Le samedi 28 mai, à midi, dans la Corrala de Lavapiés [quartier de Madrid], sous un soleil intense, nous nous écriions : « Il y a du monde ! » Mais cela fait combien, ce monde ? Car jusqu’à aujourd’hui, si l’on comptait les personnes engagées à Lavapiés, il y en avait peut-être cent, alors qu’aujourd’hui, il y en a entre 500 et 600. Mais en plus, ce qui se passe aujourd’hui est autre chose que les rassemblements, les rencontres et les forums auxquels nous sommes plus ou moins habitués. Il est clair que quelque chose de nouveau est né, potentiellement un mouvement social qui est encore dans une phase « fluide » et qui devrait le rester encore quelque temps, plutôt que de se solidifier trop tôt.
L’assemblée était très bien animée, par des personnes fiables, qui ont confirmé l’utilité des « groupes moteurs » que propose Tomas Rodriguez Villasante, lorsqu’ils agissent, comme cette fois, avec cordialité, patience et bon sens à la recherche de conclusions largement partagées.
Je résume ici les éléments qui m’ont paru les plus intéressants :
• On parle beaucoup de la « génération perdue », mais dans le public, il semblait y avoir beaucoup de gens ayant entre 30 et 40 ans, ce qui serait plutôt un signe d’une « génération récupérée ».
• La proposition qui a été lue sur l’organisation du débat en assemblée répond à une aspiration très forte vers une démocratie participative. C’est très bien. Et, sur cette question, il vaut mieux dépasser l’objectif que de ne pas l’atteindre. Mais à mesure que le mouvement se développera, et peut-être pas avant très longtemps, je pense qu’il sera important d’appliquer des formes de représentation démocratique, bien contrôlée. Former des groupes de travail, dont celui qui doit transmettre les accords de l’assemblée, en faisant appel à des « volontaires » est très bien pour commencer, mais je ne suis pas sûr que cela continue à être utile à moyen terme, surtout lorsqu’apparaîtront des désaccords relativement importants.
• C’est très bien qu’il y ait du respect à l’égard des « dissensions » et du droit de les exprimer dans des conditions analogues à celles des « consensus ». Il en va de même pour le critère de « mieux vaut un vote qu’un veto » : si les participants n’arrivent pas à un consensus, il faudra en dernier recours une très large majorité des 4/5es en faveur d’une décision.
• Ces normes, et surtout la pratique de les utiliser, forment une sorte de « Parlement antiparlementaire », une expérience très saine qui suppose une critique démocratique à vif du Parlement de « ceux d’en haut ».
• Le débat s’est limité à des opinions sur la continuation de l’occupation de la place de la Puerta del Sol [à Madrid] et à l’organisation de l’assemblée de quartier. Cela peut paraître peu pour trois heures de travail, mais l’assemblée n’est jamais apparue ennuyeuse, et la démocratie a besoin de temps pour fonctionner.
• On reçoit très bien les opinions du genre « nous sommes des citoyens indignés ; ici peu importe le fait d’être de gauche ou de droite, les croyances, etc. ». Il faudra voir quelle signification concrète vont prendre ces expressions qui révèlent une volonté inclusive, une méfiance envers les catégories politiques établies… mais qui peuvent peut-être aussi manifester des idéologies qui ne sont pas du tout inclusives.
• Quelques interventions critiques concernant la réforme du code du travail, la réforme des retraites, etc. n’ont pas été bien reçues. Comme si beaucoup de gens ne se sentaient pas « concernés » par ces questions. Il est vrai que ces interventions ont été quelque peu maladroites et faites dans un style « électoraliste », cadrant mal avec la tonalité de l’assemblée. Il est également vrai qu’une intervention proposant de considérer la « réforme de la loi électorale » comme un objectif fondamental a été mal reçue. Je ne sais pas comment interpréter cela. Il est possible que les participants n’aient pas eu envie d’aborder tout de suite ces thèmes. Il est aussi possible que cela révèle des difficultés à aborder des objectifs politiques concrets. Le temps le dira.
• On accorde beaucoup de valeur à l’expérience et au symbole de l’occupation de la Puerta del Sol, sa forme d’organisation est prise comme modèle et on reconnaît une grande autorité aux opinions qui y sont exprimées. Par conséquent, les conditions pour lever l’occupation ont été examinées et précisées avec une grande attention. La majorité était favorable à lever l’occupation, mais uniquement si c’était accepté par l’assemblée de Puerta del Sol, montrant clairement le poids accordé à volonté du mouvement. La décision collective a été prise de continuer la lutte dans les quartiers, en lui donnant le caractère d’une grande fête collective, avec le maintien d’un « point d’information » permanent dans la place. Il a également été décidé de revenir périodiquement sur cette place, d’une manière ou d’une autre (pas nécessairement sous la forme d’occupation) et dans tous les cas d’exiger que les charges retenues contre les 24 « collègues » inculpés pour les « incidents » du 15 mai soient retirées.
J’ai probablement oublié quelques points – je ne prétends ici que donner quelques impressions. Il y aura des comptes rendus de l’assemblée sur le web : http://lavapies.tomamoslosbarrios.net. Ce qui me paraît le plus important c’est l’état d’esprit collectif de « nous sommes en train de gagner ». Je dois remonter à la campagne contre l’OTAN, des années 1980, pour retrouver le souvenir de quelque chose d’analogue.
• L’assemblée a décidé de s’organiser avec des formes très militantes : une réunion hebdomadaire, des groupes de coordination d’activités spécifiques de composition tournante…
• Finalement, mais seulement à la fin, comme cela se doit, le langage des signes a été remplacé par une ovation enthousiaste.
Nous sommes heureuses et heureux. C’est un bon début.
PS : Ce n’est pas pour gâcher la fête, mais pour donner une idée des tâches qui nous attendent pour « changer de quartier ». Le 22 mai, les résultats des élections dans le district du Centre [de Madrid], où se situe Lavapiés, ont été les suivants : PP : 23’215 votes (environ 6’000 de moins qu’en 2007) ; PSOE : 13’635 (également 6’000 de moins) ; IU : 10’483 (plus 2’300) et UpyD : 4’500. Il reste beaucoup à faire ! (Traduction A l’Encontre)