Édition du 18 février 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La révolution égyptienne

Panorama des forces politiques égyptiennes face à la révolution et à la contre-révolution

Il n’y a pas de contradiction entre le fait que plusieurs millions d’Egyptien ont demandé le 30 juin dernier que Morsi abandonne la présidence, par un référendum ou des élections présidentielles anticipées, et qu’un coup d’Etat mené par l’armée se soit produit le 3 juillet. Il n’y en n’a pas non plus entre le fait que depuis plusieurs mois, d’importantes forces régionales et locales ont conspiré pour affaiblir la position de Morsi par le sabotage de l’économie, de l’énergie, de la sécurité et de l’objectivité journalistique tandis que les millions d’Egyptiens déjà mentionnés avaient leurs propres raisons pour exiger le départ du président.

Ce qui surprend par contre, c’est que l’immense majorité des dirigeants politiques et des personnalités publiques - à l’exclusion des Frères Musulmans et de deux ou trois partis islamistes moins importants -, dont le parti salafiste Al-Nour (21,8% des votes aux dernières élections législatives) et l’Egypte Forte, de l’ex-candidat présidentiel Abdel Moneim Abdel Futuh (17,8% des votes au premier tour), aient applaudis, niés ou tolérés le coup d’Etat et, surtout, qu’ils continuent à le faire en dépit de leurs critiques sur des aspects partiels du nouveau processus entamé.

La droite « laïque »

Le soutien au coup d’Etat des dirigeants du parti Wafd (8,6% aux législatives) et des Egyptiens Libres (3%) n’est quant à lui pas surprenant. Confortablement installés sur l’échiquier politique sous Moubarak (sauf dans le cas du dernier, qui n’existait pas à l’époque) et ayant collaboré avec lui, ils se sont ensuite convertis en « révolutionnaires » et ont depuis lors ouvert leurs rangs aux ex-membres officiels de ce régime. Leurs présidents millionnaires (Badawi et Sawiris) ont mis leurs chaînes de télévision et leurs médias (déjà autorisés au temps de Moubarak) au service du maquillage de la réalité et de la diabolisation des Frères Musulmans. Sawiris, qui a déclaré être entré en politique après la chute de Moubarak « pour contrecarrer l’expansion des idées socialistes dans la jeunesse », a reconnu qu’il a accordé des facilités matérielles aux fondateurs du mouvement « Tamarod », « sans qu’ils ne sachent d’où elles venaient », ce dont il n’est « nullement honteux ». Ces fondateurs affirment quant à eux qu’ils n’ont « pas demandé l’aide de l’armée » dans les semaines précédent le coup, que c’est l’armée « qui l’a offerte » et qu’ils se sont limités à l’accepter.

Le Wafd et les Egyptiens Libres sont aujourd’hui les principaux représentants de la droite dite « laïque » en Egypte et ils le sont grâce à la garantie d’êtres « non moubarakistes » que bon nombre leur concèdent facilement à partir d’une conception assez étroite de ce régime. Mais dans le sillage du Wafd et des Egyptiens Libres navigue une bonne quantité de partis mineurs – dont certains sont ouvertement moubarakistes -, la grande majorité des grands médias et un nombre significatif de figures publiques.

Depuis le 3 juillet, les ramifications médiatiques de ce secteur, avec en son sein les médias publics – étonnamment indemnes de toute prise de contrôle par les Frères Musulmans comme on l’avait tant de fois dénoncé – se sont en outre consacrés à occulter des informations et des opinions (par exemple, sur les manifestations des partisans de Morsi et la violence exercée contre elles), à glorifier non seulement l’armée mais aussi la police qui, selon l’Organisation Egyptienne des Droits de l’Homme, tant sous la présidence des militaire que sous Morsi, a arrêté et torturé pour raisons politiques relativement plus que depuis la chute de Moubarak. La différence entre ces différentes époques est que la police n’était pas avec Morsi et la grande erreur de celui-ci, que ce soit par tactique ou par conviction, a été de ne pas se presser de tenter de démanteler cet appareil répressif.

Il faut signaler que, du point de vue de leurs positions macro-économiques, les Frères Musulmans ne se distinguent pratiquement en rien de la droite laïque capitaliste. A de nombreuses occasions, ses dirigeants – dont beaucoup sont de prospères entrepreneurs – ont exprimé leur adhésion au libre marché et au capitalisme et ont même fait les éloges de la politique économique de privatisations et de libéralisation suivie par Moubarak dans sa dernière phase. Autre chose sont ses promesses de justice sociale, qui convainquent bon nombre de ses partisans des classes les plus populaires. Les différences entre les Frères Musulmans et le reste de la droite s’inscrivent dans le cadre de certains aspects sociaux et culturels de leur idéologie et, surtout, du moins au niveau des dirigeants, dans la lutte pour l’hégémonie d’une élite contre d’autres.

Les Salafistes

Quant au parti salafiste Al-Nour, on sait qu’il est généreusement financé par l’argent saoudien et du Golfe et que ses dirigeants et partisans s’abstinrent de participer à la politique dans les 15 dernières années du régime de Moubarak – beaucoup d’entre eux ont participé dans les années 1990 à la lutte armée contre lui. Ils ne se sont intégrés au jeu politique qu’après sa chute, avec la bénédiction du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) afin de faire contrepoids aux Frères Musulmans.

En dépit du fait qu’ils les ont aidés aux présidentielles, ils ont été très critiques avec la politique des Frères Musulmans, depuis le début du mandat de Morsi jusqu’au 30 juin. Leur posture déclarée face à ce dernier se résume à la constatation de ses erreurs au gouvernement et une formidable animosité les sépare des Frères Musulmans – qui n’ignorent pas que les salafistes ont été en grande partie promus par des pouvoirs factices. Leur crainte d’un retour à l’ « Etat policier » les a néanmoins amenés à soutenir la proposition de Morsi d’élections anticipées et ils ont initialement soutenus la « feuille de route » des militaires et la déclaration constitutionnelle du nouveau président – après s’être assuré de la permanence de l’Islam comme religion d’Etat et principale source de la législation – et ont appelé les Frères Musulmans à se retirer des rues.

Ils se sont ultérieurement désolidarisés de la « feuille de route » et on accrus leurs critiques envers cette même déclaration constitutionnelle et la formation du nouveau gouvernement, ainsi que la campagne médiatique, la violence et la répression contre les Frères Musulmans, qu’ils continuent cependant à tenir pour responsables, à cause de leur « obstination », de l’évolution des événements. Selon eux, les événements qui ont conduit au 3 juillet se situent entre le mouvement révolutionnaire et le coup d’Etat.

La position de Abdul Futuh et de son parti, l’Egypte Forte, face à l’aspect spécifique que nous avons abordé, est quasi identique à celle de Al-Nour en dépit des énormes différentes entre eux par ailleurs puisque l’islamisme de Abdul Futuh est trop libéral en politique et en morale pour les salafistes (et aussi pour les dirigeants des Frères Musulmans, dont il a fait partie il y a quinze ans). Abdul Futuh, avec son image méritée d’homme intègre et porté au dialogue, pourrait être un homme important dans un avenir à moyen terme réellement ouvert à la réconciliation et à des troisième ou quatrième voies, un avenir qui cependant bien compliqué d’imaginer aujourd’hui.

Les « centristes »

Quant au spectre politique diffus et fragmenté du centre-droit et du centre-gauche, ou ceux qui prétendent le composer, les deux secteurs ont trouvé un point de convergence dans la figure de Al-Baradei et de son parti, Al-Dustur. Al-Baradei, accusé par beaucoup d’être un agent de l’étranger, est arrivé en Egypte en 2010 auréolé d’une gloire médiatique internationale qui le présentait comme le champion de la lutte contre Moubarak et le candidat à sa succession via des élections, alors que la majorité des Egyptiens ignoraient jusqu’alors son nom.

Aujourd’hui sans s’être jamais présenté à une élection, il est vice-président pour les Affaires Etrangères du régime instauré après le coup d’Etat (depuis lors, il a démissionné à la suite des massacres perpétrés par l’armée, NdT) et il est à la tête du Front du Salut National qui a agglutiné l’opposition à Morsi des grands partis et qui rassemble le Wafd, les Egyptiens Libres, son propre parti et le Courant Populaire, parmi d’autres. Le parti de Baradei se déclare libéral en politique et en économie, il défend ouvertement le libre marché tout en s’opposant aux privatisations et compte de nombreux dirigeants et partisans de la lutte contre Moubarak, dont beaucoup d’origine de gauche proches du nassérisme, comme le fondateur de Kifaya, Georges Ishaq, ou l’écrivain Alaa Al-Aswani.

Ces derniers mois, Al-Baradei s’est déclaré disposé à ouvrir les portes de son parti à d’ex-membres du régime de Moubarak, ce qui a provoqué un tollé dans une grande partie de sa base. Al-Baradei et son parti soutiennent à 100% la feuille de route des militaires.

La gauche réformiste

Au sein de la gauche, il convient de souligner actuellement le parti Courant Populaire, qui prétend rassembler les partisans de l’idéal nassérien dans sa défense du rôle central de l’Etat dans le développement de l’économie, et donc en faveur de la renationalisation de la majeure partie des entreprises privatisées par Moubarak, ainsi que des droits des travailleurs, mais à partir d’une perspective qui rejette le marxisme et la lutte des classes.
Son président, Hamdín Al-Sibahi, a surpris ses propres partisans en obtenant plus de 21% des votes lors du premier tour des élections qui, selon certains, furent manipulées pour l’écarter du second tour.

En réalité, cependant, ce résultat n’est pas étonnant : Sibahi représente aux yeux de beaucoup l’unique option face aux candidats de l’ancien régime et des islamistes, et bon nombre de ses électeurs sont d’authentiques partisans d’un nassérisme « modéré » par son acceptation de la démocratie et dans son rapport avec l’islamisme politique, persécuté sans pitié par Nasser à l’époque.

Dans les 6 ou 7 dernières années avant la chute de Moubarak, de nombreux nassériens ont effectivement tendu des ponts de communication et de coopération avec les islamistes contre le dictateur et Sibahi lui-même s’était allié, avec son parti d’alors, Al-Karama, avec les Frères Musulmans aux élections législatives de 2012. Certains d’entre eux avaient exigé qu’on respecte la victoire de Morsi aux élections présidentielles. Mais, après son succès a ces dernières, Sibahi a voulu réunir tous les courants et partisans du nassérisme, avec tout ce que cela implique de concessions à l’autoritarisme, à la confiance quasi aveugle dans l’institution militaire et à la rancœur vis-à-vis des islamistes. Les Frères Musulmans ont accusé des membres du Courant Populaire d’avoir attaqué leurs propres partisans dans diverses provinces d’Egypte.

Parmi la trentaine de portefeuilles ministériels du nouveau gouvernement qui se prétend « d’unité nationale » et d’ « experts », formé par Hazem Biblawi après le renversement de Morsi, le Courant Populaire en compte deux, Al-Dustur deux également et le Wafd un. Le Parti Social Démocratique en a deux (y compris le président). Avec eux se trouvent divers ex-membres des cabinets nommés pendant et après la chute de Moubarak, tant par les militaires que par Morsi (certains ont été démis et un a démissionné). Il y a également deux militaires, outre le Ministre de la Défense, Al-Sissi, et un ex-général de la police, en outre du Ministre de l’Intérieur. Finalement, une grande partie d’entre eux ont occupé des postes de responsabilité sous le régime de Moubarak, trois d’entre eux ayant été membre de son Bureau Politique ces dernières années.

Bon nombre d’entre eux ont joué un rôle important dans les secteurs liés à la libéralisation de l’économie. On a assigné aux ministres de tendance nassérienne les ministères du Travail, de l’Eduction et de la Jeunesse. Les postes économiques sont toujours aux mains des libéraux. Ceux de la Défense, de l’Intérieur, de la Production Militaire et du Ravitaillement sont aux mains de militaires ou de policiers (le ministre de l’Intérieur est toujours le même que sous le gouvernement Morsi). La ministre de l’Information est une ex-membre du Bureau Politique du parti de Moubarak. Il est donc évident que le nouveau gouvernement est un gouvernement d’unité… face à Morsi et aux Frères Musulmans et on comprend les ricanements de leurs partisans – et sans doute aussi du reste des islamistes – rassemblés le 19 juillet dans les places d’Egypte face à la prétention que ce gouvernement soit « d’unité nationale ».

L’auteur de ces lignes a tenté de comprendre les positions de ceux qui ont sanctionné le coup d’Etat. On peut comprendre que beaucoup d’entre eux peuvent être honnêtes dans leur conviction – sans doute juste – selon laquelle la majorité du peuple voulait le départ de Morsi, qui considèrent que les Frères Musulmans portaient le germe de l’autoritarisme et qui pensent qu’il fallait donner une issue à la situation de blocage politique, de détérioration économique. Bon nombreux d’entre eux font probablement pression pour que les mobilisations constantes des Frères Musulmans ne soient pas réprimées de manière encore plus sanglante. Et il est évident que ceux qui ont une fibre révolutionnaire et démocratique placent leur espoir dans le fait que la mobilisation populaire des uns et des autres ne permettra pas le retour à un régime ouvertement autocratique et répressif.

Mais il est difficile de comprendre, au-delà du fait qu’ils soient parfaitement conscient d’avec qui ils sont alliés, qu’ils ne se rendent pas compte que le fait de fermer les chaînes de télévision des islamistes, d’emprisonner les dirigeants des Frères Musulmans avec de fausses accusations et, surtout, d’occulter l’existence de plusieurs millions de personnes dans les rues d’Egypte, comme l’a fait la télévision d’Etat, qu’avec tout cela donc, la distance entre un tel régime autocratique et répressif est pour le moins très petite. Certaines figures du nouveau gouvernement – comme la ministre de l’Information – ne semblent pas promettre de réduire cette distance, tout au contraire.

Tous les Arabes connaissent sans exception le dicton « Ils m’ont mangé le jour où ils ont mangé le taureau noir », équivalent au « Ils sont d’abord venus prendre les communistes… », erronément attribué à Brecht. Mais il semble bien que beaucoup d’entre eux, à commencer par des communistes, l’oublient quand ce sont les islamistes que l’ont vient chercher en premier, en dépit d’avoir déjà connus certaines expériences de ce genre (par exemple, sous la présidence de Nasser).

Et vu que nous parlons des communistes, je conclurai avec certains d’entre eux et avec d’autres ayant un poids numérique limité et aux maigres moyens, mais qui ont un grand prestige, une importance symbolique et de possibles perspectives de croissance. Le Mouvement du 6 Avril a joué un rôle fondamental depuis le 6 avril 2008 et jusqu’à la chute de Moubarak, non seulement directement, mais aussi avec leur travail de convergence entre différents courants idéologiques d’opposition – et en particulier entre islamistes et laïcs – et entre le mouvement ouvrier et le reste de la société. Au second tour des élections, ce fut la seule force politique non islamiste qui a soutenu publiquement Morsi face au candidat de l’ancien régime Ahmad Shafiq, dans le but d’empêcher son retour.

Le Mouvement du 6 Avril a ensuite soutenu la campagne de Tamarod contre Morsi, sans s’intégrer cependant au Front de Salut National. Face au coup d’Etat et aux processus ultérieur, ils ont maintenus une position critique sans aller jusqu’à manifester contre lui, rejetant, par exemple, le nouveau gouvernement à cause de la présence en son sein d’ex-membres du régime de Moubarak et dénonçant sans ambages et sans se laisser confondre la violence utilisée contre les partisans de Morsi. En dépit des tentatives constantes de provoquer des divisions et d’introduire des cooptations dans ses rangs, ils sont parvenus à maintenir leur indépendance et leur clairvoyance face à toutes les formes d’autoritarisme.

La gauche révolutionnaire

Moins importants numériquement et médiatiquement, les Révolutionnaires Socialistes, d’inspiration trotskyste, incarnent la rénovation d’une gauche marxiste radicalement distincte de l’expérience soviétique. Ils ont également participé à la campagne contre Morsi en soutenant le mouvement Tamarod, mais l’un de ses dirigeants les plus connus, Hossam Al-Hamalawy, a attiré l’attention sur la nécessité de faire la distinction entre les promoteurs et coordinateurs centraux de Tamarod, inconnus jusqu’alors, et les nombreux activistes de cette organisation et d’autres qui, de manière décentralisée, se sont limités à diffuser et à soutenir sa campagne.

Les Révolutionnaires Socialistes considèrent, toujours selon Al-Hamalawy, qu’à l’époque de la présidence de Morsi et dans le cours des événements ultérieurs, il n’y a pas eu de réelle rupture avec l’ancien régime de Moubarak et que les ex-membres de ce dernier, la droite laïque et les dirigeants des Frères Musulmans, sont des alliés de classe même s’ils s’affrontent entre eux pour établir leur hégémonie politique. Le fait que la majeure partie des classes populaires donne son appui soit à l’armée, soit aux Frères Musulmans souligne, selon Al-Hamalawy, l’échec de la gauche à construire une alternative à la droite dite laïque et à la droite islamiste.

Les Révolutionnaires Socialistes ont qualifié la déclaration constitutionnelle du nouveau président de la République de « dictatoriale » et considèrent que le nouveau du gouvernement est « l’homme des banques et des investisseurs, ennemi de la justice sociale ». Après leur constat sur l’indiscutable échec de la gauche, la question est de savoir dans quelle mesure il pourrait être surmonté avec une posture équidistante entre un conglomérat dominé par la droite du régime de Moubarak qui n’a gagné aucune élection et un autre dominé par la droite islamiste qui, lui, a remporté des élections et qui, quand il était encore au pouvoir, se trouvait dans une position de plus grande faiblesse que le nouveau régime actuel.

Source :
http://www.rebelion.org/noticia.php?id=171554&titular=panorama-de-las-fuerzas-pol%EDticas-egipcias-frente-a-la-revoluci%F3n-y-la-involuci%F3n-

Traductions françaises pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Javier Barreda

Auteur pour le site :
http://www.rebelion.org/

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