Édition du 12 novembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Qui a dit « libre » échange ?

Je ne sais pas ce que vous avez pensé de voir les partis politiques québécois réunis la semaine passée pour défendre la gestion de l’offre. Personnellement, cela m’a mis un peu mal à l’aise. Je comprends que pour les agriculteurs qui sont directement dans la mire, c’était important. Mais pour le reste, il me semble que cela a l’air d’une mauvaise réunion de famille où on fait semblant d’être polis en essayant de s’esquiver le plus rapidement possible avant le dessert…

Évidemment, comme on le sait, les États-Unis sont déterminés à forcer le Canada à prendre son trou sur cette question. Elle est importante, car elle touche des milliers de familles rurales au Québec, mais elle reste assez petite à l’échelle des enjeux de ce système qui a été pensé dès le début pour subordonner tout le monde aux grandioses US of A.

Aux dernières nouvelles, le gouvernement canadien serait prêt à capituler sur cela comme sur d’autres dossiers importants (la protection de la culture par exemple). L’Accord dit de libre-échange est incontournable et intouchable pour l’ensemble des élites canadiennes, et même québécoises. En réalité, il n’y a rien de libre dans l’ALÉNA, et par ailleurs, cela ne porte pas seulement sur les échanges commerciaux. L’ALÉNA, c’est en fait un dispositif plus large, un ensemble complexe de normes et de régulations que l’État canadien a cédé à cette structure nécessairement pensée et dominée par le plus gros joueur à bord.

C’est en fonction de l’ALÉNA que l’État canadien a « ajusté » le système de l’assurance-chômage, en le charcutant au maximum, pour qu’il soit en gros conforme avec ce qui existe aux États-Unis. C’est en fonction de l’ALÉNA que les règlementations environnementales ont été revues à la baisse, en lien avec le chapitre 11 de l’Accord, qui donne aux entreprises le « droit » de poursuivre les États qui nuiraient à leurs profits.

C’est dans la « logique » de l’ALÉNA que l’économie canadienne et québécoise s’est en bonne partie « reprimarisée » autour des ressources naturelles. Les États-Unis ont besoin d’un Canada complaisant, obligé, selon l’ALÉNA, à fournir le même niveau de ressources pétrolières, ad vitam æternam. Le capitalisme canadien s’est restructuré autour d’un « axe Toronto-Calgary », qui part d’un important centre financier en Amérique du Nord jusqu’aux richesses pétrolières et minières énormes de l’ouest. Tout cela a lentement mais sûrement rodé la diversification économique et mis à mal plusieurs grands secteurs industriels.

Alors comment cela se fait-il qu’on découvre maintenant, sur un dossier comme celui de la gestion de l’offre, que l’ALÉNA mine la souveraineté canadienne et menace des droits sociaux et économiques acquis après de longues luttes ?

En avant vers le passé

Jusque dans les années 1970-80, il y avait un assez vif sentiment parmi les progressistes, tant au Québec qu’au Canada, que la domination américaine était un véritable obstacle à de réels progrès sociaux. La gauche du NPD, les Waffles, argumentait pour une posture anti-impérialiste, devant les exactions des États-Unis au Vietnam, alors que le gouvernement de Pierre Trudeau appuyait l’agression américaine.

Au Québec, il y avait également un consensus assez large pour penser que la lutte d’émancipation devait viser ces rapports de domination envers les États-Unis. Mêmes les nationalistes du RIN, et plus tard le PQ durant ses premières années, votaient des résolutions pour dénoncer l’impérialisme américain et réclamer le retrait, dans un éventuel Québec indépendant, des structures militaires dominées par les États-Unis, tant l’OTAN que le NORAD.

Dans les mouvements populaires, étudiants, féministes, syndicaux, on se sentait solidaires des luttes anti-impérialistes dans le monde, au Vietnam évidemment, mais aussi au Chili où Washington avait fomenté cet horrible coup d’État en 1973. Lors des congrès du PQ, on recevait en héros les leaders de la résistance contre Pinochet, de même que des mouvements de libération comme l’OLP. C’était naturel, c’était normal.

Quand le PQ a gagné les élections en 1976, on a senti que les plaques tectoniques allaient bouger. René Lévesque, disait que le maintien du Québec indépendant dans l’OTAN était nécessaire et que de s’y opposer, c’était « immature » et menaçait la « sécurité continentale et atlantique » à laquelle il adhérait1.

Non pas pour défendre Lévesque, il est à noter que les social-démocrates européens avaient eux aussi, à peu près en même temps, accepté l’idée de faire partie du « monde libre », sous la domination américaine. Le Parti socialiste ouvrier espagnol, en parvenant au pouvoir après une terrible et longue lutte contre la dictature de Franco que les États-Unis appuyaient, avait renoncé à son engagement de retirer l’Espagne de l’OTAN. En France, François Mitterrand s’avérait plus pro-américain (on disait « atlantiste ») que la droite.

Quand René Lévesque est allé à Washington quelques mois après l’élection du PQ, c’était pour rassurer les États-Unis que la souveraineté du Québec se ferait dans la continuité des « alliances » et qu’il n’était pas question, comme le disait une certaine propagande organisée par Ottawa, que la belle province deviendrait une sorte de « Cuba du nord ». Malgré ces signaux pro-américains, Lévesque comprit que Washington restait un partisan dur et pur du fédéralisme canadian, comme l’a expliqué Anne Légaré2. Pour dire les choses simplement, les États-Unis se sentaient beaucoup plus confortables avec le statu quo canadien, plutôt que de s’embarquer dans une aventure dont ils n’étaient pas certains du dénouement.

Le Québec, champion du libre-échange

Après la défaite du premier référendum et la politique d’alliance avec le Parti conservateur de Brian Mulroney, le PQ a cependant continué à s’illusionner. Il fallait dans un sens être plus catholique que le pape et démontrer un attachement viscéral à l’intégration avec les États-Unis. Pour Parizeau, il s’agissait d’une tactique un peu machiavélique, pour affaiblir le Canada, ce qu’il pensait pouvoir utiliser pour d’éventuelles négociations pour accéder à la souveraineté. Pour Bernard Landry, c’était beaucoup plus que cela, car il avait été convaincu par les élites économiques que la priorité était d’augmenter les exportations vers les États-Unis3. Selon Légaré, cette tentative d’amadouer Washington était voué à l’échec et témoignait même d’une grande naïveté de la part de Landry et consorts.

À la fin de la décennie, Mulroney s’est embarqué dans une véritable croisade en faveur de l’ALÉNA, que les autres partis fédéraux, y compris le Parti Libéral, avec l’appui du NPD et des syndicats, rejetaient comme une menace. Sa victoire électorale de 1988 fut assurée en bonne partie avec l’appui explicite du PQ. Quand les Libéraux sont revenus au pouvoir en 1993, ils ont aussitôt renié leurs engagements et endossé l’ALÉA. C’est alors que, sous l’influence du PQ, l’Assemblée nationale du Québec a voté à l’unanimité pour appuyer la signature de l’Accord en 1994.

Une fois revenus au pouvoir, le PQ a maintenu la ligne. Plusieurs syndicats se sont retrouvés embrigadés, d’une part pour appuyer les politiques néolibérales (le « déficit zéro » de Lucien Bouchard), d’autre part pour maintenir le tempo pour le libre-échange.

C’est alors que les États-Unis ont élaboré un projet pour élargir l’ALÉNA à l’ensemble de l’hémisphère et créer une « Zone de libre-échange des Amériques » (ZLÉA). Au Québec, des secteurs critiques ont commencé, plutôt dans l’ombre, à faire campagne contre ce projet. La pression venait également d’Amérique latine, alors que d’immenses mouvements de masse prenaient leur envol au Brésil, en Argentine et ailleurs, pour dénoncer la ZLÉA comme un outil de plus dans les mains des bourgeoisies subalternes latino-américaines et de l’impérialisme américain.

Après quelques temps, l’opinion a commencé à changer. L’idée d’organiser un grand sommet des peuples a pris forme en avril 2001, alors que les chefs d’état devaient délibérer sur la ZLÉA. Le gouvernement du PQ, alors au pouvoir, totalement exclu des négociations par Ottawa, voulait, encore là, annoncer au monde qu’il était du « bon côté ». Landry, à ce moment premier ministre, se disait partisan de la ZLÉA, à condition que certaines clauses s’y insèrent pour protéger les droits et l’environnement. La CSN et la FTQ étaient plutôt en accord avec Landry, mais les centrales voyaient bien qu’un mouvement populaire anti-ZLÉA montait. À Québec lors du Sommet des peuples, 60 000 personnes se sont rassemblées pour dire tout simplement et clairement, « non à la ZLÉA «  !4. Des représentant-es des 34 pays présents ont rencontré Landry en marge du Sommet pour se faire dire des platitudes, à l’effet que le Québec était un pays latino du nord.

On sait ce qui est arrivé après. Le Sommet des peuples a envoyé tout un message. Par la suite, les mouvements populaires ont réussi à changer le cours en Amérique latine. Et les gouvernements de la « vague rose », notamment au Brésil, en Argentine, au Venezuela, en Bolivie, ont en 2004 enterré une fois pour toutes, la ZLÉA, au grand dam de Washington, d’Ottawa et du PQ !

Aujourd’hui ou demain

Alors pour terminer par le commencement, vous comprenez mieux mon malaise. Je ne pense pas que le PLQ, le PQ et encore moins la CAQ, sont honnêtes et sérieux quand ils disent vouloir défendre les agriculteurs. Le cadre global, systémique, de l’ALÉNA, c’est une arnaque contre le peuple. Ce n’est pas un menu de restaurant où on choisit sa salade verte ou son café expresso.

Je comprends par ailleurs que Manon devait être à ce happening, car effectivement, il y a des gens très menacés dans le tournant actuel.

Il serait important, cependant, de mettre les choses au clair. Un Québec souverain, écologiste, féministe et altermondialiste, ne viendra jamais au monde, à moins que « nous », le grand « nous », tous ensemble, travaillons fort, avec des mouvements populaires au Canada, aux États-Unis, au Mexique, parmi les Premières nations, pour briser ce carcan construit par l’impérialisme américain avec la complicité de Canada Inc., de Québec Inc. et de Mexico Inc.

Notes

1- René Lévesque, La passion du Québec, Éditions Québec-Amérique, 1978

2- Anne Légaré, Le Québec otage de ses alliés, VLB éditeur, 2003.

3- Landry a écrit un livre de propagande, Commerce sans frontière : le sens du libre-échange, Québec-Amérique, 1987. Selon Michel Vastel, Landry était devenu une des personnalités les plus engagés en faveur de l’ALÉNA, avec la Chambre de commerce et autres businessmen organisés au sein du « Regroupement pour le libre échange ». Michel Vastel, Le grand dérangement, Éditions de l’Homme, 2001.

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