Il faut donc combattre les illusions qu’on se crée parfois soi-même pour éviter de réfléchir. Il y en a une qui me frappe ces jours ci. On se dit, en tout cas beaucoup de monde de gauche le pensent, qu’un jour, on va « prendre le pouvoir ». Avant, on pensait que la révolution, l’insurrection, ou quelque évènement cataclysmique, allait produire cela. On allait « prendre le pouvoir » et changer le monde. Maintenant, on est plus modestes, mais on se dit encore qu’on va « prendre le pouvoir », par les élections par exemple.
Vous allez dire, c’est normal, c’est ce qu’on veut. On n’est pas là juste pour parler. Oui mais il y a une illusion dans cette manière de voir les choses. D’abord, et c’est encore Gramsci qui nous l’a appris, le pouvoir n’est pas une chose, un lieu, un site, un groupe de personnes. Ce n’est pas un objet qu’on « prend ». Au contraire, le pouvoir est un système de relations, un enjeu politique, social, politique. C’est aussi un ensemble robuste d’institutions, ce qui inclut les dispositifs répressifs, mais aussi des machines qui encadrent nos références culturelles, juridiques, voire éthiques. Dans notre société capitaliste, le pouvoir est aussi un « marché » » anonyme, une sorte de « capitalisme collectif », multinational, qui fonctionne, de manière très flexible, au-delà des États et des sociétés. Comme une sorte d’enclave du 1 %, bien protégé par un système complexe agissant à tous les niveaux.
Et donc, il faut arrêter de penser « prendre » le pouvoir comme si c’était une chose. On doit changer quelque chose de plus profond, qui relève de rapports sociaux, et dont la sphère politique est une des dimensions, mais une dimension seulement. Gagner les élections n’est pas « prendre le pouvoir », mais s’insérer dans une dynamique beaucoup plus vaste où on peut, dépendamment des circonstances et de notre compréhension des choses, miner le pouvoir et penser, sur une échelle plus longue, le transformer.
Si on dit les choses autrement, on crée des attentes qui ne pourront pas être comblées. Cela a été le dilemme de bien des partis de gauche qui pensaient avoir « pris le pouvoir », et qui se sont retrouvés finalement, devant le mur des dominants. Ils n’avaient pas vraiment le pouvoir. Souvent, ils se sont retrouvés forcés, comme nos camarades grecs par exemple, à gérer l’édifice qu’on pensait avoir démoli. D’autres ont carrément capitulé, comme la sociale-démocratie devenue sociale-libérale, et qui disent en fin de compte, « on ne peut rien changer ».
Il y a heureusement des exceptions. Je pense par exemple à la Bolivie, qui est un laboratoire intéressant (certainement pas un « modèle »). Quand la nouvelle gauche a gagné les élections en 2006, elle n’a pas dit qu’elle avait « pris le pouvoir ». On a plutôt dit qu’ils avaient élargi une fissure dans l’édifice du pouvoir, et qu’avec cela, on pouvait envisager de changer les choses, pas à pas. La première priorité n’était pas de rêver à une révolution improbable, mais de fournir un verre de lait aux enfants chaque matin à l’école. Et on l’a fait. En clair, des millions de personnes sont sorties de la pauvreté. Entretemps, le pouvoir, le vrai pouvoir, est resté en place, avec sa hiérarchie sociale dominée par le 1 %. Mais les 99 % ont gagné de la confiance et aussi de l’estime de soi. Ensuite, le MAS, qui est un parti de gauche au sein d’une constellation sociale et politique, a commencé à changer la structure raciale de l’État, qui était jusqu’à 2006, essentiellement un système d’apartheid. Les autochtones ont accédé à des pans de pouvoir, dans l’administration de la justice par exemple. Encore là, des petits pas, mais qui ont fait une différence.
Aujourd’hui, les militants et les militantes en Bolivie qu’ils ont enclenché un processus de transformation qui, s’il continue à long terme (ce qui est loin d’être garanti), permettra d’aller plus loin que la mise en place de mécanismes de redistribution. Alvaro Linera Garcia, un des intellectuels qui participe à ce processus, refuse de parler d’une Bolivie « socialiste ». Nous vivons sous le capitalisme, dit-il. Nous ne contrôlons pas notre économie. Nous sommes insérés dans l’étau du capitalisme transnationalisé. Mais nous avons entrepris une longue marche.
Le jour que Québec Solidaire aura gagné les élections, ce qui n’est pas pour demain mais qui pourrait arriver un jour, cela sera exactement comme cela. On n’aura pas « pris le pouvoir ». On aura affecté une dimension du pouvoir. On se servira de cela pour relancer une lutte longue et difficile. En attendant, soyons réalistes et audacieux en même temps. On ne doit pas se raconter des histoires.
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