À la fin des années 90, j’avais écrit quelque part qu’autrefois les esclaves se promenaient avec un boulet, mais qu’aujourd’hui ils se baladent avec un téléphone. (Ce petit aphorisme a été repris dans 365 Chrysanthèmes +1 publié aux Écrits francs en 2010.) Les esclaves ou les prisonniers, enfin, vous avez compris l’idée.
Plus personne (à part certainEs déconnectéEs) ne saurait vivre sans ce petit appareil qui renferme la correspondance, les applis utiles aux achats réguliers et, souvent maintenant, les moyens nécessaires au paiement.
Le revers de cette luisante médaille est qu’ils sont légion à pouvoir suivre le chaland à la trace et que, dociles comme autrefois les serviteurs attitrés, les empolyéEs sont sans cesse à la merci des demandes pressantes du bureau, des collègues, du patron. Votre lieu de travail vous suit dans votre poche ou votre sac.
Qui songerait à renoncer au privilège de pouvoir payer ses factures à distance même en voyage ? Qui songerait à se priver de la facilité de découvrir quels sont les bons restaurants à proximité ? Qui songerait à réduire la rapidité avec laquelle on trouve son chemin dans un quartier moins bien connu ou dans une ville étrangère ? Qui songerait à retarder la rencontre avec ses proches, à être dans le noir à leur sujet quand une catastrophe se produit ? En revanche, il faut accepter d’être localisable par pléthore de commerçants, par les services de renseignements étatiques et financiers, par mille et une organisations dont on ignore les desseins et même jusqu’à l’existence.
Faire l’addition de tout ce que nous coûtent ces boulets que nous astiquons tendrement peut conduire au vertige : l’appareil lui-même, le forfait, les transferts de donnée, les divers abonnements aux services payants du Net, puis le summum de la liberté de déplacement, la voiture automobile qui parle et pense pour nous, symbole éclatant de notre autonomie individuelle. Sans compter le temps perdu aux incessantes mises à jour.
Bien que la simplicité volontaire ne puisse en aucun cas remplacer les politiques sociales, environnementales, urbaines, énergétiques, logistiques et autres, c’est peut-être ce calcul qui nous a fait troquer, à mon conjoint et à moi, ces libertés enchaînées contre un plus grand confort dans nos brèves vacances. À la différence de nos congénères qui ont sous la main tous les gadgets, tout l’attirail de l’homo postmodernus, nous avons la chance de ne pas ressentir le manque causé par leur absence, l’économie ainsi réalisée nous permettant de nous gâter davantage pendant nos petites excursions.
Mais notre âge et notre détachement tout relatif de la vie économique nous favorisent. « Comment te joint-on ? » On ne me joint pas, puis-je répondre, dépouillé du « nécessaire à la conversation immédiate ». Très peu de travailleuses ou de travailleurs, aucune personne responsable d’une famille ne peut se permettre pareille désinvolture. Nos boulets sont devenus indispensables. Tâchons de les faire briller !
LAGACÉ, Francis
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