Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La révolution égyptienne

Que se passe-t-il en Égypte ?

Le pouvoir a dispersé le mercredi 14 août par la force et avec une violence extrême les deux places au Caire que les Frères Musulmans occupaient depuis plus de six semaines. Il y aurait eu, à l’heure où nous écrivons, 638 morts et 4 000 blessés selon le ministère de la santé ( beaucoup plus selon les Frères Musulmans). La majorité des victimes sont des pro-Morsi de ces deux places mais aussi de nombreuses villes d’Égypte où les manifestations des Frères Musulmans et leurs alliés islamistes dénonçant le pouvoir ont été brutalement réprimées par les forces de police.

En riposte, les Frères Musulmans ont attaqué plusieurs commissariats et sièges de gouvernorats, des sièges de parti laïcs, mais aussi et surtout brûlé ou saccagé de nombreuses églises et bâtiments chrétiens coptes (70 selon les autorités coptes dont écoles et orphelinats semble-t-il) comme des voitures, maisons, magasins appartenant à ces derniers. Parmi les victimes, il y aurait donc aussi une cinquantaine de policiers, un certain nombre de coptes et quelques journalistes.

Par ailleurs, contre les violences des Frères Musulmans à l’encontre des chrétiens et souvent aussi de certains résident de quartiers, des contre manifestations de résidents ont eu lieu dans différentes villes notamment à Suez où les mouvements de jeunesse de la ville ont prononcé un couvre feu spécial pour les Frères Musulmans, pendant qu’ils s’en prenaient également aux biens de ces derniers, voitures ou magasins.

Au prétexte du chaos, le pouvoir a décrété le couvre feu et l’état d’urgence pour un mois au Caire et dans 11 gouvernorats sur 18, nommant à la tête de chacun de ces gouvernorats un général à la retraite pour la durée de l’état d’urgence en même temps qu’il assurait de sa volonté de la poursuite du processus électoral qu’il garantit pour 2014.

Le vice président El Baradei du FSN a démissionné pour protester contre la brutalité du pouvoir. Le parti salafiste Al Nour, le Mouvement du 6 avril ( démocrates révolutionnaires) et les Socialistes Révolutionnaires (trotskystes) ainsi que le responsable de Al Azhar (autorité religieuse musulmane) ont dénoncé les violences du gouvernement en place, alors que la grande majorité des partis ( opposition libérale, démocrates, nassériens, gauche...) soutenaient les mesures d’évacuation des places prises par le gouvernement avec, parfois, seulement quelques bémols sur la méthode.

Aujourd’hui, vendredi 16 août, les Frères Musulmans appellent à de nouvelles manifestations pour dénoncer le régime et ses violences, en défiant le couvre feu ( 19 h) dont la répression pourrait être tout aussi sanglante, sinon plus.

Pour essayer de comprendre ce qui s’est passé et tenter de se faire une idée de où cela peut aller, retournons un peu en arrière.

De juin 2012 à juin 2013 : montée du mouvement social et discrédit croissant des Frères Musulmans

Une tentative de coup d’état militaire fin juin 2012 échoue devant une menace de soulèvement populaire. Son but était de mettre fin à l’agitation incessante qui traverse le pays depuis janvier 2011, manifestations, grèves, occupations, sit-in, blocages de routes, voies ferrées et bâtiments officiels, affrontements de rue violents, etc... avec dans bien des cas, une exigence de dégager tous les "petits Moubarak" à tous les niveaux de l’État ou de l’économie.

En juillet 2012, les Frères Musulmans accèdent au pouvoir avec Morsi comme président à l’occasion des élections présidentielles. Mais dans ces élections, au premier tour, les suffrages en faveur des Frères Musulmans se sont littéralement effondrés. Ce sont les candidats révolutionnaires qui obtiennent la majorité des voix, en particulier le candidat socialiste nassérien. Mais, divisés, ils n’accèdent pas au pouvoir. Au second tour, avec une abstention importante pendant que d’autres appellent au boycott, Morsi est élu, mais par défaut. Les électeurs n’ont pas voté pour lui mais contre le candidat de l’armée (qui était au pouvoir depuis février 2011). L’armée, éternelle rivale des Frères Musulmans (mais aussi sa complice contre le peuple) accepte à son corps défendant, le nouveau pouvoir. Les sommets de l’armée jouent le jeu et participent à leur gouvernement avec deux ministres, pendant que les Frères Musulmans multiplient les gestes en faveur de l’armée et ses avantages. L’armée voit dans les Frères Musulmans, avec leurs deux millions de membres, leurs organisations de charité multiples et leur contrôle d’un grand nombre de mosquées, la seule force sociale et idéologique capable de s’opposer à la révolution montante.

Il faut dire que la situation économique, ne s’améliore pas, au contraire.

Morsi au gouvernement mène ouvertement une politique pro-capitaliste et anti-ouvrière. Son gouvernement doit alors faire face à une montée jamais vue des grèves et des mécontentements en tous genres. Il manie la répression, avec l’aide de l’armée et la police, tout aussi violemment que le gouvernement précédent du CSFA (armée).

Du coup, en un an de pouvoir, les Frères Musulmans ont perdu tout crédit. En décembre 2012, contre le mouvement populaire que rien n’arrête, Morsi tente un coup de force en s’attribuant tous les pouvoirs. Un soulèvement populaire quasi insurrectionnel tente de le faire tomber. Morsi n’est sauvé que par le soutien de l’opposition du FSN qui accepte de jouer le jeu d’un pseudo-référendum sur l’islamisation des institutions pour détourner le fleuve de la rue et l’entraîner vers des querelles religieuses. Morsi gagne le référendum à la faveur de tricheries considérables et dans le cadre d’une abstention massive où, de fait, tous les partis institutionnels d’Égypte sont mis en minorité par le peuple.

A partir de là, les émeutes et soulèvements vont devenir incessants. De très nombreux sièges du Parti de la Justice et de la Liberté ( parti des Frères Musulmans) sont incendiés ou saccagés, tout spécialement par les milieux les plus populaires.

En février et mars 2013, un soulèvement des villes du canal de Suez, en particulier Port Saïd, met à mal l’autorité du gouvernement. Morsi décrète le couvre feu mais personne n’obéit. Port Saïd est quasi aux mains des insurgés. On voit apparaitre des embryons d’auto-organisation. Une partie de la police fait grève, refusant de soutenir le pouvoir de Morsi complètement discrédité. L’armée prend ses distances avec Morsi et tente de se refaire une virginité politique en apparaissant au dessus des factions. On revoit des petites manifestations de pro-Moubarak.

En mars, avril et mai 2013, la contestation repart sur un terrain économique. Elle atteint des taux records mondiaux de grèves et de protestations populaires. Les revendications sont économiques : salaires, emploi, eau, électricité, gasoil... Mais en même temps, dans bien des cas, elles ont aussi un caractère politique. Les grévistes exigent que leurs dirigeants, des services comme des entreprises, soient "dégagés". Bref, que la révolution de 2011 qui avait chassé Moubarak soit complétée par une révolution qui chasse tous les oppresseurs, des chefs d’entreprise aux chefs de services hospitaliers en passant par tous ceux qui ont des postes et des responsabilités à tous les niveaux.

Dans ce cadre de mécontentements grandissants, une campagne politique de signatures proclamant l’illégitimité de Morsi, baptisée Tamarod ( Rébellion) est lancée par de jeunes militants proches de l’opposition institutionnelle du FSN. Cette campagne demande des élections présidentielles anticipées.

Du 30 juin au 3 juillet 2013 : vers une deuxième révolution, sociale celle-là

Dans le contexte de grèves et d’agitation considérables, elle a un succès hors du commun. Tout le monde s’en empare, des comités Tamarod naissent partout, bien souvent dans les usines, et débordent les initiateurs comme les objectifs initiaux. La pétition obtient 20 millions de signatures (alors que Morsi a été élu par 13 milions de voix, dont beaucoup par défaut).

Pour beaucoup, l’illégitimité de Morsi signifie qu’il doit partir tout de suite. Une manifestation de remise des signatures est prévue le 30 juin.

On ne sait pas exactement combien de personnes sont venues ce jour-là. Les estimations les plus basses sont de 14 millions de manifestants, les plus hautes de 30 millions. La participation populaire est énorme. Les grévistes de mars, avril et mai sont là. Mais les dirigeants de Tamarod ont exigé qu’aucune banderole d’organisation, de parti, de syndicat et d’entreprise n’apparaisse. Seuls les drapeaux égyptiens et les pancartes individuelles sont autorisées. Le caractère ouvrier des manifestations ne se voit donc pas ; le caractère "national" si. Un seul mot d’ordre "Morsi dégage". La manifestation dure alors 4 jours sans faiblir. Le peuple tout entier est dans la rue. Y compris beaucoup de nouveaux qui n’avaient participé à rien jusqu’à présent. C’est une fête gigantesque.

L’armée craint alors non seulement que le peuple fasse chuter Morsi, mais qu’à cette occasion, une fois ce résultat obtenu, les manifestations continuent et que cette fois-ci, la foule des revendications de mars, avril et mai, économiques et politiques, ne soient portées au devant du mouvement. A partir de là, la propriété et l’État pourraient être directement menacés. L’armée en premier, puisqu’elle est propriétaire de 20 à 40% de l’économie.

Le risque est d’autant plus réel que des rumeurs d’appel à une grève générale par les syndicats se précisent. C’est le spectre du scénario de janvier 2011 qui ressurgit, mais cette fois, la deuxième révolution sera sociale.

Appelée à intervenir par un certain nombre de partis d’opposition qui s’inquiètent de la tournure des événements, notamment les socialistes nassériens, l’armée – par la voix du général Sissi, ex-ministre de la défense de Morsi - pose alors le 1er juillet un ultimatum de 48 H à Morsi : il s’en va, organise des élections, ou alors c’est l’armée qui le dégage.

C’est la joie chez les manifestants. L’obstacle de l’armée semble levé. Les gens poussent un "ouf" de soulagement. Il n’y aura pas de bain de sang.

Cependant, la majeure partie des manifestants continue à occuper la rue, n’ayant qu’une confiance limitée dans l’armée et préférant faire le boulot eux-mêmes. D’autant plus que les Frères Musulmans n’abandonnent pas. Leurs militants agressent violemment les manifestants faisant de nombreux blessés et quelques morts, sans que l’armée ou la police n’intervienne pour protéger les manifestants. On voit apparaître alors un certain nombre de comités de quartiers d’auto-défense dans différentes villes pour se protéger des violences des Frères Musulmans.

Par contre la majorité des partis et syndicats d’opposition, soulagée par l’intervention de l’armée, se précipite sur sa proposition et s’engouffre derrière elle. Les dirigeants de Tamarod, eux, sont divisés. Ils hésitent un instant. Certains appellent les manifestants à dégager eux-mêmes Morsi, à ne pas attendre que l’armée le fasse, à créer leurs propres comités et à aller le chercher dans son palais. Mais la majorité de la direction de Tamarod finit par se rallier à l’armée et ne propose plus aux manifestants que d’attendre que celle-ci fasse elle-même le boulot. Les directions syndicales font de même et annulent leur mot d’ordre de grève générale.

Toute l’opposition organisée, à l’exception des Socialistes Révolutionnaires, est derrière l’armée.

A partir de ce moment, on voit surgir un peu partout, et de plus en plus, des slogans en faveur de l’armée, des portraits de Sissi fournis par l’armée mais portés par l’opposition, par des anciens du PND ( parti de Moubarak) qui profitent de l’occasion et du caractère "national" des manifestations, pour tenter de se glisser dans la foule, et, enfin, par des primo-manifestants qui n’avaient pas eu encore à subir la répression policière ou militaire.

Il a été souvent dit à ce moment que les égyptiens étaient versatiles, qu’ils se mettaient à adorer l’armée qu’ils combattaient quelques mois plus tôt. Non, les égyptiens ne sont pas des imbéciles. Ce sont tous les partis d’opposition, y compris la direction de Tamarod, qui ont porté cette politique de soutien à l’armée, entraînant seulement alors avec eux la partie de la population la moins consciente.

Les égyptiens ne sont pas tant derrière l’armée qu’on les a montré.

Bonapartisme et logique de la situation après le 3 juillet 2013

L’armée arrête Morsi le 3 juillet puis un certain nombre de dirigeants des Frères Musulmans. L’armée a volé les fruits de la révolution, mais c’est l’explosion de joie chez les manifestants et la fête permanente dans la rue pendant plusieurs jours pour des millions d’égyptiens. Le but affiché est atteint : Morsi est tombé.

L’armée nomme ensuite un gouvernement où figurent les anciens de l’opposition libérale (comme El Bardei) et nassérienne, notamment le ministre du travail ( ancien dirigeant du syndicat oppositionnel né de la révolution de janvier 2011) avec le soutien de l’ancienne opposition démocrate, Tamarod et bien d’autres.

Les Frères Musulmans sont confrontés à une situation catastrophique pour eux. Cela faisait 70 ans qu’ils travaillaient à arriver au pouvoir. Et là, en seulement un an tout s’effondre. Comment échapper au désastre ?

Ils profitent alors du fait que ce n’est pas une révolution populaire jusqu’au bout qui les a chassé du pouvoir mais un coup d’État de l’armée, pour se réclamer de la légitimité démocratique. Morsi a été élu, crient-ils partout.

Oublié la tentative de coup d’État de Morsi en décembre, oublié les tricheries éhontées lors des scrutins, la participation très faible, oubliée la répression extrêmement violente des grèves et manifestations, les multiples atteintes aux libertés démocratiques, les restrictions aux droits des journalistes, de la justice... Oubliés surtout la pétition de 20 millions de signatures, les 14 à 30 millions d’égyptiens qui ont crié dans la rue pendant plusieurs jours, dans une démocratie directe infiniment plus représentative, qu’ils ne voulaient plus d’eux. Non, ils seraient la vraie démocratie : en tous cas celle que veulent les occidentaux.

Craignant de tout perdre, leur appareil ne s’effondre pas. Il s’accroche. D’autant plus qu’ils obtiennent le soutien entier ou partiel de quasiment tous les pays occidentaux.

Ils ne cherchent pas à s’adresser au peuple égyptien qui vient de montrer qu’il ne voulait plus d’eux, mais à leurs propres militants et sympathisants, pour ne pas les perdre. Ils les enferment alors, et s’enferment avec eux, dans une bulle. D’une part, ils les abreuvent d’informations fantaisistes, aidés par la presse occidentale, en leur faisant croire qu’ils sont des millions mais surtout que l’islam est menacé par l’armée, les mécréants et les chrétiens. D’autre part, ils multiplient les occupations de places et les manifestations agressives contre le pouvoir... et les chrétiens. Dans ce combat pour la survie, repliés sur eux, il est probable qu’au sein des Frères Musulmans, le pouvoir soit passé aux plus intégristes. D’autant plus que l’armée essaie de les faire éclater en jouant sur leurs divisions internes. La violence de leur comportement est en effet dépassée par celle de l’armée qui n’hésite pas, à plusieurs reprises, à faire tirer dans le tas, à tuer.

L’agressivité et la violence des Frères Musulmans ne gêne pas l’armée. Au contraire, ça l’arrange et doublement.

D’une part, ça permet de faire que les Frères les plus modérés s’éloignent de leur propre direction, ainsi on a vu apparaître des scissions, des "Frères contre la violence". D’autre part et surtout, cette guerre religieuse contre les chrétiens, contres les citadins riverains de leurs manifestations, lui permet de se hisser au dessus des parties comme un Bonaparte. Plus c’est le chaos, plus l’armée et à la police peuvent gagner une légitimité comme garantes de l’ordre, de la stabilité et de la paix civile. Enfin l’armée tente ainsi de détourner la colère sociale sur des objectifs religieux.

Ainsi, les deux adversaires/complices, armée et Frères Musulmans, ont besoin de la violence de l’autre pour assurer leur pouvoir, interne pour les uns ou externe pour les autres. La spirale est lancée.

C’ est pourquoi lorsque des Frères Musulmans agressent des chrétiens ou simplement des résidents, l’armée laisse faire.

Il y aurait un danger pour elle, à ce que les résidents ou riverains des manifestations ( qui parfois se transforment en attaques d’églises, saccages de magasins anti-morsi, voitures avec auto-collants anti-Morsi...) et occupations de place par les islamistes ( des espèces de camps retranchés avec check point, fouille au faciès, tabassage éventuel pour les riverains) ne s’organisent eux-même que pour se protéger, ce qu’ils font assez souvent. Cependant, les occupations des rues par les Frères Musulmans ne sont pas assez nombreuses pour qu’il y ait ce risque.

Au contraire même, l’hostilité populaire à l’égard de la politique économique de Morsi qui s’est fait entendre en mars, avril, mai et juin et qui l’a fait tomber, s’est déplacée contre l’ensemble des Frères Musulmans au fur et à mesure que ceux-ci, depuis le 30 juin et ensuite, ont multiplié les violences à l’égard des anti Morsi, des chrétiens ou des résidents riverains de leurs occupations et manifestations.

Ce qui a permis à l’armée d’intervenir pour dégager les places ces jours-ci et faire un bain de sang tout en décrétant l’état d’urgence. Elle savait qu’elle ne trouverait pas d’opposition dans la population, qui dans son ensemble, s’est dit que les Frères Musulmans l’avaient bien cherché.

On voit évidemment où l’armée voudrait aller et où la politique des Frères Musulmans les portent : une situation à l’algérienne, comme en 1991, où l’armée justifiait sa dictature par la nécessité de combattre le terrorisme islamiste et où les islamistes tentaient de récupérer la colère sociale exprimé dans les émeutes populaires par leur radicalisme pour ensuite l’embrigader derrière eux.

Est-ce pour autant que ce discrédit croissant des Frères, l’acceptation de leur massacre par le peuple, signifie que la population soutient l’armée et rentre dans l’engrenage dans lequel l’armée et les Frères Musulmans tentent de l’entraîner ?

Pourquoi la révolution n’a pas dit son dernier mot

Si le danger est réel, si le mécanisme de l’engrenage est clair, il est loin d’être enclenché au niveau des classes populaires.

Car pour qu’il puisse s’engager, il faudrait que le peuple ait renoncé à tout espoir révolutionnaire, il faudrait qu’il ait abandonné son combat pour ses propres revendications. Et qu’alors, en désespoir de cause, il s’engage derrière l’un ou l’autre des deux protagonistes institutionnels.

Pour cela, il faudrait qu’il ait été écrasé, comme l’avait été le soulèvement du peuple algérien. Or il ne l’a pas été. Il a été trompé, baladé, on lui a volé sa révolution, mais il n’a pas pas été écrasé.

Et sa situation économique est catastrophique. Même trompé, désabusé, il n’a pas d’autre choix que de lutter pour sa survie. Il a faim. Et la faim n’attend pas. Il faudrait que le peuple égyptien ait été écrasé pour qu’il ne continue pas ce combat.

Mardi 13 août, pour la première fois avec ce gouvernement où figure donc l’ancien dirigeant du principal syndicat oppositionnel, la police a réprimé une grosse grève dans une aciérie à Suez. C’est ça le vrai but de l’armée et du pouvoir ; c’est ça le but de leur état d’urgence, de leurs attaques contre les Frères Musulmans. Ils limitent les libertés pour viser les grèves, s’attaquer à la révolution elle-même.

Mais si le pouvoir a réprimé une grève, c’est que malgré l’appel du ministre du travail à suspendre les grèves et à se retrousser les manches pour sauver l’économie égyptienne, malgré le soutien de l’opposition politique et syndicale à l’armée, malgré le conflit sanglant entre l’armée et les Frères destiné à détourner l’attention, il y a des grèves, pour des revendications économiques, et toujours pour dégager les petits Moubarak. Et semble-t-il - car il est difficile d’avoir des informations à ce sujet - pas qu’un peu. Des journaux ont même parlé d’une nouvelle vague de grève vers la fin juillet, très loin des conflits religieux dans lesquels on essaie de les entraîner.

Ainsi l’indifférence du peuple égyptien à l’égard du sort des Frères Musulmans est le signe que ses préoccupations sont ailleurs plus qu’il ne soutient l’armée. Des banderoles de manifestants le disaient à Sissi : tu nous a débarrassé de Morsi, c’est bien, mais maintenant on attend que tu fasses quelque chose pour nous. Et c’est urgent.

Le peuple pour, le moment, très loin des manœuvres des uns et des autres, très loin de ce que peuvent raconter les journaux et les télés. Il est dans ses problèmes de survie quotidienne, toujours dans la logique de la révolution pour "le pain, la justice sociale et la liberté" et regarde le combat armée/Frères plus en spectateur que partie prenante.

Or si le peuple n’abandonne pas son indépendance, ne marche pas dans l’engrenage du combat religieux, pendant que ses deux ennemis se tapent dessus, cela ne fait que les affaiblir mutuellement. Il est donc bien possible que lors de la prochaine vague de grèves, on voie surgir en plus grand nombre des organes d’auto-organisation.

C’est d’ailleurs peut-être par crainte de ces grèves que l’armée a précipité sa décision de dégager les places occupées par les frères Musulmans.

En effet, les deux années passées, vers le 15 septembre, au moment de la rentrée scolaire, se sont déclenchées de grosses vagues de grèves initiées par les enseignants, suivis par les médecins de services publics, qui ont été, à chaque fois, proche d’enclencher une grève générale. On ne voit pas pourquoi ce serait différent cette année. La différence, c’est que cette année, le caractère national des grèves d’enseignants et médecins, pourrait bien donner l’expression unificatrice politique que la multitude des grèves et protestations de mars à mai, cherchait et avait cru trouver dans l’initiative de Tamarod.

Le pouvoir (et les Frères Musulmans) le sait. Il a jusqu’à la rentrée pour tenter d’entraîner le peuple dans l’engrenage de sa guerre. Après - mais cela peut arriver avant, car le peuple égyptien nous a surpris plus d’une fois – l’armée et les Frères Musulmans (réconciliés ?) pourraient ne plus guère avoir les moyens d’arrêter le fleuve révolutionnaire.

On peut donc s’attendre d’ici là à une aggravation des violences entre l’armée et les Frères... mais aussi bien d’autres surprises.

La révolution continue.

Jacques Chastaing le 16.08.2013

Jacques Chastaing

Collaborateur du site À l’encontre (Suisse)

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