.Aux premières heures du matin, quelque trois cents policiers sont entrés dans le campus de l’UNA, en violation flagrante du statut d’autonomie des universités. Ces policiers obéissaient à l’ordre d’un procureur afin de permettre la sortie du recteur, des doyens, de plusieurs enseignants ainsi que de deux délégués étudiants pro-gouvernementaux retenus depuis environ 15 heures par des milliers d’étudiants de diverses facultés. Ces derniers réclamaient l’application de l’accord, convenu il y a plusieurs mois, portant sur le statut de l’institution et que les autorités continuent à ignorer.
Quatre dirigeants étudiants, qui n’ont pas utilisé la force face au rectorat, furent désignés comme les responsables de cette rébellion de jeunes par le Ministère public et convoqués devant le procureur, avec la possibilité d’être mis aux arrêts dans le Département de la Police spécialisée, là où purgent des personnes accusées de trafic de drogue et de terrorisme. Les accusés eux-mêmes disent que leurs noms ont été donnés à la police par le rectorat.
Cette nouvelle occupation du campus – entouré par 50 véhicules de toutes les forces de police et les Forces d’opérations de choc (Fope) – répète le scénario vécu il y a tout juste un an lorsque les étudiants ont mené une campagne pour la réforme du système d’éducation et contre la corruption qui règne à tous les niveaux au sein de huit universités publiques et de 50 privées. A ce moment-là, comme actuellement, la force revendicative des étudiants a contraint au retrait des « hommes en uniforme », auxquels se mélangeaient de nombreux agents en civil.
Le mouvement de l’année dernière a abouti à l’éviction du recteur Froilan Peralta et à sa condamnation à une peine de prison. Celle-ci a été remplacée par 15 jours d’arrêts domiciliaires, en raison de la forte influence du Parti Colorado sur tous les secteurs et échelons de l’Etat, en particulier l’éducation, les membres de la Cour suprême qui occupent la fonction de doyen dans diverses facultés et d’autres positions de professeurs mandarins partisans ou de fonctionnaires avec des salaires élevés ; de nombreux sans formation professionnelle et d’autres avec des titres achetés.
Ce nouveau défi pour Horacio Cartes arrive au milieu de nombreuses protestations dans divers domaines à l’échelle nationale, de la paysannerie aux enseignants et au personnel hospitalier, marquées par un fort mécontentement face à la police. Ce malaise touche même un certain nombre d’employeurs qui se sentent marginalisés par le gouvernement lors des appels d’offres pour des travaux publics au profit des investisseurs étrangers et des sociétés transnationales.
Le pouvoir exécutif dans son ensemble y répond par un discours agressif. Il utilise des formules telles que « les rats que nous allons fumiger », en faisant allusion aux attaques qui se sont produites dans le nord-est du pays. En ce qui concerne les auteurs de ces attentats, le gouvernement et la presse contrôlée parlent de « gauchistes à liquider » comme durant les jours d’Alfredo Stroessner [dictateur de 1954 à 1989, décédé à Brasilia en 2012], « qui devrait être présent parmi nous », comme l’a proclamé un sénateur en plein Congrès.
Le 15 juin 2012, onze paysans et trois policiers mouraient dans un affrontement très suspect dans le département de Curuguaty (Paraguay). Lundi passé, 11 juillet, sans la moindre preuve, onze paysans ont été condamnés à Asuncion à des peines de 4 à 35 ans de prison, accusés de l’occupation illégale d’une propriété privée, d’association illicite en vue de commettre des délits et d’assassinats multiples.
La question qui se pose de manière générale est celle de savoir ce qui s’est réellement passé à Curuguaty. « Nous sommes tous Curuguaty » peut-on lire sur les t-shirts jaunes que portent surtout les jeunes. « Nous sommes tous condamnés » clament d’autres pancartes. Ce qui est sûr c’est que depuis ce jugement contestable et au vu de l’incurie dont font preuve les juges et les procureurs, n’importe quel habitant de ce pays et quel que soit son degré d’innocence peut se sentir menacé de finir en prison.
Plus de 12’000 personnes croupissent dans les prisons paraguayennes, dont 75% n’ont pas été jugées. Parmi ces dernières se trouvent les 11 paysans, plus six autres dont on ne parle pas beaucoup, qui ont été condamnés pour leur prétendue participation à la séquestration et à l’assassinat d’une jeune femme, fille d’un ex-parlementaire, il y a dix ans. Ces hommes avaient fui en Argentine, d’où ils ont été extradés. Ils se sont déclarés prisonniers politiques et à vrai dire ils remplissent cette condition. Ils sont 17 en tout. Le gouvernement paraguayen et sa presse à la botte le nient, alors qu’ils réclament au contraire la liberté des prisonniers au Venezuela.
Au début du procès des 11 de Curuguaty, qui constitue d’après l’avocat Alberto Alderete, membre de l’équipe de défense, « une mascarade pour légaliser l’injustifiable », le Ministère public a présenté une boîte en carton avec les éléments censés démontrer la perversité des accusés : un vieux fusil qui n’a pas tiré un seul coup récemment (il aurait été apporté depuis un commissariat), quelques petites machettes, de la vieille vaisselle en aluminium, du papier hygiénique et quelques autres objets.
D’après le procureur Jalil Rachid, qui a dirigé l’ordre de détention, ces objets auraient fait partie de l’arsenal utilisé par les paysans. Au cours de la procédure, même les agents de police qui étaient intervenus l’ont contredit sur ce fait. Par contre tous ont reconnu qu’un hélicoptère était arrivé sur le lieu des opérations en dégageant une épaisse fumée, ce qui a provoqué un début d’échanges de tirs entre les policiers eux-mêmes. Ils étaient environ 350, dont des membres des forces spéciales.
Martina Paredes, sœur de deux des paysans tués et de deux des condamnés a fait un témoignage volontaire. Elle a raconté qu’un de ses frères l’avait appelée sur son téléphone cellulaire en demandant de l’aide parce qu’il était blessé par balle et craignait qu’on ne le tue. Et c’est effectivement ce qui s’est passé : ils l’ont liquidé et l’ont photographié à côté des autres deux hommes, chacun avec un fusil posé entre les jambes. Ces images, pourtant reconnues par les policiers qui ont participé aux faits, ont disparu. En même temps le pilote de l’hélicoptère est soudain décédé il y a une année, à peine quelques jours avant l’ouverture du procès. Les proches des 17 victimes ont demandé qu’une autopsie soit pratiquée, mais cela leur a été refusé.
A peine une semaine après le massacre, le président Fernando Lugo [août 2008 à juin 2012] était victime d’un procès politique parlementaire expéditif « pour mauvaise gestion de ses fonctions ».
Le Palais de justice, un imposant bâtiment en marbre blanc, est transformé depuis quelques jours en un champ de bataille. Des barrières de blocs de ciment posés tous les quelques mètres ont été installées dans toutes les rues environnantes et pendant la lecture du verdict un énorme déploiement policier a empêché l’accès au perron à la foule postée sur la place d’en face, entourée de hautes grilles de fer.
Après la lecture du verdict, il y a eu des réactions dans la salle où se trouvaient les avocats de la défense et les 30 ou 40 personnes, en majorité des femmes, qui manifestaient leur solidarité avec les paysans.
Une année après le procès, le président du tribunal, Ramon Trinidad Zelaya, a été mis en détention et inculpé pour trafic de stupéfiants. D’après Luis Lezcano Claude, ex-ministre de la Cour suprême et l’un des défenseurs des paysans, sa désignation pour présider à ce « cirque » aurait été le prix qu’aurait payé le magistrat pour échapper à une condamnation. Des militants des droits humains n’ont pas cessé de dénoncer les irrégularités continuelles qui ont entaché le procès, ainsi que les liens existant entre les procureurs, les juges, les parlementaires, le flambant président du Congrès, Roberto Acevedo et même le président, Horacio Cartes [en place depuis août 2013].
Les trois motifs invoqués par le tribunal pour condamner les onze paysans sont ridicules. La première imposture est de prétendre que les paysans ont occupé une propriété privée.
Des mois avant le massacre, quelque 70 familles sans terre avaient commencé à cultiver une propriété de 200 hectares qui fait partie d’une propriété de 4000 hectares qui appartient à l’Etat depuis quatre ou cinq décennies. Elle avait été cédée par l’Italie après un abandon de plusieurs années après la mort de ses propriétaires italiens. Le général Alfredo Stroessner a cédé cette terre à l’armée, qui s’est bornée à la louer à des producteurs de soya et des éleveurs. En 2004 le président Nicanor Duarte Frutos a attribué cette propriété à l’Institut de Réforme agraire, mais la bureaucratie et la corruption ont retardé sa session. Après avoir beaucoup navigué entre les différents bureaux, un groupe de paysans a décidé de réaliser une incursion et à commencer à produire des aliments sur cette superficie. Il faut souligner le fait que, plutôt que les paysans, ce sont les dirigeants politiques liés aux sphères du pouvoir – dont le procureur de ce jugement, Jalil Rachid – qui ont usurpé le plus de terres tout au long de ces décennies.
La deuxième accusation était celle « d’association dans le but de commettre un délit », mais au cours du procès aucune preuve n’a été présenté dans ce sens. La troisième était celle d’assassinat, et là non plus on n’a pas pu démontrer que les tirs qui ont tué les policiers avaient été tirés par les paysans inculpés. Par ailleurs, le procès visait les accusés et les incriminait d’avoir tué des représentants de l’ordre en uniforme. Or dans ce massacre 11 paysans sont morts, et personne n’a été accusé de cela.
José Antonio Vera