Édition du 18 juin 2024

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Canada

Nous ne pouvons plus ignorer la bombe de GES émise par l’activité militaire

Les pays les plus riches de la planète émettent plus en bombardant les pauvres que les pauvres n’ont jamais émis. En 2012, l’éminent scientifique du climat, le docteur James Hansen publiait une lettre ouverte dans le New York Times intitulé : « Game Over for the Climate ». Il y mettait en garde contre l’extension du développement d’alors des sables bitumineux canadiens. Continuer l’exploitation de cette bombe de GES, écrivait-il, c’est sonner le glas, signaler la mort du climat. Un an plus tard, dans une entrevue il déclarait : « Pour laisser à nos enfants une situation gérable nous devons laisser toutes les énergies non conventionnelles dans le sol ».

Nick Gottlieb, Canadian Dimension, 24 avril 2024
Traduction, Alexandra Cyr

Mais, d’une certaine façon, la « game » n’en finira jamais. Chaque tonne de GES de plus émise rend la vie sur terre plus difficile. Et inversement, chaque tonne non produite sauve des vies. Mais, le fait que le réchauffement dépasse les 1,5 degrés Celsius, sans signe de baisse des émissions grâce en grande partie à ce que J. Hansen qualifiait de « pétrole sale », ne veut pas dire que le jeu est terminé pour le climat.

La plus grande source des émissions vient des sables bitumineux, la troisième plus grande réserve du monde. Elle joue un rôle démesuré dans l’augmentation du réchauffement de la planète. Mais il existe une autre source dont la contribution est rarement examinée, c’est le complexe militaro-industriel. Il absorbe d’immenses ressources pour la production mondiale d’armes qui émet des GES tout en nous dirigeant vers la Troisième guerre mondiale.

Au moment d’écrire ces lignes, les pouvoirs occidentaux acquiescent aux attaques génocidaires d’Israël sur Gaza, maintiennent l’Ukraine dans une guerre par procuration, dévastatrice et prolongée avec la Russie, et font monter les tensions avec la Chine et Taïwan.

Faire monter en flèche les conflits mondiaux dans le contexte du réchauffement planétaire draconien qui augmente toujours, rend virtuellement impossible les progrès vers une diminution des émissions.

La machine de guerre mondiale a besoin d’un énorme montant de capacités de production et d’énergie qui produisent une quantité tout aussi énorme de GES. Comme le notait The Guardian en janvier, les émissions produites durant « les deux premiers mois de la guerre à Gaza étaient plus importantes que ce que produisent les pays les plus sensibles au climat en une année complète ».

Cette inégalité est plutôt cruelle : les pays les plus riches émettent plus de GES en bombardant les pauvres que ceux-ci n’en n’ont jamais émis. Les meilleurs estimés indiquent que plus de 5% des émissions mondiales annuelles sont attribuables aux activités militaires. Pourtant, elles sont négligées dans les rapports, on en tient peu compte dans la plupart des standards de compte rendus nationaux alors qu’elles représentent une empreinte carbone comparable à l’aviation et à l’industrie du transport réunies.

Pendant ce temps, les dépenses militaires ne cessent d’augmenter, particulièrement celles du plus important délinquant, l’armée américaine, qui est une des plus importantes productrices de GES de l’histoire. Les militaires revendiquent très souvent le « verdissement » mais même en leur accordant le bénéfice du doute, cette perspective impliquerait de faire une place plus importante à d’autres efforts de baisse des GES.

N’importe quelle banque de batteries qu’il faudrait utiliser pour « verdir » les tanks ne serait plus disponible pour l’électrification des autobus. Toute installation de panneaux solaires servant à la production « d’hydrogène vert » pour permettre les attaques aériennes moins dommageables pour le climat, ne pourrait plus servir à la réduction de la production électrique par le gaz et le charbon. Et tous les ingénieurs et chercheurs.euses travaillant au développement les technologies militaires qui utilisent les énergies renouvelables ne contribueraient pas aux activités de ce type nécessaires pour le mieux-être des humains, au lieu de les détruire.

Cette approche keynésienne de l’empire américain évince aussi des biens publics d’une autre façon : la réduction des GES (dans le secteur militaire) mène à une importante pression inflationniste qui affaibli les services publics. Le gouvernement américain dépense presque 900 milliards de dollars pour le secteur militaire chaque année. Il bloque ainsi une bonne proportion des dépenses qui pourraient aller vers le financement des énergies renouvelables et à la baisse de la demande en énergie. Sur une plus petite échelle, le Canada souffre des mêmes problèmes malgré son rôle auto attribué d’artisans mondiaux de la paix. Nos dépenses militaires atteignent presque 40 milliards par année et le gouvernement Trudeau vient de s’engager à ajouter dix milliards de plus. Nos dépenses militaires sont plus importantes que virtuellement toutes les autres dépenses du gouvernement.

Cela se passe pendant que les investissements dans énergies renouvelables et la baisse des émissions de GES n’arriveront manifestement pas aux niveaux que le Panel intergouvernemental sur le climat, l’Agence internationale sur l’énergie, les scientifiques sur le climat et la plupart des experts.es, promeuvent. Nicholas Stern, un économiste qui a présenté un rapport indépendant à la COP27, plaidait en faveur d’un investissement de 4 mille milliards de dollars américains par année en faveur des énergies renouvelables dont 2 mille milliards en faveur du sud de la planète. Il faut comparer cela avec les 2 mille milliards de dollars consacrés aux dépenses militaires par année dans le monde.

Le Président bolivien, M. Luis Arce, soulignait, moins d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, que les pays occidentaux avaient déjà dépensé à peu près 20 fois plus en aide militaire à l’Ukraine que ce qu’ils s’étaient engagés à contribuer au Fonds des Nations Unies pour le climat qui doit assister les pays en développement dans leur adaptation aux changements climatiques et aux activités menant à la baisse des émissions. Le seul pays qui approche les niveaux acceptables d’investissements dans les énergies renouvelables, est la Chine proportionnellement à sa population et son économie. En 2023, elle compte pour presque le double de ce que les États-Unis et l’Union européenne réunis, ont investi.

Le sous-investissement dans les énergies renouvelables et la perpétuation de l’extraction des énergies fossiles, n’est pas qu’un résultat indirect d’évincement (des dépenses dans d’autres secteurs), il est provoqué directement par la fièvre guerrière. Les dépenses en énergies fossiles ont doublé en 2022 presque complètement à cause de ladite « crise énergétique » qui a suivi la guerre russo-ukrainienne. Ce fut en partie, une réponse nécessaire à la montée rapide des coûts de l’énergie en Europe. Mais, malgré la baisse de la demande européenne en gaz, l’industrie des énergies fossiles a réussi à saisir l’opportunité de faire du nationalisme, une arme. C’est un effet bien plus pernicieux.

L’invasion russe de l’Ukraine a permis à l’industrie de radicalement augmenter et réhabiliter son discours habituel : les énergies fossiles nord-américaines, américaines et canadiennes sont une importante partie des projets nationaux. Aux États-Unis, on a accusé « le programme vert du Président Biden » d’avoir un effet sur la guerre. En Colombie Britannique, les deux partis dominants, dont le NPD, se sont affrontés au parlement pour savoir qui soutiendrait le mieux la naissante industrie des GNLs dans la province. En Alberta, l’ancien Premier ministre Jason Kenney a appelé à l’extension de la production de pétrole avec son slogan : «  Le pétrole albertain est mieux que celui des dictatures ». À Terre-Neuve et Labrador, le Premier ministre Furey a déclaré que le pétrole offshore était nécessaire à la province « pour aider nos partenaires dans l’OTAN à ne pas tomber sous la coupe de la Russie ».

Il n’y a pas que la droite qui ait tenu ce genre de propos. En août 2022, le Premier ministre Trudeau a déclaré que la guerre en Ukraine « a tout changé », malgré que le Canada n’exporte (aucune énergie) vers l’Europe. Il s’est servi de cet argument pour défendre ses efforts d’augmentation de la production de pétrole et de gaz. Son gouvernement a invoqué la « sécurité énergétique européenne » dans son discours d’approbation du projet pétrolier Bay du Nord. Ce lien est particulièrement absurde à sa face même. De la même manière, le Président Biden utilise ce type de discours national pétrolier. Il passe de « l’indépendance énergétique américaine » de l’ère George W. Bush à une nouvelle idée voulant que les États-Unis soient le fournisseur mondial d’énergies. Il est allé aussi loin, avec la Présidente de l’Union européenne, Mme Von der Leyen, jusqu’à proposer que : «  que tous les pays plus importants producteurs d’énergies (fossiles) se joignent à nous pour assurer le monde que les marchés d’énergies soient stables et bien approvisionnés ».

La guerre en Ukraine et la campagne bien orchestrée du discours l’entourant, a virtuellement renversé tous les progrès de celui qui a prévalu au moins durant les deux dernières décennies et plus. Le pétrole et le gaz redeviennent une bonne chose et si vous n’êtes pas d’accord avec cela, ou bien vous êtes un.e agitateur.trice payé.e par la Russie ou un.e naïf.ve de gauche victime de la propagande du Kremlin.

Au Canada, la guerre a signifié le stade final du discours de Ezra Levant 2010 répandu dans les grands médias : Ethical Oil. Nous débattons maintenant de l’extension complète et continue des énergies fossiles, avec ces paramètres.

Les implications du coup de grâce que les capitaux investis dans les énergies fossiles sont en train de nous faire n’est pas à sous-estimer. Comme le rapportait le Guardian il y a quelques semaines : «  les producteurs d’énergies fossiles seront bientôt proche de produire quatre fois plus de pétrole et de gaz vers la fin de la décennie grâce à des projets récemment approuvés  ». Et pendant que nous gardons espoir et que nous combattons en vue d’un virage au cours des prochaines années, chaque nouvel investissement dans les infrastructures des énergies fossiles joue contre nous sous deux angles : 1- il empêche autant d’investissements dans les énergies renouvelables, perpétue et même fait augmenter la demande pour les énergies fossiles. 2- Il confine et ajoute encore plus de pouvoir au capital du secteur alors que nous sommes au moment précis où il faut le démanteler. Comme le dit l’historien Adam Toode : «  pendant que cette situation persiste et que les investissements dans l’état actuel du secteur ne font qu’augmenter, il y a un risque que cela ouvre toute grande la porte aux forces réactionnaires qui se mettront à questionner la trajectoire de la transition  ».

Les nouvelles infrastructures de l’énergie fossile donnent encore plus de poids aux forces de droite qui sont contre les politiques relatives au climat. La sortie des États-Unis de l’accord de Paris sous l’administration Trump a été un prélude à ce phénomène. Que fera-t-il s’il est élu en 2024 ? Que fera Pierre Poillièvre ? Que fera l’AFD en Allemagne ? Les projections sur le climat qui suggèrent, basées sur les politiques climatiques annoncées, que le monde progresse sont tout sauf significatives ; l’atmosphère politique ambiante montre que même ces politiques semblent être dans le couloir de la mort.

Si la guerre en Ukraine était suffisante pour renverser le progrès bien trop graduel et campé principalement dans les discours, qu’en sera-t-il d’une guerre avec l’Iran ? Je dois ajouter qu’une guerre ne sert aucun autre projet que de permettre à un État voyou de continuer à commettre un génocide sans opposition. Un État voyou dont l’histoire et la conduite actuelle sont, comme le présente l’académicien Andreas Malm récemment : «  profondément lié à un empire des énergies fossiles ». Et que dire d’une guerre avec la Chine ?

Ces perspectives de guerre liées au climat, militent pour le meilleur scénario du type Franklin D. Roosevelt, pour une mobilisation centrée sur le développement de l’armée verte qui fera saigner les populations civiles à la fin des conflits, si jamais, cela arrive. Imaginez A Good War de Seth Klein mais avec moins d’analogies et plus de tueries de masse. L’idée qu’en même temps on puisse mener des conflits entre grandes puissances et travailler à l’amoindrissement des effets du climat en même temps, ne tient pas la route. Pourtant, c’est vers cela que nous poussent avec ardeur ceux et celles qui proclament leur « foi en la science ».

Les guerres même si elles sont contenues pour le moment, sont susceptibles d’encore encourager sérieusement le nationalisme pétrolier et pousser à l’abandon complet de toute prétention à un effort mondial pour agir sur les changements climatiques. C’est le monde dont Gaza est le « plan et devis » comme l’a dit le Président colombien, M. Gustavo Petro. Les murs vont continuer à grandir autour de l’Europe et de l’Amérique du nord pendant que la majorité mondiale sera abandonnée à elle-même pour faire face aux impacts de la crise écologique qui empire toujours. Les morts ne feront qu’augmenter également.

Même la dite « nouvelle guerre froide » avec la Chine menace de faire dérailler la coopération internationale sur le climat. La Secrétaire au trésor américain, Mme Jant Yellen n’a-t-elle pas mis en garde ouvertement contre la surproduction chinoise de panneaux solaires et de véhicules électriques. (Les empires) ne soumettrons aucun but géopolitique aux aspirations autour du climat. Si ça n’était pas évident jusqu’ici, ça devrait l’être maintenant.

Le mouvement moderne contre la guerre a eu ses hauts et ses bas. Actuellement, il gagne en force dans le contexte de l’assaut génocidaire d’Israël à Gaza. Mais pour le moment, le mouvement sur le climat ne s’est pas intéressé aux abondantes preuves qui démontrent que le militarisme est « le seul facteur humain de destruction écologique  » comme le souligne le professeur Kenneth Gould. Il est temps que cela change.

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