compagnies. Ce sont des travailleurs-euses qui non seulement sont privéEs des protections liées à l’emploi mais qui sont aussi payéEs à la pièce c’est-à-dire largement sous payéEs.

Ce type de travailleurs-euses est surtout employé dans le secteur des colis et des livraisons expresses. Même si nous ne disposons pas de données pays par pays, des études de cas nous indiquent que cette formule est largement répandue. C’est le résultat d’une chaine de transactions dans laquelle les joueurs majeurs, dont les anciens services publics, sous contractent les livraisons et où ces sous contractants embauchent des chauffeurs avec le statut de travailleur-euse autonome pour exécuter la tâche. En 2010, 85% des colis manipulés par la poste hollandaise étaient traités par ces travailleurs-euses.

Certains anciens services publics utilisent aussi des travailleurs-euses temporaires. C’est le cas de 32% des employéEs à Malte, de 21% en Estonie, de 18% en Grèce, de 14% en Pologne et en Irlande,de 13% en République tchèque, de 12% en Finlande et de 9% au Portugal.
Les anciens monopoles publics invoquent en général la nécessité de faire face aux pointes de livraison pour ouvrir ce type de postes. Mais, en Pologne, ce sont les seuls postes offerts aux postulantEs avant que la direction ne leur offre des postes permanents.

Baisses de salaires

En plus de précariser les emplois ces nouveaux services postaux privés utilisent aussi les baisses de salaires pour réduire leurs coûts de production. Un sondage dans divers pays montre que les anciens services publics ont réduits les salaires des employéEs embauchéEs après la privatisation (baisse de 30% en Allemagne après 2001, 25% en Autriche après 2008). Ailleurs, la baisse des coûts de main-d’œuvre résulte de l’introduction de nouveaux titres d’emploi comme ceux d’assistantEs ou auxiliaires à la livraison : 40% en Hollande, 5% en Belgique. En Grèce, la baisse de 35% des salaires dans le service postal résulte des politiques d’austérité du gouvernement. Mais, les salaires payés par les entreprises privées des services postaux sont habituellement en dessous des salaires diminués de l’ancien secteur public. En Allemagne et en Autriche, la différence est d’environ 30%. En Espagne elle était de 35% jusqu’à ce que la crise la porte à 50%. Les entreprises privées y ont introduit les sous-contrats. En Hollande elle était de 35% également mais avec le retrait des emplois autonomes, les salaires du secteur privé se rapprochent de ceux déjà réduits de l’ancien service public, c’est-à-dire proche du salaire minimum hollandais.
Les sommes récoltées par les travailleurs-euses autonomes des services de colis et postes expresses se situent généralement en dessous des standards minimums. Une étude précise en Allemagne montre que le paiement à la pièce entre 70 et 90 centimes d’Euro par livraison donne un salaire moyen d’environ 5 euros l’heure. Ces travailleurs-euses compensent le faible salaire en augmentant le nombre d’heures travaillées de façon importante.

L’ajout des nouvelles technologies de surveillance à ces mauvaises conditions de travail ne font que les détériorer encore plus. Le projet PIQUE qui a mené une enquête sur le lien entre la privatisation et les conditions de travail dans l’Union européenne rapporte que presque toutes les personnes qui ont été interviewées ont insisté sur la nature particulièrement stressante du travail : les circuits de livraison sont allongés ou les centres de tri sont sous dotés en personnel. Par exemple, en Autriche, la longueur des circuits de livraison a presque doublé en 15 ans. Même les directions admettent que la charge de travail a augmenté mais soulignent que, selon leur opinion, elle était trop faible dans les anciens services publics. Les travailleurs-euses âgéEs souffrent beaucoup de ces changements.

C’est dans le secteur des colis et de la poste expresse que les conditions sont les pires : les travailleurs-euses autonomes qui occupent ces emplois souffrent non seulement de la continuelle pression au travail et du fait qu’ils et elles doivent faire face à des difficultés non anticipées mais aussi de leurs très longues heures de travail, jusqu’à 15 heures par jour.

La dislocation des relations de travail

La détérioration des conditions de travail et la diminution des emplois dans les services postaux ont été accompagné d’une dislocation des relations de travail. Sauf rares exceptions, il existe dans les anciens services publics des conventions collectives ce qui n’est pas le cas dans les nouvelles compagnies privées. Les relations de travail n’y sont soumises qu’aux lois en vigueur ou gérées par des ententes avec l’employeur public antérieur qui créent des conditions bien en dessous de celles qu’il offrait.

La fragmentation des relations de travail a aussi facilité l’émergence de tiers dans ce domaine. Toutefois, il y a d’importantes différences d’un pays à l’autre selon la solidité de leur système. En plus, les travailleurs-euses autonomes dont le nombre augmente, sont exclut de toutes convention collective et de participation aux comités d’entreprise.

Sous plusieurs aspects la privatisation des services postaux n’a pas apporté les résultats positifs promis par l’Union européenne et les compagnies privées du secteur. Les citoyenNEs reçoivent des services de moins bonne qualité alors que les services privés s’étendent. Elle a été très efficace dans la baisse des coûts de main-d’œuvre : ce qui devait être un réservoir d’emplois stables de qualité, surtout pour la population peu formée, s’avère être un foyer d’emplois précaires et mal payés.

Notes supplémentaires

· La régulation européenne impose des limites aux services publics au fur à mesure de l’ouverture de ce marché. À compter de 1998 ils ne devaient traiter que des pièces de 350 grammes et moins. À compter de 2003, ceux de 100g et moins et depuis 2006 ceux de 50g et moins. Depuis 2011 et dans 11 pays depuis 2013, les services postaux sont complètement privatisés. La régulation européenne ne concerne pas la propriété publique. Les États membres peuvent maintenir leur service public.

· Dans tous les pays les services publics ont été transformés d’entreprises d’État en compagnies publiques limitées. La privatisation la plus récente est celle de la Malle royale britannique.

· L’industrie de livraison des colis et de la poste expresse est en pleine expansion à cause du développement des achats en ligne.

· La Suède est le seul pays où la convention collective du service public s’applique aussi dans les compagnies privées du secteur.

Christoph Hermann

Christoph Hermann est chercheur au Working Life Research Centre de Vienne et chargé de cours à l’Université de Vienne.

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...