Un problème loin d’être simple. Certes, l’Arabie saoudite va accueillir un camp militaire américain « pour l’entraînement des rebelles syriens », selon l’accord déclaré le 11 septembre 2014 entre John Kerry et le monarque Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud. Les autocraties du Golfe – Qatar, Bahrein, Emirats arabes unis – verront la présence militaire états-unienne renforcée. L’Arabie saoudite peut, avec ce réajustement, chercher à rehausser sa position diplomatique. Les Etats-Unis disposent ainsi d’un « soutien sunnite ». Les contrecoups de cette opération militaro-politico-confessionnelle pourraient échapper aux plans des états-majors. Quant aux répercussions dans les relations conflictuelles entre l’Iran – acteur clé dans les relations avec Bagdad et Damas – et l’Arabie saoudite, peu d’experts se risquent à les pronostiquer.
En outre, ne serait-ce que pour l’Irak – équipement renouvelé (!) de l’armée et support technique – il faudra insérer des officiers américains dans les structures de commandement et déployer plus de forces spéciales sur le terrain, capables de récolter du renseignement et de guider les frappes alliées (TACP-FAC pour Tactical Air Control Party-Forward Air Controller). Le gouvernement Hollande et son ministre de la Défense semblent vouloir utiliser en Irak l’expérience du Commandement des opérations spéciales expérimenté en Libye en 2011.
Si le président des Etats-Unis ne doit pas faire face au Congrès pour intervenir en Irak, il devra probablement passer devant cette instance pour l’entraînement et l’armement de l’opposition syrienne, ne serait-ce que pour des raisons de budget. Le sénateur républicain Rob Portman, porte-parole des conservateurs, déclare : « Je pense que le président a l’autorisation d’agir immédiatement en ce qui concerne l’Irak. Mais je pense que pour aller en Syrie, il doit venir devant le Congrès et demander une autorisation plus large, surtout pour aider à entraîner militairement les Syriens, et pour combattre l’Etat islamique en Syrie. » Quelques anicroches, peut-être mineures, à l’orée des élections de mi-mandat fixées au 4 novembre 2014.
Quant à la Russie de Poutine, le ministre des Affaires étrangères russes Sergueï Lavrov a insisté sur une donnée : les Etats-Unis ne peuvent frapper l’EI en Syrie qu’avec l’accord du Conseil de sécurité de l’ONU – avec le risque de veto – et l’accord d’Assad. Ce dernier tend la main aux Etats-Unis, ce qui met dans l’embarras public Obama. Ce d’autant plus que les gouvernements britannique et allemand ne veulent pas officiellement « violer les lois internationales » pour intervenir en Syrie. En outre, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, un acteur militaire fort important dans l’OTAN, va négocier au plus près sa position. La diplomatie turque doit : être attentive au sort des 49 otages turcs détenus par l’EI à Mossoul, contenir un flot de réfugiés à sa frontière, rétropédaler étant donné l’échec de son soutien au moins indirect à des forces dites djihadistes. Enfin, le gouvernement turc doit manoeuvrer pour prendre en compte la place du Kurdistan irakien dans le dispositif anti-EI et y compris, dans ce contexte, le rôle du PKK.
Dans l’entretien avec Gilbert Achcar publié sur ce site ( À l’encontre NDLR http://alencontre.org/moyenorient/moyen-orient-un-processus-revolutionnaire-a-long-terme-avec-des-phases-contre-revolutionnaires.html) le 11 septembre 2014 , la grille de lecture de la situation régionale est donnée. Pour information nous publions ici un entretien avec François Géré, directeur de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), conduit le 11 septembre 2014 par RFI.
François Géré, la nouveauté c’est donc l’autorisation par Washington d’intervention aérienne en Syrie, base arrière de djihadistes de l’EI et la formation de rebelles de l’opposition modérée. Est-ce que, selon vous, Barack Obama avait-il d’autres choix que d’aller sur ce terrain-là ?
François Géré : Non. Cette organisation qui s’appelle Etat islamique, qu’on appelle Daech dans la région, n’a d’abord aucune considération pour la notion de frontière, et c’est là où la revendication d’un califat, un jour, dans l’avenir prendra son sens. C’est-à-dire que pour ces gens-là, il n’y a pas d’Irak, il n’y a pas de Syrie, mais il y a des zones sur lesquelles ils cherchent à étendre leur pouvoir par les moyens qu’on connaît, c’est-à-dire en privilégiant naturellement la violence et la terreur, à l’égard des populations et tous ceux qui n’acceptent pas de se soumettre. Le problème est que cela a pris Obama à contre-pied.
Dans son discours de West Point, il avait présenté une stratégie nouvelle des Etats-Unis, en disant : « On privilégie la diplomatie avant le recours à la force, qui n’interviendra qu’en ultime recours, quand on aura épuisé tous les moyens. » Le problème c’est qu’il est en face d’un adversaire qui est dangereux, qui est extrêmement agressif, qui n’a aucune diplomatie, aucun canal diplomatique avec lequel on pourrait négocier, je ne sais pas quoi d’ailleurs. Obama se trouve pris encore une fois à revers, obligé de revenir aux solutions d’ultimes recours, je dirais en priorité, alors qu’il aurait préféré naturellement les réserver pour la fin, dans un contexte où, encore une fois, il doit donner toujours la priorité au fait qu’il n’y aura pas de troupes américaines au sol et que les Américains quittent l’Afghanistan, qu’ils ne reviendront pas en Irak, etc., etc.
Il a bien insisté sur le fait qu’il n’y aurait pas de troupes au sol, mais des milliers de conseillers vont bien se rendre en Irak. Un spécialiste du Proche-Orient, nous disait : « De toute façon à plus long terme, il n’aura pas d’autre choix que d’intervenir au sol. » Est-ce que c’est également votre sentiment ?
C’est très difficile à évaluer parce que tout dépend naturellement de la situation sur le terrain pour des raisons essentiellement de politique intérieure. L’administration Obama a décidé de donner une importance extrême à cet Etat islamique, à Daech, en disant que c’est plus grave encore que ne l’était Al-Qaida. Comme tout le monde, on aura remarqué que naturellement le président Obama a parlé à la veille des cérémonies de commémoration du 11 septembre 2001. Ce qui est habile politiquement, puisque après son discours et dans le cadre de la commémoration du 11-Septembre, les voies d’opposition sont en quelque sorte jugulées, au moins pour quelque temps, car on ne peut que suivre le président sur le terrain. Il faut intervenir, sans intervenir au sol. Alors maintenant qui va faire le travail ? Parce que contenir l’Etat islamique c’est une chose, et je pense que d’ici peu de temps ça sera fait à peu près complètement. Maintenant, le détruire, c’est une autre affaire.
Justement, est-ce que le pari n’est pas trop ambitieux ?
Le pari repose sur la combinaison entre les Etats-Unis, qui ont les moyens de renseignements, les capacités aériennes, les drones, qui ont tout ce que l’on connaît, et puis les gens sur le terrain. Les gens sur le terrain, c’est très compliqué. Il ne suffit pas de dire, on va aider tous ceux qui luttent contre l’Etat islamique, parce qu’ils sont nombreux ceux qui luttent contre lui. La question est : qu’est-ce que font les Etats-Unis par rapport aux Kurdes ? Ca, ça va à peu près, mais qu’est-ce que font les Etats-Unis par rapport aux forces spéciales et aux unités iraniennes qui sont en Irak pratiquement depuis le début de la crise, les Iraniens qui entraînent les milices chiites, qui permettent en quelque sorte de couvrir Bagdad, et ça a quand même été essentiel au mois de juillet ? Et donc est-ce que les Etats-Unis vont coopérer directement avec les Iraniens ?
Les Iraniens, qui ont fait part de leur scepticisme tout à l’heure…
Ce n’est pas à l’ordre du jour. Les Iraniens estiment que si les Américains sont intéressés, on verra. Mais pour le moment, ça ne les intéresse pas particulièrement. Et bien entendu, il y a la Syrie. Alors, en Syrie, on va coopérer avec qui ? On va armer qui ? Est-ce qu’on va armer le Front Al-Nosra qui était, jusqu’à une date récente, une branche d’Al-Qaida, mais qui était en conflit ouvert et en lutte avec l’Etat islamique ? Est-ce qu’on va coopérer directement en matière, par exemple, de renseignement avec Bachar el-Assad ? Ou bien est-ce qu’on va se contenter d’une coopération objective, c’est-à-dire on combat temporairement et on essaie de détruire le même adversaire et ensuite on verra ce qui se passe.