Tiré de Entre les lignes et les mots
Du côté des constantes, cette double tendance de fond : d’une part, les politiques migratoires états-uniennes à l’égard de l’Amérique latine et des Caraïbes continuent de s’apparenter davantage à une atteinte systémique à l’intégrité des personnes et au droit à la mobilité qu’à un traitement humain de la question. D’autre part, les rapports de subordination politique et militaire et de dépendance économique et culturelle que tendent à (ou tentent de) reproduire les États-Unis à l’égard du reste du continent demeurent parmi les principaux facteurs d’aggravation de l’insécurité physique, sociale et environnementale qui mine la région et opère comme ressort premier de la nécessité de la fuir.
Du côté des variations, le racisme de Trump a fait place à l’hypocrisie de Biden. L’intransigeance inepte du premier a cédé le pas au profond malaise du second. La présidence de Donald Trump, on le sait, s’est muée, pour ce qui concerne les politiques migratoires vis-à-vis de l’Amérique latine, en une surenchère sécuritaire. D’abord par l’assimilation de l’immigration à une menace pour l’identité nationale, et des migrant·es à des « criminels », des « violeurs » ou des « sales types issus de pays de merde ». Ensuite par la multiplication des mesures restrictives, en matière de droit d’asile, de protection des mineur·es, de permis de travail, etc. Et enfin, par sa prétention à « murer » la frontière séparant les États-Unis des pays latino-américains.
Trump
Pire, la principale fierté de Trump dans ce domaine est d’avoir réussi à contraindre le Mexique d’abord, puis le Guatemala, le Honduras et le Salvador ensuite, par le truchement d’« accords de coopération » signés sous le chantage économique, de fermer leur frontière Sud respective. De traiter pour le moins – en tant que supposés « pays tiers sûrs » – les demandes d’asile, désormais obligatoires, de tout·e migrant·e en route vers les États-Unis ou de tout·e migrant·e renvoyé·e dans « le pays d’entrée » par les mêmes États-Unis. Une sorte de « règlement de Dublin » à la sauce tropicale en somme, qualifiée par les spécialistes d’anticonstitutionnelle, de contraire à la Convention de Genève et, accessoirement, d’impraticable. La procédure n’a d’ailleurs pu être administrée ni au Honduras ni au Salvador.
Au Mexique et au Guatemala en revanche, elle a participé au raidissement des autorités migratoires, à la militarisation des zones de transit, au pourrissement d’abcès de fixation et à l’éclatement de multiples épisodes de violence répressive. La pandémie de coronavirus est venue, si besoin en était, exacerber le tout. À l’externalisation de la frontière états-unienne en Amérique centrale, à la mise en sous-traitance périphérique de la « menace migratoire » par le président Trump, elle a ajouté l’immobilisation temporaire des populations et la justification « sanitaire » – en sus de l’argument identitaire et sécuritaire – aux pratiques sordides de rétention et de rejet, d’enfermement et d’évacuation.
En chiffres, cela a donné des dizaines, voire des centaines de milliers de migrant·es bloqué·es, en stand-by à tous les étages. Au Guatemala, entre la détention en quarantaine de « retornados » renvoyés des États-Unis et la dispersion brutale de cortèges en provenance du Honduras, du Salvador et du Nicaragua. Au Mexique, dans les camps d’endiguement ou de protection dont les occupant·es attendent qu’on statue sur leur sort, et où le président de gauche élu en 2018, Andrés Manuel López Obrador, est bien en peine de tenir ses promesses humanistes de campagne. Et enfin, de part et d’autre de la frontière Sud des États-Unis, où la double arme mobilisée par Trump – le programme d’asile « Remain in Mexico » et la vieille règle de santé publique « Title 42 », ressortie pour la pandémie – autorise ses troupes à remettre du côté mexicain, dans des campements de fortune à la merci des criminels, tout·e migrant·e intercepté·e du côté états-unien.
Biden
Sans aucun doute, la rupture avec le « trumpisme » annoncée par Joe Biden en amont de son investiture de janvier 2021, explique que, dans ces conditions pourtant adverses, la migration latino-américaine vers les États-Unis ait grossi dès la fin de l’année 2020, pour décupler en 2021, puis 2022. Surtout si l’on ajoute à cette rupture les impacts socioéconomiques de la pandémie, les deux ouragans dévastateurs de fin 2020 en Amérique centrale, la répression politique au Nicaragua, la pétaudière en Haïti et l’hémorragie vénézuélienne (plus de 6 millions de migrant·es en 7 ans, d’après l’ONU) qui, depuis début 2022, s’oriente aussi vers les États-Unis et plus seulement vers l’Amérique du Sud.
Cela étant, si le président Biden est parvenu à revenir sur les politiques trumpistes de « déportation » massive (comme on les appelle en Amérique centrale) d’immigré·es en situation « irrégulière », il a vite été amené à mettre en sourdine l’essentiel de ses promesses, dont par exemple la régularisation en huit ans de 11 millions de sans-papiers résidant aux États-Unis. En cause, l’absence d’une majorité au Congrès pour valider sa réforme migratoire et la chute de sa popularité concomitante à « l’appel d’air » et au « chaos humanitaire » frontalier, consécutifs à son entrée en fonction.
Résultat, l’administration démocrate a d’abord multiplié les exhortations publiques aux Latino-Américain·es à « rester chez soi », a promis le financement en Amérique centrale de « programmes de sécurité et de prospérité » et, à la frontière, s’est appuyée opportunément (ou contrainte par la Justice « républicaine ») sur les deux outils – Remain in Mexico et Title 42 – utilisés par le prédécesseur Trump pour expulser autant que faire se peut. Depuis le début de son mandat, Biden aurait ainsi à son compte plus de deux millions de refoulements, mais aussi plus d’un million de permis de séjour provisoire, délivrés notamment aux mineur·es non accompagné·es, aux familles avec enfants et aux bénéficiaires aléatoires de la saturation des zones de tri… D’où sans doute la persistance des migrations et l’adaptation des stratégies des migrant·es.
Élections de mi-mandat
À tel point que l’année en cours explose tous les records. La Protection frontalière des États-Unis (CBP) a annoncé cet automne avoir procédé à près de 2,4 millions d’arrestations à la frontière Sud entre octobre 21 et septembre 22 [1]. Pays de provenance des personnes arrêtées ? Le Mexique d’abord, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua et le Salvador ensuite (surreprésentés au regard de leur démographie), mais aussi le Venezuela (228 000 arrestations), Cuba (225 000) et la Colombie (97 000). Un focus sur les causes structurelles et conjoncturelles de ces exodes s’impose plus que jamais [2]. Mais aussi sur les « routes » fluctuantes de ces déplacements. Comme, pour les Cubain·es, ces vols désormais sans visa (à la demande de La Havane) vers Managua. Et, pour les Vénézuélien·nes, l’infernale traversée de la jungle du Darién (Sud du Panama), empruntée l’année d’avant par les Haïtien·nes qui, une fois arrivés aux États-Unis, furent expulsés vers Port-au-Prince [3].
On le sait, une fois la frontière franchie, avec droit d’asile ou pas, permis de séjour ou pas, les nouveaux immigré·es en provenance d’Amérique latine rejoignent souvent des membres de leur famille, majoritairement en Californie, en Floride ou au Texas, et s’insèrent dans le marché formel ou informel de l’emploi, pour y exercer des jobs généralement précaires ou déconsidérés, mais qui leur rapportent entre six et dix fois plus que ce que leur valait le même type de travail dans leur pays d’origine. Cela permet à la plupart d’envoyer à leurs proches restés à domicile une part importante de leurs moyens d’existence. Ces « remesas » constituent d’ailleurs la seule source de revenus pour environ 30% des bénéficiaires centro-américains. Et atteignent entre 12 et 25% des PIB du Guatemala, du Nicaragua, du Honduras et du Salvador.
Pour éviter de perdre les élections de mi-mandat (du 8 novembre dernier) sur cette question ultrasensible des flux migratoires – que les élus républicains des États frontaliers exploitent à souhait, notamment en expédiant des contingents de candidat·es à l’asile dans des villes démocrates de la côte Est –, le président Biden a enchaîné les demi-mesures et les colmatages partiels. Pour désengorger la frontière Sud sans la murer. Tel ce « permis humanitaire » qu’il a soudain décidé, le 12 octobre, d’offrir aux 24 000 premiers Vénézuélien·nes qui entreront aux États-Unis par la voie légale, c’est-à-dire par avion et munis d’un visa demandé à distance… [4] On en est là, au cœur d’une dramatique crise migratoire. Aux portes d’un pays, première puissance mondiale, dont près d’un cinquième de la population est aujourd’hui d’origine latino-américaine.
[1] EFE/AP, « Récord de migrantes detenidos en Estados Unidos », 24 octobre 22.
[2] Lire notamment CETRI, Fuir l’Amérique centrale, Paris, Syllepse, 2022, https://www.cetri.be/Fuir-l-Amerique-centrale-5841.
[3] Julie Turkewitz, « Miles de venezolanos se arriesgan en una selva mortal para llegar a EE. UU. », The New York Times, 7 octobre 22.
[4] Eileen Sullivan, « Biden Administration to Offer Thousands of Venezuelan Migrants Legal Path Into U.S. », The New York Times, 13 octobre 22.
Bernard Duterme
FAL MAG n°152 – Mur ou passoire, la frontière Sud des États-Unis ?
https://www.franceameriquelatine.org/falmag/
https://www.cetri.be/Mur-ou-passoire-la-frontiere-Sud
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