Pourquoi publier le livre d’un homme dans une collection féministe, qui publie d’ordinaire des livres écrits par des femmes ? Est-ce une entorse aux principes du féminisme radical ? À mon sens, non. Le mouvement féministe de la deuxième vague, né dans les années 1970 dans tous les pays occidentaux, et qui s’est inspiré du mouvement américain des droits civiques, estimait – et pour ma part j’estime toujours – que la libération des opprimé·es doit être l’œuvre de celles-ci et de ceux-ci ; que l’intervention des hommes dans les réunions, les réflexions, les ouvrages féministes a trop souvent comme effet de faire jouer à nouveau le prestige qu’a le groupe dominant aux yeux des dominé·es ; et de permettre ainsi à ce groupe de continuer à jouer son rôle naturel : à diriger, à exercer son pouvoir jusque dans les lieux qui ont pour but de le contester.
Et c’est bien ce que l’on constate, en étudiant l’histoire du féminisme, ou en observant les pratiques contemporaines : des experts blancs discourent sur l’oppression des groupes racisés, des expert·es hétérosexuel·les discourent sur l’oppression des lesbiennes et des gays.
Et « parce que les hommes sont concernés aussi par le sexisme », des experts-hommes se mêlent de théorie féministe : donnent leurs définitions de ce dont souffrent les femmes, des définitions qui ne sont pas forcément les mêmes que celles données par les femmes. Mais plutôt forcément pas les mêmes. Ainsi leur sympathie et leur intérêt deviennent-ils des prétextes pour introduire une parole plus « raisonnable », plus « équilibrée » (« il y a des torts des deux côtés ») et pour mettre sur l’agenda des féministes des thèmes – des devoirs de vacances – qu’elles n’ont pas choisis. En d’autres termes, aujourd’hui comme en 1970, ils parlent à la place des femmes.
Il est donc juste de leur refuser ce rôle. Mais cela signifie-t-il qu’ils n’ont aucune place dans ce combat ? Non. Ils en ont une : la leur. Et dès qu’ils cessent de parler prétendument de notre place, et à notre place, dès qu’ils parlent à partir de leur place, et de leur place, on peut à nouveau les écouter.
John Stoltenberg est un de ces hommes. Il parle de sa place : sa place c’est celle d’un homme, donc d’un dominant, « touché par les idées du féminisme ». Il décrit ce qu’il voit, perçoit, analyse, de cette place, sans prétendre, au contraire de ceux qui parlent à notre place, cacher ce qu’est cette place.
Ce qu’il voit le conduit à « refuser d’être un homme », et pour cette raison, ce livre est un brûlot. Il éveillera le malaise chez beaucoup d’hommes, mais aussi chez certaines femmes, y compris chez des féministes.
Car nous sommes encore dans une période de compromis, ou peut-être de schizophrénie ; d’un côté, on proclame urbi et orbi un désir d’égalité, des sexes, des races, des sexualités ; mais de l’autre, jamais depuis quarante ans on n’a autant inculqué, et si tôt dans la vie des enfants, les « différences » entre celles nées en rose et ceux nés en bleu, les « différences » qui sous-tendent idéologiquement et produisent pratiquement l’inégalité, la domination, et finalement l’oppression d’un « sexe » (c’est-à-dire d’un genre) par l’autre.
Cependant, ce livre n’éveillera pas que le malaise. Il ravivera aussi l’espoir que des hommes participent enfin vraiment au combat, et ils peuvent y participer. Car si les femmes possèdent un « privilège épistémologique » (l’expression est de Nancy Hartsock), en ce qu’elles sont les seules à connaître de l’intérieur l’oppression subie, et que, de ce point de vue, les hommes ont un désavantage épistémologique, ils sont en revanche les seuls à connaître les stratégies de domination qu’ils forgent consciemment, comme l’a mis en évidence Léo Thiers-Vidal1.
Seuls, ils savent comment ils capitalisent la situation dominante que leur confère le système patriarcal ; seuls, ils savent comment ils utilisent leurs avantages initiaux de classe de sexe pour en conquérir d’autres dans leurs rapports individuels avec des femmes.
Quoi qu’en pensent ceux qui estimeront incompréhensible – voire « castratrice » – la démarche de Stoltenberg, il existe beaucoup de raisons pour lesquelles un homme acquiert des convictions féministes. Stoltenberg en fait une liste au début de sa préface : « l’engagement envers une femme », le désir « d’être son allié, de ne pas la trahir2 ». D’autres, dit-il, trouvent ces raisons « dans leur propre expérience de violence sexuelle dans l’enfance ou l’adolescence ».
Il y a quarante ans, les hommes d’extrême gauche – les autres s’en fichaient – luttaient contre le mouvement féministe qui ne respectait pas l’ordre des priorités fixé par « la révolution » (qui parle par leur bouche). Avec le temps, tout fout l’camp, et ils acceptent maintenant l’existence du féminisme ; mais ils ne viennent pas aux réunions qui se tiennent à l’intérieur de leurs propres groupes quand elles portent sur le féminisme.
Ces questions ne concernent selon eux que les femmes. Ils se retranchent derrière l’idée – juste – que l’oppression des femmes a des causes structurelles : institutionnelles, économiques, juridiques, et qu’aucun individu n’est responsable de l’organisation globale de la société. Toutefois, ils ne répondent pas à la question que soulève Stoltenberg, comme l’a soulevée après lui Léo Thiers-Vidal, comme les hommes qui ont traduit ce livre la soulèvent. Car si un individu ne peut guère changer, à lui seul, le marché du travail (ou l’organisation politique, ou les codes juridiques), ce n’est pas le seul domaine de la vie où se jouent la domination et l’oppression.
La question de ce qui se passe « dans le privé » – euphémisme pour tout ce qui concerne la sexualité des hommes3 – cette question-là est balayée sous le tapis. Les féministes elles-mêmes l’abordent peu. Certes elles dénoncent les violences, le viol et la prostitution, mais gardent encore souvent comme une île, isolée et préservée de ces continents noirs, la sexualité « ordinaire ».
Ce dont Stoltenberg, comme Andrea Dworkin4 dont il était le compagnon, parle, c’est de la culture qui est la nôtre, de notre conception, française, européenne, occidentale, peut-être mondiale, des rapports sexuels hétérosexuels – mais aussi gays – de ce qu’ils expriment, de ce qu’ils disent, de ce qu’ils doivent dire ; de la façon dont dans cette culture la sexualité est inextricablement emmêlée avec la domination.
Et si nous ne mettons pas en cause cette imbrication-là, si nous essayons souvent de la cacher à nous-mêmes, c’est parce qu’il nous est très difficile d’imaginer d’autres rapports, et surtout d’autres sens à ces rapports. Les sens que notre culture leur donne ne nous paraissent pas comme une application dans la sexualité de la hiérarchie et de la violence de l’organisation sociale ; bien au contraire, il nous semble, conformément à la mythologie largement partagée par toutes les cultures patriarcales, que c’est dans ces rapports, censés être non sociaux, que l’organisation sociale trouve son origine – sa fondation, qui serait, elle, « naturelle ».
Ces sens, ils sont explicités dans la littérature, et surtout dans la littérature pornographique. Le pouvoir exercé, le pouvoir subi, se montre là sans fards, sans voiles romantiques, et revendique non seulement d’être érotique, mais de constituer le tout, l’essence même de l’érotisme. C’est pourquoi Catharine MacKinnon parle d’« érotisation de la domination ».
Cet érotisme a été exposé et dénoncé par plusieurs auteures féministes modernes, de Simone de Beauvoir à Andrea Dworkin, Catharine MacKinnon et Sheila Jeffreys en passant par Kate Millett. Mais ce n’est pas ce qui est retenu de leur œuvre, et quand c’est retenu, c’est pour déconsidérer cette œuvre, comme les attaques infatigables du courant queer contre Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon le montrent. C’est de cet érotisme, tel qu’exhibé en particulier dans la pornographie, que parle Stoltenberg. Il semble souvent aux femmes, et en particulier aux féministes, qu’il s’agit là uniquement de la sexualité masculine, mais il faut tempérer cette intuition : d’une part, beaucoup de femmes « trouvent leur compte » (ou le prétendent) dans ce qui est globalement un érotisme sado-masochiste ; d’autre part, à l’inverse, certains hommes « ont vécu la honte de grandir avec une sexualité qui ne correspondait pas au “modèle normal” […] une sexualité avide de partenariat et de tendresse ardente, que n’excitaient pas la suprématie et la contrainte5 ».
Ces hommes existent, comme existent les femmes attachées au modèle sadomasochiste et qui soutiennent la philosophie queer, selon qui seuls les « différentiels de pouvoir6 » peuvent susciter le désir. Pour les féministes, si le pouvoir est lié à la sexualité c’est parce que celle-ci est liée au genre – que le genre est indissociable de la contrainte à l’hétérosexualité, ce qu’a magistralement démontré Adrienne Rich7. Et quant à la nature « naturelle » de la sexualité en général, deux sociologues hommes, Simon et Gagnon8, dans les années 1970, ont soutenu d’une façon convaincante et empiriquement étayée que le désir sexuel a un contenu entièrement culturel. Les féministes disent de leur côté depuis longtemps que le lien entre pouvoir et désir sexuel n’est pas plus inévitable que les autres rôles sexués/genrés ; que rien – ni les hormones ni les gènes, ni une configuration universelle du psychisme – ne dicte la forme que prend chez l’être humain la sexualité.
Pour Stoltenberg, l’identité d’homme est liée à la domination et au mépris, domination et mépris qui s’expriment ouvertement dans les sens donnés à la sexualité. Et « parce que cette identité personnelle et sociale est construite […], nous pouvons la refuser9 ».
J’ai souhaité qu’une partie de cet avant-propos soit écrite par ses traducteurs, trois hommes, Mickael Merlet, Yeun L-Y et Martin Dufresne.
Qu’ils disent pourquoi ils ont été, eux, enthousiasmés par ce livre, pourquoi ils ont voulu le traduire. En quoi il a rencontré leurs préoccupations, leurs questions, les a aidés à mieux comprendre comment on fabrique chez les hommes la conviction qu’ils ne peuvent être des hommes qu’en déshumanisant d’autres personnes (les femmes) ; comment ce livre les a confortés dans l’idée qu’on peut se déprendre de certaines habitudes de pensée et de comportement apprises depuis le plus jeune âge ; certes pas d’un seul coup, ni facilement, mais par un long et lent travail. Chacun exprime ce qui est le plus important pour lui dans ce livre, chacun explique quel est le chemin individuel qu’il tente de tracer hors des sentiers battus de la masculinité. Il est important qu’ils le disent avec leurs propres mots.
Christine Delphy
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Présentation du livre : John Stoltenberg : Refuser d’être un homme. Pour en finir avec la virilité
Sur quelques livres cités par Christine Delphy :
Léo Thiers-Vidal, De « l’ennemi principal » aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculine de domination, Paris, L’Harmattan, 2010 : « Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne »
Léo Thiers-Vidal, Rupture anarchiste et trahison proféministe : Écrits et échanges, Lyon, Bambule, 2013 : Braquer la lampe sur ce que certains voudraient maintenir dans l’ombre
Andrea Dworkin, Les femmes de droite, vient de paraître à Montréal chez Remue-ménage (2012) : Ce qui parait le plus noir, c’est ce qui est éclairé par l’espoir le plus vif (texte intégral) et What a fucking cake !
Notes
1. Léo Thiers-Vidal, De « l’ennemi principal » aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculine de domination, Paris, L’Harmattan, 2010 ; voir aussi Léo Thiers-Vidal, Rupture anarchiste et trahison proféministe : Écrits et échanges, Lyon, Bambule, 2013
2. Voir « Préface », p. 27.
3. Ainsi François Hollande, président de la République française, soutenait, à propos de l’« affaire DSK » – et alors même qu’elle donnait lieu à une procédure judiciaire – qu’elle relevait du « privé ».
4. Dont le livre Les femmes de droite vient de paraître à Montréal chez Remue-ménage (2012).
5. Voir « Préface », p. 28.
6. Comme « différence », mais à un degré supérieur, « différentiel » est un mot employé pour euphémiser une inégalité.
7. « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », Nouvelles Questions féministes, n° 1, 1981.
8. John Gagnon et William Simon, Sexual Conduct : The Social Sources of Human Sexuality, Chicago, Aldine, 1973 ; John Gagnon, Les scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot, 2008.
9. Voir « Préface », p. 30.