L’émergence du Mouvement du 15-M et son succès symbolique comme force sociale capable d’aller à l’encontre du « sens commun » dominant – celui de la résignation devant « l’état d’exception » économique et social – et de modifier l’agenda médiatique et politique en pleine campagne électorale [les élections régionales et municipales du 22 mai 2011] constituent sans doute un événement dans le sens fort du terme.
Il s’agit encore d’un sujet nouveau dans un processus de construction. Toutefois, en un peu plus d’un mois il a réussi à engendrer un cycle de mobilisation soutenue face à une « classe politique » et à des pouvoirs économiques non-élus qui ont vidé de contenu une démocratie chaque fois plus formelle. Sa transformation en un mouvement dont la vocation est la continuité peut le convertir en un facteur déterminant du processus de recomposition de l’ensemble des mouvements sociaux et des gauches.
Mais le plus significatif, c’est que le protagoniste de cette protestation ait été une nouvelle génération qui s’est lancée dans l’action collective pour la première fois et s’est dotée très rapidement d’un degré d’auto-organisation et de créativité admirables, démontrant ainsi que non seulement elle critique la politique officielle, mais qu’elle met en pratique d’ores et déjà une autre politique et une autre manière de la faire. Il faut reconnaître encore à cette explosion un plus grand mérite si on tient en compte qu’après le pacte sur la réforme des retraites signé par les grands syndicats, l’espérance dans le nouveau cycle de luttes, qui avait à peine commencé avec la grève générale du 29 septembre 2010, semblait avoir été refermée.
La légitimité sociale dont jouit le mouvement, corroborée par les enquêtes d’opinion, nous donne le droit d’être optimistes et de pouvoir prévoir que, à partir des réseaux sociaux initiaux jusqu’au niveau de conscience atteint en peu de temps autour d’un ensemble de revendications de base (non seulement celles du « consensus minimal » initial) et de formes d’action (avec la désobéissance civile non violente comme autre marque d’identité partagée), il puisse réussir à jouer un rôle clé durant les prochains temps.
A tout cela s’ajoute son impact international qui confirme que ce qu’il dénonce est partagé par des millions de personnes dans le monde entier. Parce que, en réalité, tant le slogan initial des manifestations du 15-M (« Nous ne sommes pas des marchandises dans les mains des politiciens et des banquiers ») comme les slogans qui ont présidé au saut en avant du 19-Juin (« Contre la crise et le capital », « Non au pacte de l’euro ») marquent la remise en question de la même « stratégie du choc » néo-libérale appliquée dans un nombre croissant de pays.
Pour ce qui est de la débâcle électorale du PSOE, il est certain que le principal bénéficiaire en est le Parti Populaire [dont le dirigeant actuel est Mayriano Rajoy] qui réalise une avance notable vers des nouvelles parcelles de pouvoir institutionnel. Le PP peut ainsi se préparer à sa probable victoire lors des élections générales et à la consolidation du bloc hégémonique qu’il aspire à représenter, avec ou sans Convergència i Unió [CiU est la force de droite en Catalogne]. Mais comme l’a fait remarquer José Luis Zárraga [1], il est important de souligner que l’énorme recul qu’a connu le PSOE, en perdant un million et demi de votes, a été dû fondamentalement à la déception engendrée chez la grande majorité de ses électrices et électeurs par le tournant déjà ouvertement néo-libéral de Rodriguez Zapatero à partir du Sommet de l’UE du 9 mai 2010.
Un tournant qui non seulement continue maintenant, mais s’accentue encore plus avec les affrontements qui accompagnent le « Pacte pour l’euro » [Zapatero a conduit des contre-réformes sur le terrain de la législation du travail, du chômage, des retraites ; en septembre 2011 s’annonce une réforme des impôts sur les sociétés ; grâce aux élections anticipées, le PSOE espère laisser la définition d’un budget d’austérité pour 2012 à la droite, dans la mesure où elle devrait gagner les élections.]
Le PSOE, de plus en plus dépouillé du pouvoir institutionnel, entre ainsi dans la plus grande crise d’identité, de projet et de direction de toute son histoire. Il n’y a pas d’espoir fondé que l’option Alfredo Perez Rubalcaba [candidat à la succession de Zapetro et ex-vice président et ministre de l’Intérieur] soit capable de freiner à court terme la fuite de militant·e·s et électeurs comme électrices, puisqu’il ne semble plus que la peur devant la victoire du PP soit encore rentable au point où on en est. Encore moins parmi la jeune génération qui a fait irruption dans la vie politique parce que, comme l’a reconnu Antonio García Santesmases, « ce dont ils ont marre, c’est du moindre mal et ils considèrent le moment venu de dire ça suffit » [2].
Le risque d’un effondrement semblable à celui qu’a connu l’UCD [Union démocratique du centre, créée en 1977 et qui, sous la houlette d’Adolfo Suarez, a assuré de 1977 à 1983 la transition de laprès-franquisme] ne paraît pas probable. Par contre, l’est une « traversée du désert » à la recherche d’une « refondation » qui semble impossible dans un parti dont la vie interne a été vidée par la direction d’un Zapatero dont le fiasco final ne pouvait pas être plus fracassant.
Devant cette fin de cycle social-libéral, ni Izquierda Unida [La Gauche unie a été fondée en 1986 ; cette coalition réunit différentes composantes, dont la principale est celle du Parti communiste], ni le projet Equo-Espacio Plural [une plate-forme politique qui cherche, depuis mai 2010, a regroupé diverses composantes telles Initiative pour une Catalogne verte, etc.] ne paraissent pouvoir remplir le vide que laisse le social-libéralisme. Ces forces ne peuvent réussir à recueillir les attentes d’une autre politique et d’une autre gauche qui surgissent à partir du mouvement du 15-M.
Izquierda Unida (IU) propose certes un programme anti-néolibéral et social-démocrate qui pourrait contenter certains secteurs qui votaient jusqu’ici PSOE. Mais elle n’est pas capable de surmonter sa relation maladive avec le PSOE, comme on a pu le vérifier au travers de son comportement dans de nombreuses municipalités et quelques communautés autonomes (elle participe au gouvernement avec le PSOE, comme dans les Asturies, ou elle permet que gouverne le PP, comme aujourd’hui en Extrémadure).
De même, IU n’est pas capable d’apparaître comme une force crédible, comme une force d’ « alternance » de gouvernement aux yeux d’une partie de ces mêmes secteurs. A ces limitations s’ajoute un « modèle » de parti dont la bureaucratisation interne reproduit la figure du « politicien professionnel » tant critiquée par les récentes manifestations.
Equo-Espacio Plural, de son côté, parce qu’il se meut dans un espace d’indéfinition ambigument calculé où semble primer une orientation vers les partis verts européens qui, dans le meilleur des cas, tend à reléguer au second plan la couleur « rouge ». A cela s’ajoute la diversité des alliances que pratiquent les forces de Espacio Plural avec le cas de Valence [troisième ville d’Espagne], comme exemple, où il forme une coalition avec Compromis (composé entre autres par Bloc qui est proche de CiU).
Vers la construction d’une alternative politique
Malgré tout cela, il est possible que Equo, avec sa meilleure attention à la crise écologique, sans le cachet « communiste » de IU et avec l’aide d’une partie des médias « progressistes », puisse être attractive pour un secteur d’ex-électeurs et électrices du PSOE, voire abstentionnistes et réussisse à réunir un pourcentage significatif de voix.
Dans tous les cas, étant donné le système électoral en vigueur, la division des deux formations ne les favorise pas et il ne semble pas que les efforts de l’aile d’Izquierda Unida représentée par Gaspar Llamazares pour les faire converger, n’aboutissent, sauf en Catalogne.
Le succès électoral de la coalition basque Bildu est sans doute un autre phénomène qui a secoué le paysage politique. Dans le Pays basque pour sûr, mais au-delà dans une majorité de la société espagnole contaminée en permanence par la propagande médiatique et donc déconcertée devant l’appui social qu’a réuni Bildu. Diverses inconnues s’ouvrent à partir de maintenant quant à son futur, celui de Sortu [en basque ce terme signifie naître ou surgir, cette force dit rejeter la violence armée d’ETA et est apparue sur la scène publique en février 2011] et celui de ETA.
Mais il est évident que, au-delà des équilibres que Bildu devra faire dans son travail de gestion institutionnelle, le triomphe électoral d’une gauche abertzale libérée de l’hypothèque de ETA représente un défi tant à l’hégémonie traditionnelle du Parti nationaliste basque (PNV) comme au gouvernement illégitime PSOE-PP et annonce une déstabilisation du cadre politique et social basque dont les conséquences affecteront également le reste de l’Etat espagnol.
La droite espagnole extrême pratique une stratégie d’affrontement avec la gauche nationaliste basque, « entourage de ETA » selon elle, alors qu’elle est toujours plus large. Mais, en réalité, sa crédibilité est à chaque fois moindre, surtout si l’organisation armée décide l’arrêt définitif de la violence armée. S’il en est ainsi, il va s’ouvrir un contexte meilleur pour rouvrir le débat sur le respect du droit du peuple basque à choisir.
La montée de Bildu semble également servir de stimulant pour la croissance de gauches nationalistes radicales dans d’autres régions, comme nous le voyons déjà en Catalogne avec les candidatures de Unitat Popular. Mais celles-ci ne devraient pas sous-estimer la nécessité de compter avec une gauche qui défend la reconnaissance de la plurinationalité à l’échelle de l’Etat espagnol tout entier, ni la nécessité pour elles de confluer avec un mouvement comme celui du 15-M. Ce dernier, cependant. manifeste peu de réceptivité à cette problématique.
Dans un récent article [3], Jordi Borja suggérait qu’au vu de ce qui s’est passé lors des élections et sur les places, il fallait « recommencer. C’est ce qui émerge des actuelles mobilisations. Construire à partir des réseaux sociaux et des places d’assemblées, agglutiner des objectifs et revendications et fomenter des actions décentralisées, assumer la diversité des mouvements et développer graduellement une alternative politique. » Il est difficile de ne pas être d’accord avec cette conclusion, tant qu’elle n’est pas comprise comme s’il fallait recommencer à zéro et qu’il soit entendu que la marche vers la construction d’une « alternative politique » devrait se faire à partir du respect de l’autonomie du mouvement du 15-M sans chercher à l’instrumentaliser.
Car on ne peut pas contester la centralité de ce mouvement dans le nouveau cycle qui s’ouvre enfin. En même temps, il serait destructeur de le convertir en un champ d’affrontements ou d’instrumentalisation de la part de différents courants politiques. Au contraire, il faudrait parier sur la découverte par le mouvement de nouvelles failles dans le système pour ouvrir des brèches qui contribuent à la construction progressive d’un bloc social, politique et culturel contre-hégémonique face au bloc actuellement hégémonique et en ascension de la droite.
Les partis de la « gauche de la gauche », le nouveau syndicalisme alternatif qui soit capable d’émerger à la surface – y compris au sein même des syndicats majoritaires – ainsi que les divers mouvements sociaux alternatifs devraient s’insérer dans ce processus de construction du bloc antagoniste avec humilité et désir d’apprendre de toute la créativité que démontre le mouvement du 15-M dans ses débats, ses formes d’organisation et ses répertoires d’actions.
Cela afin de mettre en pratique effective une autre politique et une autre manière de la faire. Parce que, comme l’ont si bien écrit José Manuel Naredo et Tomás Villasante, « nous avons tous été débordés » par cette explosion de la protestation [4]. Pour cette raison même, les « tables rondes de convergence » qui ont commencé à se créer il y a quelques mois devraient éviter de rechercher la vedette dans ce mouvement, éviter de l’instrumentaliser, mais se limiter à le respecter tout en se mélangeant avec les sensibilités et les cultures qui cohabitent en son sein.
C’est la même chose que devrait faire une gauche radicale et anticapitaliste qui, du fait qu’elle est en majorité jeune, peut confluer plus facilement avec cette nouvelle génération qui a faim d’idées-forces et de propositions, tout en apprenant d’elle et en s’appliquant à soi-même le slogan : « Nous allons lentement parce que nous allons loin ».
C’est probablement dans et avec ce mouvement qu’il sera possible d’avancer dans la construction d’une autre gauche qui propose comme horizon la nécessité de rompre avec les règles du jeu en vigueur depuis l’« Immaculée Transition », depuis la mort de Franco [20 novembre 1975] et faire pression en faveur d’un nouveau processus constituant qui contribue à offrir un cadre plus favorable pour une sortie alternative à la crise systémique actuelle.
N’oublions pas en effet que même certaines des revendications que le mouvement du 15-M a mis sur le tapis entrent en collision avec certains pactes qui non seulement ont imposé le silence sur le passé, mais ont imposé les fondations d’un futur qu’on entend imposer, encore trente ans après, à une majorité de la société espagnole qui n’a même pas voté la Constitution de 1978.
Ce pari ne doit toutefois pas nous amener à nous faire des illusions sur les difficultés de concrétiser ce projet à court terme. Il est vrai que, enfin, il semble que commence sérieusement, cette fois, la « lutte de classes depuis en-bas ». Mais pour le moment, ceux qui pratiquent la « lutte de classes depuis en-haut » – et le font sans complexes depuis longtemps – continuent de gagner. L’arrivée au gouvernement du PP – et avec lui de toute une coalition sociale d’intérêts déterminée à durcir encore plus, si c’est possible, le régime de la Transition et en finir avec ce qui reste de l’Etat providence – doit nous rappeler que le rapport des forces continue d’être défavorable pour ceux et celles d’en-bas.
Par conséquent, nous devons penser moins aux prochaines élections et plus comment construire un large et massif mouvement de désobéissance civile qui soit capable de délégitimer, dans les faits, les politiques injustes que veulent appliquer le gouvernement central, les Communautés autonomes et de nombreuses municipalités. Des fruits que peut donner cette opposition sociale pourra naître aussi la sève neuve, si nécessaire, pour cette gauche.
* Jaime Pastor est professeur de sciences politiques de l’Université nationale à distance (UNED) et membre de la rédaction de la revue Viento Sur. Cet article a été publié dans le numéro 189 de juillet 2011 de l’édition espagnole du Monde Diplomatique.
Notes
[1] « Giros y contorsiones », Público, Madrid, 27 mai 2011.
[2] « La emergencia de una nueva izquierda », El Mundo, Madrid, 25 mai 2010.
[3] « Carta de Barcelona : Elecciones y campamentos en las plazas », Sin Permiso, 10 juin 2011.
[4] « Democracia real, desde abajo, sin siglas y sin jefes », Rebelión.org, 10 juin 2011. Texte publié sur le site alencontre.org en date du 4 juillet 2011