Édition du 12 novembre 2024

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Planète

Par-delà la « faille métabolique » (« metabolic rift »)

Une des conséquences directes de la disparition tendancielle des formes précapitalistes de production agricole, du fait de l’expropriation des producteurs qu’elle implique, aura été la séparation, dans l’espace et le temps, entre le procès de production et le procès de consommation des produits agricoles : les producteurs agricoles ne sont plus (ou seulement d’une manière marginale) les consommateurs de leurs propres produits. Au contraire, comme tous les autres travailleurs salariés, ils doivent se procurer leurs moyens de consommation sous forme de marchandises, produites généralement en d’autres lieux que ceux dans lesquels ils opèrent. Combinée avec celle entre agriculture lato sensu (comprenant la culture du sol, l’élevage et la sylviculture) et industrie et celle entre agriculture stricto sensu (réduite à la culture du sol) et élevage, cette séparation entre production et consommation de produits agricoles va conduire à une perturbation du métabolisme entre l’homme et la nature[1] qui était à la base des formes traditionnelles (précapitalistes) de production agricole. En effet, dans ces dernières, à la nature qui leur fournissait sous forme de la lithosphère, de l’hydrosphère et de la biosphère leurs ressources immédiates ou les matières premières de leur travail agricole et artisanal, les paysans rendaient réciproquement des éléments propres à la régénération du sol sous la forme, outre des résidus organiques de l’agriculture (racines, tiges, feuillages, etc.) enfouis, de leurs propres rejets (excréments), de ceux de leurs animaux d’élevage (fumiers, lisiers, purins) ou encore des déchets de leur consommation (productive ou improductive), de multiples matériaux naturels : bois, cendres, sciures, fibres de textiles usagés, composts, déchets de cuir et de peaux, etc.

17 août 2023 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/ecologie/par-dela-la-faille-metabolique-ecological-rift.htm

Or les séparations introduites par les formes capitalistes de production précédemment mentionnées, conséquences plus ou moins directes de l’expropriation des producteurs, conduisant notamment à ce que la production agricole localisée dans les campagnes soit pour l’essentiel destinée à alimenter des populations et des industries situées dans ou aux abords des villes, vont rendre de pareilles restitutions impossibles ou vont, du moins, en limiter singulièrement le volume. Un processus qui ne va pas cesser de s’aggraver au fur et à mesure où, sous l’incidence du développement de la production capitaliste, les séparations précédentes vont à la fois s’étendre et s’approfondir (s’intensifier). De ce fait, prise dans les rets des rapports capitalistes de production, la production agricole inflige en permanence au sol une perte de substances vitales (notamment des sels minéraux) qui en compromet la fertilité (en menaçant du même coup la profitabilité du capital agraire), en se contraignant ainsi soit à migrer vers d’autres sols après avoir totalement épuisé les précédents, soit à de constants apports d’engrais (naturels ou artificiels) extérieurs à la pratique de l’agriculture elle-même. Un impératif que l’accumulation du capital agraire ne peut que renforcer sans cesse.

On doit au chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873) d’avoir le premier signalé les incidences négatives et, à terme, catastrophiques de cette perturbation métabolique. Contemporain de Liebig, Marx a pris connaissance de ses travaux et en a tenu compte, en faisant de la notion de perturbation métabolique l’un des éléments de sa critique de l’économique politique. Au tournant du présent millénaire, John Bellamy Foster a proposé de faire de ce qu’il nomme, pour sa part, la « faille métabolique » (« metabolic rift ») l’alpha et l’oméga d’une approche marxiste de la crise écologique contemporaine. Voyons tout cela de plus près.

De Liebig à Marx

Dans Die Organische Chemie in ihrer Anwendung an Agriculturchemie und Physiologie (La chimie organique appliquée à l’agriculture et à la physiologie)[2], Liebig a jeté les bases de la biochimie du végétal, en étudiant précisément le métabolisme (en allemand Stoffwechsel, littéralement échange de matières ou de substances). Il a ainsi mis en évidence que la croissance du végétal est conditionnée, outre l’apport énergétique solaire indispensable à la photosynthèse, par l’absorption par la plante non seulement de l’oxygène et du gaz carbonique atmosphériques ainsi que de l’eau et de l’oxygène du sol mais encore d’un ensemble de sels minéraux qui sont contenus en solution dans ce dernier et qui en constituent les véritables nutriments[3]. Les plantes absorbent ces éléments qu’elles transforment (métabolisent) pour croître et se reconstituer, en en rejetant une partie dans le milieu (atmosphère et sol) au cours de leurs cycles de vie ou au terme de cette dernière, au moment de leur décomposition activée par des bactéries, des champignons et divers animaux.

Dans les premières éditions de son ouvrage, Liebig établit deux lois fondamentales régissant la croissance végétale. Une loi dite du minimum : un sol doit contenir une quantité minimale de tous ces nutriments pour être fertiles. Et une loi dite de restitution, d’inspiration lavoisienne [référence à Antoine Laurent Lavoisier, 1743-1794] : il faut nécessairement, d’une manière ou d’une autre, rendre au sol ces nutriments, dont la croissance des végétaux tend à le priver, pour qu’il reste fertile et que les rendements restent durables[4]. Faute de quoi, son exploitation devient ce que Liebig appelle un Raubsystem (ou Raubbau) : elle dépouille ou pille le sol, en le condamnant à dépérir.

Sur cette base, dans la quatrième édition de son maître ouvrage (1842), sur laquelle Marx a travaillé au début des années 1850 (Saïto : 79), Liebig laisse clairement entendre qu’une agriculture rationnelle, respectant certains principes : la pratique de l’assolement, avec notamment l’introduction du trèfle ou d’autres légumineuses, l’usage d’engrais naturels d’origine organique (fumiers, cendres, os, etc.) destinés à restituer au sol certains de ses nutriments en attendant d’éventuels engrais artificiels capables de s’y substituer ou de les compléter[5], etc., est en mesure de maintenir intacte la fertilité des sols, voire de la faire croître. Et s’il mentionne déjà le phénomène de baisse des rendements agricoles en Europe, c’est pour en imputer la responsabilité à la négligence des principes précédents (Saïto : 219-221).

9e édition post-mortem, 1876

Dans ces conditions, le revirement que Liebig opère dans la septième édition de Die Chemie… – parue en 1862, dont Marx prendra connaissance entre 1865 et 1867 alors qu’il rédige le premier Livre du Capital (Saïto : 224) – n’en est que plus étonnant. Ce revirement le conduit à formuler une sorte de troisième loi, que l’on pourrait appeler loi du maximum par opposition à la loi du minimum, qui tourne radicalement le dos à la voie qu’il préconisait encore quelques années auparavant. Il explique en l’occurrence qu’on ne peut faire croître indéfiniment le rendement d’un sol en proportion des apports supplémentaires de travail (drainage, irrigation, fertilisation, etc.), d’eau, d’ensoleillement, de chaleur, d’engrais, etc., qu’on peut lui assurer, qu’il existe une limite à cette croissance, tout simplement parce que les nutriments nécessaires dont on peut pourvoir un sol (un volume déterminé de celui-ci) sont eux-mêmes en quantité limitée, par exemple du fait des limites de sa désagrégation chimique, et surtout parce que les plantes ne sont capables d’absorber, par leurs feuilles ou leurs racines, qu’une quantité limitée de ces nutriments dans un temps donné (une campagne de culture par exemple). Au-delà de cette limite, tout apport supplémentaire ne peut au mieux que produire des résultats positifs temporaires qui se paieront du prix d’un épuisement ultérieur du sol, du fait du non-respect en définitive de la loi de restitution (Saïto : 230-239).

Marx va largement s’approprier les différentes lois établies par Liebig, au moins dans un premier temps. Les deux premières vont lui permettre de préciser et d’approfondir la notion de perturbation métabolique qui, depuis les Manuscrits de 1844, caractérise en propre la production capitaliste à ses yeux (Bihr, 2021b). Dans la dernière section du Chapitre XIII du Livre I du Capital, il dénonce ainsi les effets sociaux mais aussi écologiques de l’introduction du capital dans l’agriculture. En ruinant les petits agriculteurs mais aussi en diminuant le nombre (relatif) des ouvriers agricoles, elle dépeuple les campagnes et grossit les villes. De la sorte, elle en vient à perturber le métabolisme ancestral entre l’humanité et la nature qui permettait à la première de rendre en définitive à la seconde, sous forme de ses déchets et rejets, une grande partie de ce qu’il lui prenait comme substances nutritives par sa pratique agricole :

« Avec la prépondérance toujours croissante de la population urbaine qu’elle entasse dans de grands centres, la production capitaliste amasse d’un côté la force motrice historique de la société et perturbe d’un autre côté le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable du sol » (1991 [1867] : 565).

En conséquence, si elle augmente dans un premier temps la productivité du travail, l’agriculture capitaliste finit nécessairement par épuiser le sol et par en compromettre la fertilité, donc par nuire à cette même productivité :

« (…) tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide » (Id. : 566).

C’est donc la même logique prédatrice qui, pour Marx, préside et à l’exploitation de la force de travail humain et à l’exploitation du sol, plus largement des ressources naturelles, ces deux sources de toute richesse sociale, ces deux facteurs fondamentaux du métabolisme entre humanité et nature :

« Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur » (Id. : 566-567).

Quant à la troisième loi de Liebig, elle va convaincre Marx de se rallier à la thèse des rendements agricoles décroissants. Cette dernière avait été formulée dès la seconde moitié du XVIIIe siècle par différents auteurs (dont James Anderson) sur la base de leur observation de l’évolution de l’agriculture anglaise et reprise notamment par Thomas Malthus et David Ricardo. L’un et l’autre soutenaient que les rendements agricoles ne peuvent que décroître, par conséquent les prix de marché des produits agricoles augmenter et, avec eux, la rente agricole, pour deux raisons. D’une part, au fur et à mesure du développement de l’agriculture, pour faire face à l’augmentation de la demande (liée à celle de la population), les producteurs agricoles sont contraints de recourir à des terrains de moins en moins fertiles ; d’autre part, le rendement d’un même sol n’augmente jamais en proportion directe du surcroît de capital (donc en définitive de travail mort et vivant) investi en lui pour l’améliorer – un constat qu’ils étaient cependant bien en peine d’expliquer.

Jusque dans ses Manuscrits de 1861-1863, Marx s’était montré très réticent voire franchement hostile à l’adoption du second volet de cette thèse (Saïto : 165-176). Faute d’un fondement scientifique, il n’était à ses yeux qu’une hypothèse, d’autant moins acceptable qu’elle faisait le jeu de la théorie ricardienne de la rente foncière et surtout celui de son ennemi juré, Thomas Malthus et sa loi de la population. C’est ce qu’il laisse clairement entendre dans une lettre à Engels du 14 août 1851 :

« Plus je me plonge dans cette saloperie [l’économie politique], plus je me convaincs que la réforme de l’agriculture, donc aussi de cette merde de propriété dont elle constitue la base, est l’alpha et l’oméga de tout le bouleversement futur. Sans quoi, le père Malthus aurait raison » (Marx et Engels, 1971 : 287-288).

A l’opposé de la thèse des rendements décroissants, Marx exprimait alors clairement sa conviction qu’une agriculture rationnelle, fondée sur la propriété collective du sol et l’application méthodique des résultats de la science agronomique (recommandant l’aération et l’ameublement du sol, le drainage, l’irrigation, la rotation des cultures, l’usage d’engrais naturels ou artificiels, etc.), pouvait laisser espérer une amélioration constante des rendements agricoles, voire une croissance indéfinie de la productivité du travail agricole semblable à celle du travail manufacturier. Et il avait cherché et trouvé à alimenter sa conviction chez différents auteurs qu’il avait lus depuis le milieu des années 1850, dont Liebig comme on l’a vu (Saïto : 209-224).

C’est la lecture de la septième édition du maître ouvrage de Liebig qui va le convaincre de changer de position, en tirant en quelque sorte les conséquences du revirement de Liebig lui-même. Marx peut désormais adopter la thèse des rendements décroissants, puisque celle-ci peut se fonder scientifiquement sur les lois physiologiques du règne végétal, que ni la force mécanique ni la chimie ne sont en mesure d’abolir et de dépasser. Et dès lors Marx va pouvoir l’intégrer à sa propre théorie de la rente foncière agricole, en en faisant la base de la rente différentielle II.

De manière plus générale et plus radicale, la troisième loi de Liebig va convaincre Marx qu’il existe des limites absolues à la modification anthropologique (technique et scientifique) de la nature dont les hommes ne peuvent s’affranchir. Ce qui implique de rompre avec tout prométhéisme naïf : toute volonté irréfléchie de domination de la nature, tout culte de la croissance aveugle des forces productives sociale, etc. Il faut ainsi renoncer au projet d’une domination totale et absolue de la nature, qui ne peut être qu’un fantasme, pour réduire celle-ci à ce qui est compatible avec les lois naturelles et les limites qu’elles imposent à l’humanité.

C’est ce que Marx exprime clairement dans le passage suivant des manuscrits de 1863-1865, dont Engels s’est servi pour éditer sa version du Livre III du Capital. Marx y affirme résolument la nécessité d’un rapport rationnel de la société à la nature à partir de la dialectique de la nécessité et de la liberté, un rapport qui ne pourra se réaliser que dans le cadre d’une société émancipée des rapports capitalistes de production :

« De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme socialisé, les producteurs associés, règlent rationnellement le métabolisme que constituent leurs échanges avec la nature, qu’ils le contrôlent ensemble au lieu d’être eux-mêmes dominés par lui comme ils le seraient par une puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines qui est lui-même une fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail » (1976 [1894] : 742)[6].

Alors que, sous le régime capitaliste, le métabolisme entre l’humanité et la nature échappe au contrôle des producteurs (capitalistes aussi bien que salariés) et qu’il les domine comme une puissance étrangère, aliénée et aliénante à la fois, la tâche des producteurs associés que constitue une société communiste est de régler consciemment et rationnellement leurs échanges avec la nature par l’intermédiaire du procès social de travail, ce qui implique notamment de maîtriser leur domination de la nature de manière à la rendre compatible avec les limites que leur imposent la Terre et leur indépassable dépendance à l’égard de cette dernière. Dans l’ordre de leurs rapports à la nature, la seule liberté que puisse conquérir l’humanité tient dans cette maîtrise rationnelle ainsi que dans la réduction du temps de travail, rendue possible par les progrès de la productivité du travail, dont ce sera devenu la fin prioritaire.

De Marx à Foster

Nous sommes redevables à John Bellamy Foster d’avoir été parmi les tout premiers à montrer que – contrairement à ses interprétations courantes tant dans les rangs marxistes que parmi les opposants à Marx – non seulement l’œuvre de ce dernier n’était pas frappée au coin d’un prométhéisme industrialiste qui l’aurait rendue hermétique à la thématique et la problématique écologiques mais encore que les nombreux passages dispersés tout le long de cette œuvre, des ouvrages de jeunesse (notamment les Manuscrits de 1844) jusqu’à ceux de la maturité (Le Capital et les différents manuscrits qui en ont préparé et accompagné la rédaction) et même au-delà, constituaient un ensemble continu et cohérent témoignant d’une approche tout à fait originale et pertinente de la thématique et problématique écologiques (Foster, 2000). Marx’s ecology constitue ainsi une synthèse magistrale établissant que cette approche rigoureusement matérialiste se déploie depuis sa thèse de doctorat consacrée à la Différence de la philosophie de la nature de Démocrite et d’Epicure jusqu’aux études concernant les sociétés dites primitives en passant par sa critique matérialiste de l’idéalisme hégélien (entamée mais non aboutie chez Feuerbach), sa confrontation aux matérialistes modernes anglais (Bacon, Hobbes, Locke) et français (Diderot, d’Holbach, La Mettrie), ses démêlés avec Proudhon et sa polémique récurrente contre Malthus, surtout sa préoccupation constante de suivre l’actualité scientifique qui le conduiront à s’enthousiasmer à la publication des ouvrages de Darwin tout comme à celle des travaux agronomiques de Liebig et de quelques autres, sans compter évidemment sa critique de l’économie politique dont les développements précédents nous ont donné quelques aperçus.

Cependant, dès lors qu’il se propose de s’appuyer sur cet apport marxien, très riche, diversifié et complexe, pour étayer une analyse critique de l’écocide capitaliste, Foster s’en tient presque exclusivement aux analyses de ce qu’il nomme la « faille métabolique », en mobilisant notamment les passages de Marx cités dans la section précédente (Foster, 1997 ; Foster, 1999 ; Foster, 2000 : 153-177). Il revient ainsi inlassablement sur la perturbation du métabolisme entre humanité et nature que l’agriculture capitaliste a provoquée en expropriant la majeure partie de la population agricole et plus largement rurale, en concentrant toujours davantage les activités humaines dans ou autour des centres urbains, en accentuant donc la division et l’opposition entre ville et campagne, tout comme en éloignant les lieux de production agricole des lieux de consommation des produits agricoles par l’élargissement constant des marchés de ces produits. « Faille » dont l’effet est, en compromettant la fertilité des sols, de menacer tout simplement l’avenir de l’humanité en privant les générations futures des bénéfices de la prodigalité naturelle.

Sur cette base, Foster est soucieux de montrer comment l’agriculture capitaliste n’a cessé dans le cours de son devenir d’élargir et d’approfondir cette « faille métabolique ». Ainsi mentionne-t-il à de multiples reprises que, pour pallier la baisse de fertilité des sols induite par elle, les agriculteurs européens (notamment britanniques) mais aussi états-uniens vont devoir recourir à partir de la première moitié du XIXe siècle à différents palliatifs (1997 : 285-287 ; 1999 : 375-377 ; 2000 : 150-152 ; Foster et Magdoff, 1998 : 32-35 ; Foster et Clark, 2004 : 190-192 ; Clark et Foster, 2009 : 317-330 ; Clark et Foster, 2010 : 146-147 ; Foster, Clark et York, 2010 : 349-369 ; Foster et Clark, 2020 : 14, 15-17, 55-58).

En effet, cette baisse de fertilité, entraînant celle des rendements agricoles, est sensible dès les années 1830 et 1840, conduisant à une demande croissante d’engrais de tous types. On se met ainsi à retourner les principaux champs de bataille des guerres napoléoniennes (Leipzig, Waterloo) à la recherche d’ossements tout comme à piller ceux accumulés dans les catacombes siciliennes. A la suite des travaux de Liebig, John Bennet Lawes (1814-1900), propriétaire terrien et agronome, met au point en 1842 un procédé de fabrication de superphosphates solubles (produits à partir d’os de récupération), dont il lance l’année suivante la production industrielle. Mais le principal palliatif sera l’importation de plus en plus massive, débutant au milieu des années 1830, de guano, soit de fientes desséchées d’oiseaux marins, riches en composants azotés et dans une moindre mesure en phosphates et en potassium, donc propres à fournir un bon engrais, documentées à ce titre en Europe depuis le tout début du XVIIe siècle.

Iles Chincha, extraction du guano en 1865, peu avant l’épuisement.

Les principales réserves de guano se trouvaient alors sur les îles Chincha, situées au large des côtes péruviennes, et elles y étaient utilisées de manière ancestrale par les populations indigènes. A l’initiative du gouvernement péruvien qui s’en déclarait propriétaire, elles vont être exploitées de manière de plus en plus intensive par des entreprises péruviennes faisant appel à des travailleurs chinois immigrés opérant dans des conditions proprement dantesques, la commercialisation du guano étant le monopole de firmes britanniques. Le premier y trouvera le moyen de faire face au service d’une dette contractée auprès de financiers britanniques pendant la guerre d’indépendance menée contre la Couronne espagnole ; les secondes feront les beaux jours de l’oligarchie de Lima, en lui permettant de s’endetter elle aussi auprès de la City londonienne pour continuer à vivre sur un grand pied ; les dernières s’assureront de somptueux bénéfices en revendant le guano en Europe et aux Etats-Unis.

La montée continue de la demande européenne de guano va avoir pour conséquence, outre la recherche effrénée d’autres gisements partout ailleurs dans le monde, la mise en exploitation du guano mais aussi des nitrates découverts dans le désert de Taracapá, alors péruvien, et dans la province bolivienne voisine d’Atacama, notamment pour faire face à l’épuisement progressif des gisements des îles Chincha, déjà sensible dans les années 1860, notamment du fait de la destruction massive des oiseaux marins privés de leur niche écologique. L’intérêt des Européens pour ces gisements de nitrate va dès alors aller croissant, d’autant plus qu’ils fournissent également un constituant essentiel de la poudre noire (poudre à canon) et d’autres explosifs. En 1875, pour tenter de sortir de la spirale de son endettement, le gouvernement péruvien décida de nationaliser les gisements du Taracapá, en expropriant les entreprises péruviennes et étrangères qui les exploitaient jusqu’alors ; et en 1879, le gouvernement bolivien haussa les taxes perçues sur l’exploitation de ceux d’Atacama. Il en résultera la guerre du Pacifique (1879-1884) entre le Pérou et la Bolivie d’un côté et le Chili de l’autre (poussé et soutenu par les Britanniques), dont l’enjeu aura été ces deux provinces qui resteront finalement possessions de ce dernier, sorti victorieux de l’épreuve. Quant à leurs gisements de nitrate, alors que seuls 13% de leur exploitation étaient entre des mains britanniques avant-guerre, cette proportion s’élèvera à 70% dans les années 1890.

En menaçant leur agriculture, la « faille métabolique » aura donc contribué selon Foster au tropisme impérialiste des Etats européens et nord-américains : « La première grande expansion coloniale outre-mer des Etats-Unis a été une conséquence directe de cette crise des conditions de la production agricole » (Foster, 1997 : 286). Car, pour les mêmes raisons, entre 1856 et 1903, les Etats-Unis se sont ainsi emparés de quatre-vingt-quatorze îles ou îlots du Pacifique recelant des gisements de guano.

Mais, si ces importations massives de guano pouvaient pallier temporairement les effets de dégradation de la fertilité des sols dus à la « faille métabolique », elles n’étaient pas en mesure de remédier à cette dernière. Dès la fin du XIXe siècle, les réserves de guano tendant à s’épuiser, d’autres voies sont explorées : usage de scories résultant de déphosphoration d’aciers et fontes phosphoreuses, usage de chlorure de potassium, etc. Une nouvelle fausse solution viendra de la mise au point, à la veille de la Première Guerre mondiale, par le chimiste allemand Fritz Haber (1868-1934) de la synthèse de l’ammoniac, ouvrant ainsi la voie à la fabrication de nitrates pouvant servir d’engrais artificiels (mais aussi de base à de puissants explosifs). Car le recours continuellement croissant à ces derniers, pour simplement éviter la diminution de la fertilité du sol, aura eu pour conséquence d’engendrer de nouvelles perturbations écologiques, en termes de renforcement de l’effet de serre anthropique, de pollution des sols et des eaux de ruissellement et des aquifères, d’eutrophisation des eaux côtières générant des zones hypoxiques voire anoxiques, etc.

Et, selon Foster, le développement ultérieur de l’agriculture capitaliste aura encore aggravé la « faille métabolique » dont elle est la cause. Ainsi, la motorisation de la culture du sol a diminué drastiquement le cheptel des bêtes de somme ; du même coup, elle a encore réduit la masse des engrais naturels (sous forme de fumier, de lisier ou de purin) que celles-ci étaient antérieurement capables d’apporter au sol, tout comme elle aura contribué à l’abandon des plantes fourragères (telles les légumineuses : trèfle, luzerne, pois, haricots, lentilles, soja, etc., capables de fixer l’azote atmosphérique dans le sol par l’intermédiaire de leurs racines) au profit des nitrates et phosphates contenus par les engrais artificiels (produits de l’industrie chimique). Tandis que la séparation grandissante entre agriculture stricto sensu et élevage et le développement de l’élevage intensif hors sol, aussi près que possible des marchés urbains qui leur servent de débouchés mais aussi des zones à bas salaires et législations environnementales laxistes, auront produit le même type d’effets (Foster et Magdoff, 1998 : 40 – 42 ; Foster, 1999 : 374, 399-400).

Fragilité de la notion de « faille métabolique »

L’interprétation que Foster propose de l’approche marxienne de la thématique et de la problématique écologiques à partir de la notion de « faille métabolique » me paraît cependant discutable sous différents rapports. Et, pour commencer, il faut incriminer la notion même de « faille métabolique » par laquelle Foster condense l’analyse par Marx, à la suite des travaux de Liebig, des incidences de l’agriculture capitaliste sur le métabolisme entre humanité et nature.

En fait, cette notion ne figure pas dans les différents passages précédemment cités de Marx. Et, dans l’ensemble constitué par Le Capital et ses manuscrits annexes et connexes, on n’en trouve mention qu’une seule fois dans le passage suivant auquel Foster se réfère sans cesse (1997 : 285 ; 1999 : 379 ; 2000 : 155 ; 2011a : 4 ; 2013a : 5 ; 2013b : 4 ; Angus et Foster, 2016 ; Foster et Clark, 2020 : 7) :

« (…) la grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle, concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré (Liebig) » (Marx, 1976 [1894] : 735).

Dans l’original allemand, le terme ici rendu par hiatus est Riß qui signifie déchirure, fissure, fêlure, auquel correspond l’anglais rift utilisé par Foster, que l’on peut traduire par faille. En revanche, sa traduction par rupture, qui a été quelquefois préférée à faille (par exemple Labelle-Hallee, 2016), est tout à fait inappropriée dans le présent contexte. Car, à proprement parler il ne saurait y avoir de rupture métabolique entre l’humanité et la nature qui, sous une forme ou une autre, sous quelque mode que ce soit, composent une unité qu’on ne saurait rompre sans compromettre la survie même de l’humanité.

Or Foster lui-même n’évite pas toujours la confusion entre faille (rift) et rupture (break). Elle est implicitement présente lorsqu’il déclare :

« Sans ce dernier concept [celui de « faille métabolique »], il est impossible de comprendre l’analyse par Marx de l’antagonisme entre ville et campagne, sa critique de l’agriculture capitaliste, et ses appels à la “restauration” de la nécessaire relation métabolique entre l’humanité et la terre, c’est-à-dire sa notion fondamentale de durabilité [sustainability] » (1999 : 399).

Car, à proprement parler, il n’y a pas à rétablir ou restaurer une relation métabolique qui aurait été interrompue, brisée ou rompue – ce qui encore une fois est impossible puisque, comme le confesse au passage Foster, cette relation métabolique est nécessaire, vitale même pour l’humanité. Il y a à rétablir un état de ce métabolisme compatible avec le développement durable de l’humanité que le capitalisme est venu profondément perturber. Et la confusion entre faille et rupture devient explicite dans les passages suivants :

« Le résultat en a été un recyclage insuffisant des déchets organiques humains en direction de la campagne, tout comme la rupture (break) connexe du cycle métabolique et la perte nette infligée au sol du fait du déplacement des produits organiques (nourriture et tissu) à des centaines et milliers de miles. C’est ce qui a rendu nécessaire la formation de l’industrie des fertilisants. Une rupture (break) ultérieure a eu lieu lors de la troisième révolution agricole (l’essor de l’agrobusiness), associée au départ à la suppression du gros bétail, à la création de parcs d’engraissement centralisés et au remplacement de la traction animale par du matériel agricole mécanisé » (1999 : 400).

« Marx a employé le concept de métabolisme pour expliquer la nécessaire relation des êtres humains à la terre à travers la production, et a soutenu qu’une faille (rift) ou rupture (break) s’est développée dans le cycle métabolique » (2011b : 6).

D’autre part et surtout, en dépit du passage précédemment cité du Livre III du Capital où il en est question, la notion de « faille métabolique » me paraît inappropriée pour condenser l’idée développée par Marx dans l’ensemble des passages précédemment cités ; et c’est peut-être la raison pour laquelle celui-ci ne l’a jamais réemployée par après. En effet, s’agissant du métabolisme entre l’humanité et la nature tel qu’ils s’opèrent dans le cadre du procès social de production lato sensu (impliquant donc aussi le procès de consommation improductive, au sens ordinaire du terme), ce que suggère l’ensemble des développements précédents est bien plutôt une perturbation profonde qu’une faille ou a fortiori une rupture. Au demeurant, c’est exactement le terme (stören : perturber, troubler, déranger) que Marx emploie dans le passage du Livre I du Capital précédemment cité qui décalque celui de la version primitive du Livre III auquel Foster se réfère sans cesse[7]. En conséquence, je propose de substituer la notion de perturbation métabolique à celle de « faille métabolique ».

Foster pèche par extrapolation et réduction

Surtout, en érigeant la notion de « faille métabolique » en alpha et oméga de l’approche marxiste de l’écocide capitaliste, Foster pèche en fait à la fois par réduction et par extrapolation. Par extrapolation, en premier lieu, dès lors qu’il fait de cette « faille » la marque propre, le signe distinctif, de l’agriculture capitaliste et, plus largement, du rapport du capital à la nature. Une extrapolation que viennent démentir des faits pourtant bien établis.

D’une part, des perturbations métaboliques graves ont également pu se produire au sein des formations sociales précapitalistes. On peut notamment mentionner la steppisation et désertification tendancielles que, sous l’effet de déboisements inconsidérés, le développement de l’agriculture a provoquées dès l’Antiquité dans nombre de régions méditerranéennes. Cela nous avertit de ce que l’unité symbiotique entre humanité et nature, propre aux formations précapitalistes, n’allait pas sans contradictions, dans la mesure où le métabolisme entre eux n’y faisait pas l’objet d’une régulation rationnelle (réfléchie, prudente et informée par la connaissance scientifique des lois de la nature) mais était laissée à des pratiques routinières qui, pour être généralement éprouvées, pouvaient aussi conduire à des désastres.

D’autre part, durant la période protocapitaliste, dans les provinces septentrionales des Anciens Pays-Bas notamment (de la Flandre à la Frise en passant par la Zélande, la Hollande et la province d’Utrecht), on a couramment pratiqué l’usage à vaste échelle de déchets urbains (immondices et cendres), en plus de fumiers et de marnes, pour fertiliser les sols mis en culture dans les campagnes environnantes (Bihr, 2019 : 254), au point de constituer déjà un véritable marché « national » de ces intrants. Preuve que l’agriculture capitaliste ne se condamne pas nécessairement à approfondir la séparation et l’opposition entre villes et campagnes ni, avec elle, la « faille métabolique ».

On en a, enfin, une autre preuve dans le fait que, dans les villes contemporaines des formations capitalistes les plus développées, la récupération des excréments par le tout-à-l’égout et leur traitement dans des stations d’épuration, outre qu’ils ont permis une amélioration considérable de l’hygiène publique dans les espaces urbains, rend aussi possible leur recyclage dans et par l’agriculture, puisque les boues résiduaires des stations d’épuration sont pour partie utilisées comme engrais (après compostage ou non), même si l’éloignement entre les centres urbains et les zones de cultures étendues demeure un obstacle tout comme la présence dans ces boues de métaux lourds en quantités non négligeables. Ce faisant, elles se sont conformées aux recommandations de Liebig qui, dans ses Letters on the Subject of the Utilization of the Municipal Sewage (1865) adressées au Lord maire de Londres, avait plaidé pour l’utilisation des eaux usées de la ville dans les campagnes environnantes plutôt que de polluer massivement la Tamise dans laquelle elles étaient rejetées[8].

En second lieu, Foster a tort de réduire l’analyse marxiste de l’écocide capitaliste à ce qu’il appelle la « faille métabolique ». Cette réduction est manifeste dans les passages suivants, entre autres : « La contribution écologique la plus notable de Marx est, cependant, sa théorie de la faille métabolique » (2011a : 4) ; « La contribution la plus directe de Marx à la critique de la destruction écologique est évidemment sa théorie de la faille métabolique (…) » (2011b : 5).

Or pareille réduction est doublement fautive. D’une part, la « faille métabolique » ne rend en fait compte que d’une partie des problèmes écologiques engendrés par le développement de l’agriculture capitaliste. En effet, elle est inappropriée à l’analyse d’autres aspects problématiques et mêmes catastrophiques de ce développement, qu’il s’agisse de l’élevage intensif ou de l’introduction des OGM. Certes, le principe de l’élevage intensif découle de la séparation grandissante entre agriculture au sens strict et élevage, qui est la marque propre de l’agriculture capitaliste comme on l’a vu plus haut. Mais cette séparation est bien plutôt une cause aggravante de la « faille métabolique » que sa conséquence, comme Foster le signale d’ailleurs. Tandis que l’intensification conduisant à l’élevage en stabulation jusqu’à aboutir à la concentration de centaines et même de milliers d’animaux sous un même toit ne peut pas s’expliquer en invoquant la « faille métabolique » ; cela requiert une analyse des conditions spécifiques de valorisation du capital agraire.

D’autre part, cette même notion de « faille métabolique » ne nous renseigne guère sur bien d’autres aspects de l’écocide capitaliste. Foster ne manque pas de l’étendre au-delà de ceux directement liés au développement de l’agriculture capitaliste, au point de la transformer par moments en notion fourre-tout ou attrape-tout. Par exemple dans des passages tels que le suivant :

« Ici la principale préoccupation est ce que l’on pourrait appeler la Grande Faille dans le rapport de l’humanité à la nature produit par le franchissement des limites du système-Terre que représentent le changement climatique, l’acidification des océans, l’appauvrissement de la couche d’ozone, la perte de biodiversité (et l’extinction des espèces), la rupture des cycles de l’azote et du phosphore, la perte de couvert terrestre, la perte de ressources en eau pure, la pollution atmosphérique par les aérosols et la pollution chimique » (2013b : 12)

Pareille extension est certes légitime chaque fois que le procès immédiat de reproduction du capital vient perturber un des multiples cycles à travers lesquels l’écosphère terrestre dans son ensemble comme les multiples écosystèmes qui la composent assurent leur propre reproduction, donc leur stabilité et en définitive leur existence. C’est le cas, par exemple, du réchauffement climatique qui procède d’une perturbation profonde du cycle du carbone : en réinjectant massivement et rapidement dans l’atmosphère sous forme de CO2 les masses de carbone qui se sont accumulées durant des dizaines de millions d’années dans les entrailles de la Terre, l’usage des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) a rompu ce cycle en excédant de loin les capacités d’absorption et de recyclage des « puits naturels » de carbone que constituent les mers et les océans, les forêts et la biomasse végétale plus généralement. Et c’est également le cas s’agissant de la surpêche qui vient rompre tout le cycle sur lequel repose la chaîne alimentaire dans les mers et les océans (Clark et Foster, 2010 : 147 pour ces deux exemples).

Mais, outre que, contrairement à ce que prétend Foster, il serait bien incapable de s’appliquer à d’autres perturbations majeures de l’écosphère engendrées par le capital, telles que l’épuisement des matières premières ou la perte drastique de biodiversité (dont, symptomatiquement, Foster ne traite jamais)[9], pareil élargissement repose en fait souvent sur l’introduction, subreptice ou ouverte, d’autres dimensions des rapports capitalistes de production que celle qui commande directement la « faille métabolique ». Cela apparaît par exemple dans un article consacré à « l’impérialisme écologique » (Foster et Clark, 2004). On y lit notamment :

« L’impérialisme écologique – la croissance du centre du système à des rythmes insoutenables, moyennant la dégradation écologique de plus en plus profonde de la périphérie – génère désormais une série de contradictions écologiques de dimension planétaire, qui mettent en péril la totalité de la biosphère » (page 198).

Ce qui revient à reconnaître que le procès moteur de la dégradation écologique continue et croissante des périphéries tout au long du devenir-monde du capital tient essentiellement à l’accumulation (la reproduction élargie) de ce dernier telle qu’elle est menée par et au profit des formations centrales. Mais cette accumulation est elle-même une loi immanente du rapport capitaliste de production, qui ne découle nullement de la « faille métabolique » telle que Foster l’entend. Il s’agit bien de deux dimensions différentes du rapport du capital à la nature.

Et quand les mêmes auteurs tentent de nous convaincre de la portée heuristique de la notion de « faille métabolique » pour l’analyse critique des aspects les plus actuels de l’écocide capitaliste, c’est en fait une nouvelle fois à cette loi immanente d’accumulation qu’ils doivent recourir :

« Le capitalisme est un système voué à une accumulation constante du capital. Tel est à la fois “le but subjectif et la force motrice de tout le système économique”. En conséquence, il est mû par une croissance indéfinie, à une échelle continuellement élargie de l’engrenage [treadmill] de l’accumulation (…) L’échelle croissante de la production génère dégradation écologique et pollution dans un monde fini, et l’exploitation systématique de la nature menace de saper le cycle naturel et les procès qui contribuent à la régénération des écosystèmes » (Clark et Foster, 2010 : 145).

Où il apparaît clairement que ce n’est pas la « faille métabolique » qui est susceptible d’expliquer la tendance immanente à l’accumulation indéfinie du capital mais bien plutôt l’inverse. Ce que les auteurs finissent eux-mêmes par confesser en fin d’article :

« A nos yeux, le problème essentiel peut être ramené au fait, comme Barry Commoner l’a souligné il y a longtemps déjà, que les cercles que constituent les cycles naturels sont brisés et transformés en processus linéaires dédiés à l’accumulation privée. Et la nature de l’accumulation est telle que cela se produit à une échelle constamment élargie, faisant reposer des charges insupportables sur des écosystèmes de plus en plus vulnérables. La faille métabolique mondiale que cela génère ne peut pas s’arrêter mais ne peut que s’aggraver dans le système capitaliste » (Id. : 154).

Et, dans ce même article, pour expliquer la tendance écocidaire qui anime fondamentalement le capital, Clark et Foster doivent d’ailleurs recourir à une autre dimension encore de ce dernier : la subordination de la valeur d’usage à la valeur d’échange, qui n’est que la forme phénoménale de la valeur :

« En outre, l’écologie de Marx sert de fondement à la compréhension de la dégradation de l’environnement, étant donné sa critique du capital comme totalité et l’accent mis sur la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange (…) » (Id. : 142).

Et, lorsque Foster entreprend de rendre compte de la crise historique que traverse actuellement le mode de production capitaliste, dont la catastrophe écologique n’est que l’une des composantes, c’est une nouvelle fois à ces deux dimensions des rapports capitalistes de production (la tendance à l’accumulation indéfinie du capital et la subordination des valeurs d’usage à la valeur) qu’il se réfère et non pas à la « faille métabolique » qu’il chérit tant :

« Je soutiendrai que se produit aujourd’hui une crise historique [a epochal crisis] bien plus importante que celle qui a engendré la transition du féodalisme au capitalisme, une crise procédant de l’expansion illimitée d’un système capitaliste dédié à la création de richesse abstraite » (2013a : 2).

« Néanmoins, le capital traitait toutes les limites naturelles de cet ordre comme de simples barrières à franchir plutôt que comme des frontières ou des limites à respecter. Il en est résulté des tendances à la crise systémique – que l’on peut rapporter en définitive à la contradiction entre valeurs d’usage et valeurs d’échange et entre les processus naturels élémentaires et le procès d’accumulation du capital » (Foster et Clark, 2020 : 46)

Ainsi, pour étendre et approfondir l’analyse de l’écocide capitaliste, autrement dit de la contradiction fondamentale, principielle, entre le procès global de reproduction du capital et la nature (l’écosphère, la Terre), y compris en ce qui concerne la branche agricole, et généraliser du même coup les thèses marxiennes précédentes, il apparaît qu’il faut emprunter une voie différente de celle suivie par Foster, en fait complémentaire de cette dernière. Il faut dépasser ce seul premier moment des rapports capitalistes de production qu’est l’expropriation des producteurs et prendre en compte l’ensemble des autres moments de ces rapports. A commencer par ce qui se trouve au cœur de la contradiction entre valeur d’usage et valeur : la subordination du procès de travail (qui implique/combine autant la nature que la force humaine de travail) au procès de valorisation ; soit la subordination de la nature, via le procès de travail dont elle est un agent actif, à la logique de la valeur autonomisée sous forme du capital (Bihr, 2021a). (Août 2023)

Bibliographie

Angus Ian et Foster John Bellamy (2016), « In Defense of Ecological Marxism : John Bellamy Foster Responds to a Critic », Climate & Capitalism, http://climateandcapitalism.com/2016/06/06/in-defense-of-ecological-marxism-john-bellamy-foster-responds-to-a-critic/ mis en ligne le 30 décembre 2016.

Bihr Alain (2019), Le premier âge du capitalisme. Tome 3 : La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme, Lausanne/Paris, Page 2/Syllepse.

Bihr Alain (2021a), « Le vampirisme du capital », https://alencontre.org/ mis en ligne le 4 mai 2021.

Bihr Alain (2021b), « L’écologie de Marx à la lumière de la MEGA 2 », https://alencontre.org/ mis en ligne le 23 novembre 2021.

Clark Brett et Foster John Bellamy (2009). « Ecological Imperialism and the Global Metabolic Rift. Unequal Exchange and the Guano/Nitrates Trade », International Journal of Comparative Sociology, vol. 50, n°3-4.

Clark Brett et Foster John Bellamy (2010), « Marx’ Ecology in the 21st Century », World Review of Political Economy, vol. 1, n°1

Foster John Bellamy (1997), « The Crisis of the Earth : Marx’s Theory of Ecological Sustainability as a Nature-Imposed Necessity for Human Production », Organization & Environment, vol. 10, n°3.

Foster John Bellamy (1999), « Marx’s Theory of Metabolic Rift : Classical Foundations for Environmental Sociology », American Journal of Sociology, vol. 105, n°2.

Foster John Bellamy (2000), Marx’s Ecology. Materialism and nature, New York, Monthly Review Press.

Foster John Bellamy (2011a), « The Ecology of Marxian Political Economy », Monthly Review, vol. 63, n° 4.

Foster John Bellamy (2011b), « Capitalism and the Accumulation of Catastrophe », Monthly Review, vol. 63, n°7.

Foster John Bellamy (2013a), « The Epochal Crisis », Monthly Review, vol. 65, n° 5.

Foster John Bellamy (2013b), « Marx and the Rift in the Universal Metabolism of Nature », Monthly Review, vol. 65, n°7.

Foster John Bellamy (2018), « Marx, Value and Nature », Monthly Review, vol. 70, n°3.

Foster John Bellamy et Magdoff Fred (1998), « Liebig, Marx, and the depletion of soil fertility : relevance for today’s agriculture », Monthly Review, vol. 50, n°3.

Foster John Bellamy et Clark Brett (2004), « Ecological Imperialism » dans Panitch Leo et Leys Colin (éd.), Socialist Register 2004 : The New Imperial Challenge, New York, Monthly Review Press.

Foster John Bellamy, Clark Brett et York Richard (2010), The Ecological Rift : Capitalism’s War on the Earth, New York, Monthly Review Press.

Foster John Bellamy et Clark Brett (2020), The Robbery of Nature : Capitalism and the Ecological Rift, New York, Monthly Review Press.

Labelle-Hallée Jean-Pascal (2016), « L’origine de la crise écologique : analyse de la théorie de la rupture métabolique dans la sociologie de John Bellamy Foster », https://archipel.uqam.ca/8828/Marx Karl (1976 [1894]), Le Capital. Livre III, Paris, Editions Sociales.

Marx Karl (1993 [1867]), Le Capital. Livre I, Paris, Presses universitaires de France.

Marx Karl et Engels Friedrich (1971), Correspondance, tome II (1849-1851), Paris, Editions Sociales.

Pontailler Serge (1971), Engrais et fumure, Paris, Presses universitaires de France.

Saïto Kohei (2021), La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, Lausanne & Paris, Page 2 & Syllepse.

Notes

[1] Le concept de métabolisme est emprunté à la biologie, plus exactement même à la physiologie. Au sein de cette dernière, il désigne, d’une part, le système des échanges de substances diverses (en définitive toujours des composés organiques) entre l’ensemble des parties d’un organisme vivant (végétal, animal ou humain), échanges par lesquels ce dernier se régénère en permanence tout en maintenant son ordre propre (c’est le métabolisme interne) ; d’autre part, les échanges de matières et d’énergie auxquels tout organisme vivant est tenu de procéder avec son milieu de vie (son biotope), par lesquels il y prélève les substances nécessaires à son fonctionnement comme organisme vivant et y rejettent différents déchets résultant de ce fonctionnement (c’est le métabolisme externe). Métabolisme externe et métabolisme interne sont donc intimement liés : le premier fournit au second les substances qui, directement ou après transformation, se trouve assimilé par l’organisme pour se maintenir en vie, tout en se chargeant d’absorber et de recycler ses sous-produits (rejets, déchets).

[2] L’ouvrage connaîtra neuf éditions successives du vivant de Liebig, constamment revues et augmentées, jusqu’à totaliser plus de mille pages. A l’origine, il répondait à une commande de la British Association for the Advencement of Science, passée sous la pression des grands propriétaires fonciers préoccupés par la baisse tendancielle des rendements agricoles (Foster, 1999 : 376).

[3] Liebig comptait parmi ces derniers la potasse, la chaux, le soufre, le magnésium et le fer. Depuis lors, la liste s’en est allongée et on a pu les classer en trois catégories : les quatre majeurs sont l’azote (azote ammoniacal ou azote nitrique), l’acide phosphorique, la potasse et la chaux ; la magnésie, le soufre, le chlore et le sodium sont d’importance secondaire par les quantités requises ; enfin les oligo-éléments (fer, manganèse, cuivre, zinc, bore, molybdène et cobalt) sont requis en très petites quantités mais chacun est proprement vital (son défaut provoque la mort de la plante) (Pontailler, 1971 : 7-20).

[4] D’où la nécessité de recourir à des engrais et à des amendements pour assurer cette restitution et conserver et a fortiori améliorer la fertilité d’un sol cultivé. Assurant des apports minéraux, les engrais sont des aliments de la plante. Quant aux amendements (craie, marne, plâtre, terreaux, tourbes, etc.), ils servent à la fois à alimenter la plante mais aussi à entretenir les propriétés physico-chimiques du sol ainsi que les micro-organismes (notamment bactériens) qu’il abrite. Un même fertilisant, tel le fumier, peut être à la fois un engrais et un amendement (Pontailler, 1971 : 21, 31, 68-69).

[5] Les engrais organiques directement fournis par une exploitation agricole (sous forme de différents déchets et rejets végétaux, animaux et humains) ne font, au mieux, que restituer au sol les éléments minéraux que cette exploitation en a tirés. De fait, en règle générale, ils n’y suffisent pas complètement car il y a inévitablement des pertes entre ce qui est tiré du sol sous forme de plantes et ce qui y est restitué sous forme de déchets et de rejets ; d’où la nécessité de recourir à des apports (des engrais naturels ou artificiels) extérieurs. Et, pour un volume de production donnée, la masse de ces derniers est d’autant plus importante que la part de la production agricole qui n’est pas destinée à l’autoconsommation (productive ou improductive) de l’exploitation mais se trouve « exportée » hors d’elle (destinée à l’échange avec l’extérieur) est grande.

[6] La phrase figurant en romain a été retraduite à partir de l’original allemand, la traduction proposée par les Editions Sociales étant gravement fautive.

[7] Si ce dernier passage fait formellement partie du Livre III du Capital et semble donc postérieur à celui du Livre I, il n’en est rien. En effet, on sait que, pour l’essentiel, le Livre III du Capital a été composé par Engels sur la base de la partie d’un vaste manuscrit rédigé par Marx entre mi-1863 et fin 1865, constituant une version primitive de ce qui était censé devenir l’ensemble du Capital. Il est donc antérieur à la rédaction du Livre I effectuée entre janvier 1866 et juillet 1867.

[8] Une préconisation dont Marx lui-même s’est fait l’écho : « Les résidus de la consommation sont de la plus grande importance pour l’agriculture. Leur utilisation donne lieu, en économie capitaliste, à un gaspillage colossal ; à Londres, par exemple, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de 4 millions 1/2 d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise » (1976 [1894] : 111). Une remarque de Marx parmi bien d’autres sur la nécessité de recycler les déchets du procès social de production, dont la production capitaliste fait trop peu de cas (cf. le chapitre V du Livre III du Capital).

[9] On peut voir un aveu implicite de l’insuffisance de la notion de « faille métabolique » pour rendre compte de tous les aspects de l’écocide capitaliste dans le fait que, dans ses publications les plus récentes, Foster ait cru bon de devoir lui adjoindre celle de pillage de la nature (« robbery of nature ») (Foster et Clark, 2020). Mais, là encore, il procède par réduction-extrapolation à partir d’un passage du Capital cité plus haut : « tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ».

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