Édition du 17 décembre 2024

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Pourquoi le rédacteur en chef de Jacobin pense-t-il à voter Vert ?

Bhaskar Sunkara, rédacteur en chef de la populaire et provocatrice revue socialiste Jacobin, a annoncé par Tweet, la semaine dernière, avoir l’intention de voter en novembre prochain pour Howie Hawkins, le candidat vert

Peter Greier, The Nation, 28 avril 2020
Traduction, Alexandra Cyr

Ce n’est pas rien ; Jacobin a une très grande audience. Selon la rédaction, la publication papier rejoint 50,000 personnes et il y a plus de 2 millions de visiteurs.ses par mois sur le site Web. C’est sur la jeunesse de gauche que la revue a le plus d’influence, celle de la tendance la plus radicale, reflet des nouvelles recrues aux idées de gauche. Son soutien à Bernie Sanders tenait de la dévotion messianique.

Le danger d’une telle prise de position est évident. Il ne faut qu’un petit nombre de votes pour faire réélire D. Trump dans les États susceptibles de changer de camp. C’est dans les États suivants, Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie, Arizona, Caroline du nord, Nevada, New Hampshire, Virginie, Iowa et Floride où la victoire ne tient parfois qu’à une centaine ou un millier de votes que D. Trump pourrait être réélu, comme il a été élu en 2016. Au Wisconsin, D. Trump a gagné par 22,748 votes contre Mme Clinton. Jill Stein, candidate du Parti vert, y récoltait 31,072 voix. Au Michigan, D. Trump a battu Mme Clinton par 10,704 votes alors que Mme Stein en obtenait 51,463.

Dans son volume The Socialist Manifesto : The Case for Radical Politics in an Era of Extreme Inequality, publié en 2019, B. Sunkara se disait préoccupé de ce que les socialistes « se seraient isolés.es dans une position sectaire sans pertinence ». Il prônait une « stratégie électorale qui puisse représenter les différents intérêts de la classe ouvrière, mais sans demander aux électeurs.trices de soutenir les candidats.es d’un troisième Parti battu d’avance ».

H. Hawkins, le Stein de cette année, est tout autant battu d’avance qu’on puisse imaginer. Éternel candidat pour le Parti vert, il s’est présenté au Sénat, à la Chambre des représentants, au poste de gouverneur de l’État de New York, à la mairie de Syracuse, au conseil municipal, au poste de vérificateur général et n’a jamais récolté plus d’une poignée de votes.

B. Sunkara vit à New York, un État où Joe Biden ne craint rien du tout. Il ne met aucune condition à son soutien à H. Hawkins. Si, tout juste assez d’électeurs.trices suivaient son exemple dans les États où le vote n’est pas encore sûr, cela pourrait donc aider à faire réélire un Président qui rêve de fascisme.

La crise du coronavirus et l’effondrement économique ont révélé au grand jour l’ignorance, l’incompétence et la propension au mensonge de D Trump. Il n’a démontré aucune compassion ou intérêt pour les 50,000 personnes qui ont succombé à ce jour. Il s’est servi de la crise comme d’une opportunité pour faire la promotion de sa candidature et de son programme qui met les profits au-dessus des personnes, pour se servir de boucs émissaires comme les immigrants.es, les médias, la Chine, l’OMS et les Démocrates et ainsi éviter que l’on voie ses erreurs.

Il n’est pas nécessaire d’aimer J. Biden pour comprendre qu’un second mandat de D. Trump serait bien pire que le premier. Il pourra utiliser tous les outils à sa disposition, le FBI, le Département de la justice, la Cour suprême, d’autres membres des tribunaux qu’il a nommés, pour réprimer à grande échelle tous les groupes progressistes et restreindre les droits des protestataires. Après quatre années de plus avec D. Trump à la présidence, notre démocratie devra être mise sous respirateur artificiel.

Joe Biden n’est sûrement pas socialiste. Les positions qu’il a prises dans le passé le font plutôt voir comme un défenseur des entreprises. Par exemple, en 2005, il a soutenu une loi sur les faillites qui protégeait les banques et les compagnies de cartes de crédit plutôt que les consommateurs.trices. À l’époque, E. Warren était professeure de droit et une experte en faillite à l’Université Harvard ; elle a critiqué le vote de J. Biden. Aujourd’hui, il endosse le plan Warren pour radier la loi sur les faillites afin de rendre plus facile le processus pour déclarer faillite, y compris pour que les dettes d’étude soient traitées comme toutes les autres. C’est en partie grâce à B. Sanders et à l’aile de gauche du Parti démocrate que M. Biden adopte d’autres positions progressistes concernant des enjeux majeurs comme le salaire minimum, l’assurance maladie, les droits des travailleurs.ses, les changements climatiques et les dettes d’étude dans les collèges. Il pourrait être entraîné plus à gauche au cours de sa campagne et une fois élu Président. Ainsi, il a déclaré la semaine dernière que le plan de soutien voté dans le cadre de la pandémie aurait dû être : « bien plus important » que les deux millions de milliards de dollar de soutien que représente la loi CARES, aurait dû comprendre une aide massive pour les États, les hôpitaux et les villes pour qu’elles maintiennent leurs services essentiels et n’aient à congédier des enseignants.es, des policiers.ères, des pompiers.ères et d’autres employés.es. Il a aussi affirmé que cette loi aurait dû exclure les entreprises.

Pour les progressistes, l’enjeu n’est donc pas d’aimer ou non J. Biden ; il est de changer le jeu politique pour augmenter les chances de victoires pour des réformes qui vont améliorer la vie des gens. Michael Harrington, fondateur de Democratic Socialists of America (DSA) parle de poursuivre « la gauche du possible ». Finalement, l’enjeu se résume à ceci : qui est le plus susceptible de réagir positivement à la pression pour que nous nous rapprochions de Medicare pour tous et toutes, du New Deal vert et de la fin des dettes d’études, J. Biden ou D. Trump ? Ce n’est pas une question théorique. Chaque vote pour H. Hawkins dans un État au vote serré est en réalité un vote pour D. Trump. B. Sunkara est intelligent, il sait compter.

Au cours des dix dernières années, après avoir lancé le magazine en 2010, alors qu’il étudiait en histoire à l’Université G. Washington, B. Sunkara est devenu un personnage en vue de la gauche. Il a publié dans The Gardian, Foreign Policy, The Nation et dans d’autres médias. On a fait son portrait dans The New York Times, The New Yorker et dans la Columbia Journalism Review ; il n’avait que 30 ans. Il est souvent cité dans les médias comme un représentant des milléniaux et de la génération Z de gauche. Il a été vice- président de DSA jusqu’à ce que ce poste soit aboli il y a trois ans.

Si tous les jeunes de gauche liés à Jacobin décident de suivre l’exemple de B. Sunkara, ils sont assez nombreux pour faire réélire D. Trump. Ils occupent le même créneau politique que celui occupé par The Young Turks et Chapo Trap House qui faisaient appel aux jeunes radicaux d’Occupy Wall Street, Black Lives Matter, Dreamers, Metoo et Sunrise Movements, après la Grande récession (de 2008).

Pour ces jeunes radicaux, Jacobin et DSA sont les plus importantes sources d’idées et d’actions. DSA est passé de 6,000 membres à 60,000 en quatre ans et son influence est bien plus large encore. En 2019, un sondage Gallup établissait que 43 % des Américains.es, dont 70 % de Démocrates de 18 à 34 ans, pensaient que le socialisme serait une bonne chose pour le pays. Environ 40 membres de DSA occupent maintenant des postes élus, dont deux membres du congrès : Rashida Tlaïb du Michigan et Alexandria Ocasio-Cotez de New York. Six de ses membres siègent au conseil municipal de Chicago.

En 2016 et encore cette année, les membres de DSA se sont fortement impliqués dans la campagne de B. Sanders. Après son retrait, les dirigeants.es de l’organisation ont déclaré ne pas soutenir officiellement J. Biden. Cette décision a causé beaucoup de remous dans leurs rangs. 80 des anciens.nes membres de Students for a Democratic Society (SDS), le groupe radical des années 1960, a publié une lettre pressant la direction de DSA de soutenir la candidature de J. Biden, même sans y adhérer totalement. Un des rédacteurs de Jacobin a aussitôt répondu par un article intitulé : « An Open Letter from SDS Veterans Haranguing Young Socialists to Back Biden Was a Bad Idea ». (Débat intéressant sur la nécessité de travailler à une alternative de gauche plutôt que de faire élire un Démocrate. N.D.T.)

Mais que DSA n’adhère pas à la candidature de J. Biden est stratégiquement différent que d’en appeler à voter pour H. Hawkins. En fait, les dirigeants.es de DSA sont convaincus.es que la plupart de leurs membres voteront pour Biden. Presque tous les chapitres de l’organisation travaillent, à l’élection au Congrès de démocrates progressistes non socialistes, pour des candidats.es à des postes de gouverneur et aux législations des États. Au moins cela active le vote démocrate et c’est autant de gagné pour J. Biden dans la lutte contre D. Trump.

La position de B. Sunkara en est une de complaisance envers lui-même : une déclaration de principe individuelle en faveur du mieux possible plutôt que l’engagement dans un mouvement collectif pour la justice. Au pire elle laisse voir la réflexion de quelqu’un qui affiche une indifférence certaine pour la souffrance humaine.

Accorder un deuxième mandat à D. Trump, c’est multiplier ses instincts fascistes, renforcer son penchant évident pour la suprématie blanche, la xénophobie, son hostilité envers les immigrants.es et son anti sémitisme. Il va s’employer avec ardeur à démolir les droits des travailleurs.euse, à détricoter ce qui reste du filet de sécurité, à finir de détruire le droit de vote et celui des libertés civiles, au transfert de fonds publics et de plus de services publics aux grandes entreprises, tels les prisons, la poste, les soins de santé, les parcs nationaux et les écoles. Il va tenter d’épuiser les ressources des villes et des États en leur refusant les fonds nécessaires pour les services les plus élémentaires, comme M. McConnell (président républicain du Sénat) l’a proposé dans un mémo à la presse la semaine dernière. Son plan visait à punir les villes et les États qui ont élu des Démocrates à leur direction et à faire éclater les syndicats des secteurs publics qui sont à l’avant-garde de la lutte contre D. Trump et les Républicains.es.

D. Trump va continuer de nommer des réactionnaires dans les tribunaux fédéraux et il pourrait bien nommer au moins deux autres juges de droite, comme le juge Kavanaugh à la Cour suprême, pour remplacer les juges R. Bader Ginsberg et S. Breyer. Il solidifierait ainsi la super majorité républicaine de ce tribunal.

Résultat : les progressistes passeraient les prochaines quatre années à mener des batailles défensives, uniquement pour tenter d’empêcher les choses d’empirer. Il n’y aurait aucun espoir de faire adopter quelques mesures progressistes que ce soit.

Immédiatement dans la foulée de son désistement à la candidature présidentielle, B. Sanders a endossé celle de J. Biden. Il a déclaré que ne de pas voter Démocrate contre D. Trump était « irresponsable ». Si des personnes comme B. Sunkara en votant Vert donnaient la victoire à D. Trump, sans doute réfuteraient-ils toute responsabilité envers les dizaines de millions d’Américains.es qui perdent leur emploi, leur logement, leur aide à l’alimentation, l’air pur, des lieux de travail sécuritaires, leurs syndicats, leurs droits civiques, leur droit de vote, leur droit à l’avortement et au mariage de même sexe, qui perdront une partie de leur salaire et de leurs revenus de retraite, sans compter ceux et celles qui seront explusés.es.

Le plus important n’est pas l’intention, mais bien les conséquences de nos actions. B. Sunkara est peut-être un jeune radical, mais assez vieux pour penser autrement.

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