Ce que l’on peut dire d’emblée, c’est que ce texte est ambieux puisqu’il cherche à mettre en place les éléments d’un nouveau discours permettant à la gauche d’ « aller au-delà d’elle-même, c’est-à-dire de parler un langage qui n’est pas le sien afin d’intégrer ses idées émancipatrices dans un parler populaire ». Un parler qui lui permettrait « de dire franchement quelles sont les contradictions fondamentales de la société que les gens ressentent dans leur vie quotidienne ».
C’est un objectif à la fois louable et nécessaire qui n’en est pas moins difficile à atteindre, tant la gauche –et pas seulement au Québec— a traversé et continue de traverser une période mouvementée, une période de crise au fil de laquelle elle a vu tous ses modèles et idéaux historiques être brutalement questionnés, quand ils n’étaient pas tout simplement jetés aux orties, ou renvoyés à la critique rongeuse des souris.
En effet, il s’agit de trouver, dans l’ici et maintenant du Québec d’aujourd’hui, les moyens de pouvoir faire la part de ce qui, en termes de concepts sociopolitiques explicatifs, continuerait de tenir la route, et ce qui au contraire doit être irrémédiablement abandonné parce que dépassé et correspondant aux termes d’une époque révolue.
Une tâche loin d’être simple
Et comme lorsqu’on privilégie une approche politique, on cherche toujours à dessiner un projet global, en somme à accéder à une certaine représentation de la totalité. Il faut donc pouvoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, les tendances de fond d’éléments plus conjoncturels, en somme, il faut parvenir à mettre le doigt sur ce qui reste le plus déterminant, tout en distinguant les différents niveaux d’analyse.
Par exemple l’analyse sociologique des classes sociales pouvant exister au Québec doit être distinguée de l’analyse des mouvements sociaux qui peuvent se déployer à un moment ou à un autre, ou encore de l’analyse des milieux sociaux d’origine à partir desquels, par exemple, s’est constitué QS. Il faut aussi se donner les moyens de situer ces éléments dans leur contexte historique, c’est-à-dire dans la dynamique qui les a vus naître ainsi que dans les sauts et ruptures qui marquent le devenir historique et permettent de distinguer une période sociopolitique d’une autre.
On voit donc que la tâche est loin d’être simple. Et le texte de Jonathan Durand Folco –même si plusieurs de ses affirmations restent discutables— nous ouvre plus d’une piste intéressante. Notamment parce qu’il cherche à faire apparaître avec beaucoup de force ce qui a véritablement changé dans la période historique que nous vivons.
Changement complet de paradigme, est-ce si sûr ?
Partant de l’idée que les principaux interlocuteurs de QS sont d’une part les progressistes (issus des mouvements sociaux et communautaire) unis dans un « cercle multicolore » de « forces citoyennes », et de l’autre « les groupes subalternes » (les minorités et groupes opprimés), il note que ces 2 ensembles –parce qu’ils vivent dans un contexte bien différent de celui de la Révolution tranquille— sont loin de représenter une « majorité sociale », car rappelle-t-il, même si « (…) une majeure partie de la population est salariée, (…) la plupart des individus se trouvent au sein de « positions de classes contradictoires », c’est-à-dire qu’ils sont employés et partagent certains intérêts des couches populaires, tout en étant gestionnaires ou en position d’autorité en intégrant certains intérêts ou valeurs des groupes capitalistes ».
Par ailleurs poursuit-il, comme la désindustrialisation a fait place « à une économie de services flexible et molécularisée (postfordisme), la classe ouvrière est loin d’être unifiée ». Ce qui fait que selon lui « La solidarité de classe ne se trouve plus d’abord au sein de l’usine ou dans la contradiction capital/travail, mais dans une série de luttes opposant le capitalisme et l’environnement ou le milieu de vie, le système et le monde vécu ».
Allant même encore plus loin dans cette direction, il affirme que « Le paradigme n’est plus celui de l’« exploitation », mais de la « dépossession » des biens communs (éducation, espace urbain, ressources naturelles, territoire, etc.) ; les nouveaux mouvements sociaux contestataires, qu’ils soient étudiants, féministes, écologistes, citoyens, autochtones, etc., s’inscrivant justement dans cette dynamique. ».
Avançant ensuite dans son analyse des changements décisifs que le Québec a connus, il rappelle que suite à l’échec des projets collectifs (comme le communisme, la social-démocratie ou l’indépendance nationale), se sont développés des mouvements particularistes pour la reconnaissance tournant autour de politiques d’identité (mouvement féministe, autochtone, queer, etc.). Ce qui fait que spontanément la gauche se voit incapable de s’adresser à une palette large de gens, se confinant naturellement aux seuls « secteurs progressistes » et « couches subalternes », l’empêchant ainsi de s’adresser à de larges majorités.
Faire appel à la notion de peuple, oui mais lequel ?
Sans doute on pourrait ici avoir envie de l’arrêter tout de suite, en critiquant son parti-pris de vouloir à tout prix faire ressortir l’importance du « nouveau » qui émerge et de manquer ainsi de nuances quant au portrait d’ensemble qu’il cherche à esquisser. Et sans doute pourrait-on objecter que Jonathan Durand Folco prend souvent pour un fait accompli, ce qui n’est qu’une tendance à l’oeuvre (par exemple la disparition du paradigme de l’exploitation au profit de celui de la dépossession), ne mettant pas suffisamment le doigt sur le caractère complexe et contradictoire de la période dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui et qui fait que ces deux paradigmes coexistent plutôt l’un à côté de l’autre, tout comme s’enchevêtrent les uns aux autres, anciens et nouveaux mouvements sociaux.
C’est là un élément central, et pour prendre un seul exemple, s’il est tout à fait juste de faire ressortir l’importance de nouveaux acteurs et mouvements sociaux (féministe, écologiste, autochtone, etc. ; une des indéniables caractéristiques de la période contemporaine), on ne peut pas pour autant au niveau de l’analyse, mettre définitivement de côté la contradiction capital/travail (et donc l’acteur du mouvement ouvrier et populaire) sous prétexte que l’ensemble des salariés se trouverait dans des « positions de classes contradictoires » et que le mouvement ouvrier et syndical serait de moins en moins le protagoniste de luttes radicales ou « antisystémiques ». Surtout si l’on admet du même souffle que le capitalisme néolibéral reste un élément décisif du portrait d’ensemble.
Si la constatation de l’apathie de plusieurs secteurs de ce qu’on pourrait appeler la classe des salariés est indéniable, il faut se demander en même temps à quoi la doit-on ? À « des positions de classes contradictoires », ou à des politiques syndicales soumises aux contraintes de rapports de force éminemment défavorables et d’orientations stratégiques discutables ? Ou encore à une combinaison de toutes ces causes ? Et rien ne prouve d’ailleurs qu’elle ne pourrait pas prendre des formes d’expressions nouvelles. Ici, pour aller plus loin et se prononcer en toute connaissance de cause, il nous faudrait disposer d’une véritable sociologie des classes sociales qui reste –à ma connaissance ?— encore largement à développer. [1]
Il n’en demeure pas moins que sa conclusion centrale tient parfaitement la route et rejoint un des manques de QS : « la gauche n’arrivera pas à élargir son influence en se rivant sur les particularismes, les forces éclairées et les groupes les plus opprimés, qui représentent pour l’instant le cœur de son projet d’émancipation ».
D’où la nécessité d’avoir un point de vue plus large, et pour cela de faire peut-être appel –comme il le recommande— à la notion de peuple, à condition cependant d’en préciser le sens de manière rigoureuse, et je dirais aussi à condition d’en spécifier le cœur ou le centre vital. Jonathan Durand Folco le fera lui intuitivement, en reprenant la distinction pratique faite par les Indignés [2] (le 1% versus le 99%) et en insistant très justement sur l’existence d’une véritable polarisation entre une élite ou caste dirigeante (le 1% favorisant un capitalisme sauvage prenant la forme de l’austérité et de la destruction du territoire), et le reste de la population (les 99% autres). Mais lorsqu’il tentera de définir ces 99%, il le fera sur la base de catégories sociologisantes, certes évocatrices, mais peu à même de nous aider en termes politiques à définir le pourquoi et le comment de cette nouvelle unité si nécessaire, néanmoins composés selon lui « des forces citoyennes », « des créatifs culturels », « des classes moyennes » et « des classes populaires (…) précaires ».
Là où le bât blesse
C’est là où le bât blesse, car les catégories descriptives qu’il utilise pour faire le portrait d’ensemble de ce peuple (à constituer comme nouvel acteur politique), ressortent comme il le dit d’ailleurs lui-même d’un « portrait sociologique primaire », et ne peuvent pas à elles seules rendre compte des comportements des acteurs sociaux en jeu [3], ni faire ressortir ceux qui sont politiquement les plus essentiels [4] en cette époque historique de redéploiement du capitalisme néolibéral à l’échelle du monde. Plus encore il tend ici à confondre catégories sociologiques et catégories politiques (expliquant le comportement des gens uniquement à partir de certaines conditions d’existence spécifiques quand ce n’est pas de caractéristiques psychologisantes), finissant par faire apparaître des oppositions rigides (entre par exemple la génération de la Révolution tranquille et celle du Printemps érable) dont la portée reste vite discutable et beaucoup plus relative qu’il ne le fait apparaître [5]. Ce qui fait qu’en dernière analyse, on peine à savoir s’il pense pour l’avenir à « une unité sous l’égide des classes populaires » ou à « une unité de type populiste » beaucoup plus lâche et construite autour d’enjeux d’abord conjoncturels.
Reste qu’il touche un point central, décisif une fois encore, en tirant très justement la conséquence logique de l’ensemble de son raisonnement : « l’objectif de la gauche est de former une unité entre les forces citoyennes et populaires contre l’élite dirigeante, la caste des financiers, banquiers et politiciens corrompus (…) ». Ce qui l’amène à conclure que la gauche doit « dépasser son identité politique actuelle, qui n’est pas essentielle mais relative à une phase déterminée de son processus de développement, pour embrasser une nouvelle forme symbolique, culturelle et pratique, qui permettra de faire bloc avec le peuple qu’elle cherche à rassembler. »
L’apport de Gramsci : ne point craindre la polarisation
En fait Jonathan Durand Folco croise ici un problème central que certaines des théories de Gramsci, à condition qu’on les actualise et les ré-interprète à l’aune des enjeux de notre période historique, nous aideraient à résoudre. Et c’est dommage qu’il ne s’appuie pas plus –alors qu’il le fait dans d’autres textes— sur la démarche de cet auteur pour penser cette unité nouvelle si nécessaire, et parvenir à le faire loin de l’ancien paradigme effectivement moribond voulant que « les classes populaires et la bourgeoisie, (...) trouvent leur unité dans un grand projet national et/ou social-démocrate [6] ».
Pour Gramsci en effet, il s’agit, lorsqu’on est confronté à l’hégémonie d’une classe dominante donnée, de se donner les moyens de mener jusqu’au bout une bataille pour l’hégémonie et par conséquent de constituer peu à peu, sur le mode de la polarisation grandissante, « un pouvoir contre-hégémonique » qui ne peut se construire qu’autour des classes populaires (la classe des salariés) et sur la base d’alliances sociales s’élargissant progressivement, le tout à partir d’une stratégie politique globale pensée sur le long terme.
Plus encore il s’agit pour Gramsci de gagner la bataille du « consentement », c’est-à-dire de gagner une hégémonie culturelle en cherchant à rallier à sa cause par un intense travail d’explication et de ralliement idéologique très large, une série de couches sociales qui a priori n’en partageraient pas les présupposés. En ce sens la théorie de l’hégémonie de Gramsci se distingue de celle, par exemple –récemment très en vogue— de Laclau et Mouffe qui tendent à définir la lutte pour l’hégémonie « comme la simple articulation des divers mouvements sociaux qui, à la faveur d’un regroupement de volontés collectives, réorganise dans la société un nouveau type d’antagonismes ou de conflits [7] ».
En fait la conception de l’hégémonie de Gramsci, si elle appelle à l’unification de forces sociales, en somme à la constitution d’une nouvelle majorité sociale disposant de la force nécessaire pour se confronter à la classe dirigeante, cherche à le faire à partir d’une définition très stricte des classes sociales s’enracinant dans la structure même du capitalisme et mettant au cœur du processus de constitution de la contre-hégémonie, la classe des salariés.
Il est vrai que nous ne sommes plus dans les années 30, et que la classe des salariés s’est depuis profondément modifiée (perdant de sa lisibilité traditionnelle notamment à travers certains processus de désindustrialisation en cours), tout comme s’est redéployé à travers de nouvelles modalités, le mode de production capitaliste. On doit donc en tenir compte avec la plus grande attention. Mais si l’on maintient au centre de l’analyse –comme le fait Jonathan Durand Folco— à la fois le rôle central du capitalisme néolibéral et la nécessité de s’en défaire, on ne voit pas comment on pourrait se passer d’une analyse des classes sociales, ni non plus du rôle clef d’une classe salariée, se donnant peu à peu les moyens d’aller au-delà de sa fragmentation actuelle et de refaçonner un langage politique commun avec les autres mouvements sociaux en lutte (en particulier le mouvement écologiste). Mais dans cette perspective, on le voit, l’unité se constitue sur la base d’une démarche d’abord politique.
Et si l’on en revient aux problèmes d’orientation de Québec solidaire, tout l’intérêt de cette analyse est là, à condition qu’on précise plus que ne le fait Jonathan Durand Folco, le rôle des acteurs autour desquels elle devrait se formaliser puis s’élargir. Car elle permet non seulement de saisir toute l’importance de la rencontre actuelle de QS avec les mouvements sociaux, mais aussi et surtout d’orienter l’intervention de QS à partir d’une autre logique : celle de la recherche d’alliés que l’on gagne à travers la dénonciation systématique d’un système et de ceux qui en profitent. Comme l’explique Jonathan Durand Folco : loin de chercher à tout prix à en rester à un discours consensuel et modéré, il serait beaucoup plus judicieux pour QS de tenir un discours qui « peut sembler un peu trop agressif, mais (qui) permet de canaliser les frustrations des classes moyennes et populaires vers les réels profiteurs du système, alors qu’elles sont actuellement gagnées par le discours de la droite et d’une extrême droite larvaire (des radio-poubelles) ».
En guise de conclusion générale
Bien sûr je ne me suis arrêté ici qu’aux éléments qui me semblaient les plus décisifs, et au terme de cette patiente relecture, bien des questions resteront encore en suspens. Mais l’important est là : les deux textes de Jonathan Durand Folco tentent de dessiner non seulement une alternative pratique, mais aussi une alternative théorique à l’actuel cheminement de QS. En cela, ils sont un précieux stimulant pour tous ceux et celles qui aspirent à ce que QS puisse mieux –à travers une véritable action sociopolitique unificatrice— jouer son rôle « d’organisateur collectif pluriel » et de « coordonnateur démocratique » qui devrait être le sien.
Et n’est-ce pas le mérite essentiel de tout ce travail de mise en forme théorique : nous aider collectivement à enfin poser le problème clairement et à ouvrir en ce sens un débat fécond ?
Pierre Mouterde
Sociologue et essayiste