13 mars 2022 | tiré de contretemps.eu
Un choc émotionnel, et le passé qui revient par bouffées. Ancien·nes membres de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), compagnes et compagnons de route ou camarades lointains, toutes et tous sont submergé·es par la tristesse après le décès d’Alain Krivine, samedi 12 mars à 80 ans.
Le leader historique de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), devenue Ligue communiste en 1969, puis Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 1974, a non seulement marqué l’histoire du courant communiste antistalinien en France, mais a aussi montré un exemple rare de chef « sans ego ».
C’est ainsi que le décrit la politologue Janette Habel, 83 ans, une des cofondatrices de la JCR. Elle l’a connu quand elle militait à l’Union des étudiants communistes (UEC), dans l’opposition de gauche au courant stalinien, comme lui.
« Ce qui a caractérisé Alain, c’est la constance de ses engagements politiques : il n’a jamais retourné sa veste, a toujours défendu ses convictions en dépit des contretemps. Et c’était quelqu’un d’un dévouement personnel très grand », relate-t-elle.
Alain Krivine, dont les parents, de gauche, votaient PCF, a été sensibilisé précocement à la critique de l’Union soviétique par son frère jumeau, Hubert Krivine, adhérent à la IVe Internationale, trotskiste.
Contacté par Mediapart, Hubert Krivine explique : « Je ne lui ai jamais dit que j’étais trotskiste, mais je l’ai travaillé au corps. À l’époque, on se méfiait terriblement les uns des autres : Alain avait des responsabilités dans les Jeunesses communistes, qui considéraient les trotskistes comme des hitlériens. Finalement, en militant dans un réseau de soutien au FLN, Jeune Résistance, pour aider les porteurs de valises, il a adhéré à la IVe Internationale sans savoir que j’y étais. »
« La blague entre nous, c’était que quand ils sont nés, Alain criait et Hubert chuchotait déjà ! », confie Gérard Filoche, qui a participé à la fondation de la JCR – pour dire à quel point Alain Krivine était prédestiné à jouer le rôle de porte-parole de l’organisation, et d’agitateur politique.
Modestie et sens politique
Exclu de l’UEC en 1966 avec le courant « trotsko-guévariste » qu’il dirigeait, le jeune militant fonde donc la JCR. Gérard Filoche est le dernier à claquer la porte de l’UEC : « En 1966, au congrès de l’UEC à Nanterre, j’étais un des derniers opposants à pouvoir entrer en tant que délégué. Je passais à travers le cordon des gros bras du service d’ordre du PC, mais quand j’en sortais le soir, j’allais salle des Horticulteurs, à Paris, pour fonder la JCR. J’ai passé dix ans dans les mêmes bureaux que Krivine. »
Pour les militant·es de cette génération, Mai-68 est un moment de bascule. « C’est ce qui a transformé toute notre vie », convient Gérard Filoche.
À la tête de la JCR, Alain Krivine soutient résolument le mouvement étudiant, quand d’autres organisations gauchistes, murées dans un ouvriérisme intransigeant, n’y voient qu’« aventurisme petit-bourgeois » et refusent de prendre part aux barricades.
Cette attitude vaut à la JCR de bénéficier d’une bonne image dans le milieu étudiant de tendance plutôt anarchisante. « Nous sommes nombreux à voir dans la JCR la plus vivante des organisations d’avant », écrit ainsi Pierre Peuchmaurd dans son journal des barricades, Plus vivants que jamais (Libertalia, 2018).
Dans ses mémoires, ironiquement intitulés Ça te passera avec l’âge (Flammarion, 2006), Alain Krivine est cependant modeste sur le rôle de son organisation en Mai-68 : « Le rôle de la JCR fut celui d’une petite organisation bien implantée en milieu étudiant, notamment à la Sorbonne, mais absente dans les autres secteurs de la population. […] Nous n’étions que neuf cents à la fin du mouvement : un chiffre à mettre en regard avec les trois cent mille étudiants et les dix millions de travailleurs en grève. »
Historienne spécialiste de Mai-68 et ancienne militante au NPA (qu’elle a quitté en 2013), Ludivine Bantigny souligne toutefois qu’à cette époque, « le rôle d’Alain Krivine a été très important sur la question stratégique : le 1er juin 1968, alors que le pouvoir reprend confiance, il contribue à un appel pour fédérer tous les comités de grève, de quartier, de base, en se rappelant les soviets en 1905 en Russie, dans l’espoir de créer une situation de double pouvoir ».
En vain, cette proposition essuyant un refus de Daniel Cohn-Bendit notamment. « Il avait un sens de l’initiative politique et de la construction d’une organisation politique, même si ce n’était pas un théoricien », observe aussi Janette Habel.
« Krivine la cravate »
Alain Krivine fait une nouvelle fois la démonstration de son sens politique en 1969, quand la Ligue communiste (qui remplace la JCR après sa dissolution en juin 1968) le désigne candidat à la présidentielle, alors qu’il fait son service militaire. Il conserva jusqu’à ces dernières années, sur la porte de son bureau dans le local du NPA, la une que l’hebdo Hara-kiri lui avait consacrée à l’époque, avec un dessin de Wolinski : « Bidasse for president ! ».
Il n’obtiendra que 1,1 % des voix. « On faisait pourtant des meetings avec 10 000 personnes ! Mais il faut dire qu’il n’avait pas mis tous les avantages de son côté, en publiant un livre qui s’appelait La Farce électorale », se souvient avec amusement Gérard Filoche, impressionné à l’époque par son « culot ».
Dans les spots télévisuels, sur les premières affiches électorales et en meeting, Krivine apparaît avec des lunettes et une cravate, dans une veste cintrée, les cheveux impeccablement coiffés, sérieux. « Le mec qui bouffait sa soupe à 8 heures du soir et me regardait devait se dire que j’étais fou. C’était typiquement gauchiste », confiait avec autodérision Alain Krivine à la revue Charles en 2017.
Alain Krivine - Campagne présidentielle 1969 | Archive INA © INA Politique
François Sabado, qui l’a connu cette année-là, alors qu’il n’avait que 16 ans, et qui sera plus tard membre du bureau politique de la LCR, se souvient de cette période : « Les maos l’appelaient “Krivine la cravate”, c’était le dirigeant du mouvement ouvrier classique, traditionnel, avec un aspect doctrinaire, un peu russe. Très vite ensuite il va se dérider et sa grande force a été de vulgariser notre politique, de la traduire en idées accessibles pour les militants syndicalistes et les mouvements sociaux. Il le disait lui-même : “Moi, je vulgarise notre programme.” »
La candidature d’Arlette Laguiller pour Lutte ouvrière (LO) en 1974, se présentant à la télévision comme « une femme, une travailleuse et une révolutionnaire », a été « une leçon de chose » pour la LCR : « On n’était pas les rois de la communication », convient Gérard Filoche.
Malgré ces candidatures (il le sera aussi en 1974) et le prestige d’avoir été un des acteurs de Mai-68, jamais Alain Krivine n’a cédé un pouce à la tentation de la gloriole. « C’était quelqu’un chez qui l’absence d’ego était totale. Il était toujours inquiet. Pour les présidentielles, il pensait ne pas être le plus indiqué pour se présenter. C’était un facteur d’équilibre dont on trouve peu d’exemples aujourd’hui. Il n’avait aucune vanité personnelle », témoigne Janette Habel.
Daniel Bensaïd, c’était la Ligue par les idées, Alain Krivine, c’était la Ligue par l’organisation.
François Sabado, ancien membre du comité central de la LCR
« Il n’y a jamais eu de culte de la personnalité à la Ligue, à la différence d’autres organisations trotskistes et maoïstes. Il n’y avait pas de chef au-dessus de tout », dit aussi François Sabado.
De fait, Alain Krivine a très vite fonctionné en collectif, et même en binôme avec le philosophe Daniel Bensaïd, l’intellectuel organique de la Ligue, coauteur avec Henri Weber de Mai-68 : une répétition générale, aux éditions Maspero. De manière tacite, l’un s’occupait du versant théorique du travail politique, quand l’autre était plus porté sur les tâches organisationnelles. « Daniel, c’était la Ligue par les idées, Alain c’était la Ligue par l’organisation. Ils étaient très complémentaires. Daniel ne prenait jamais de décision sans consulter d’Alain, et Alain avait une admiration sans borne pour l’apport intellectuel de Daniel », explique François Sabado.
Cette osmose intellectuelle explique l’orientation prise par la Ligue le 21 juin 1973, quand la décision est prise d’attaquer le meeting d’Ordre nouveau à la Mutualité, avec quelque 300 cocktails Molotov. « Bensaïd avait fait un texte, connu en interne comme le “BI30” [pour « bulletin intérieur » – ndlr], pour réintroduire la violence dans le mouvement ouvrier. J’ai résisté à cette idée, Krivine était pour. C’était un objet de dispute. Les débats, c’était notre façon de vivre », raconte Gérard Filoche.
Un héritage politique
L’accessibilité des dirigeants de l’organisation trotskiste impressionne les nouvelles générations. Pierre-François Grond, qui rejoint la LCR au début des années 1980, garde des souvenirs intacts de la « chaleur militante » insufflée par Alain Krivine. « Il avait une très grande capacité à être à la fois un dirigeant déterminé, avec une chaleur humaine, une proximité très forte. Après un meeting, non seulement il rangeait les tables et les chaises, mais il était capable de vous ramener en voiture et de discuter avec vous jusqu’à 3 heures du matin », témoigne Pierre-François Grond, qui a quitté le NPA en 2012, en désaccord sur l’orientation.
« Il avait un grand souci de pragmatisme, il ne jouait ni les vieux sages ni les grands chefs à expérience », confirme aussi Ludivine Bantigny, qui l’a connu au NPA.
Pour l’élection présidentielle de 2002, si Alain Krivine n’a pas souhaité se représenter, contre l’avis de la direction de la LCR, c’est en partie pour cette raison. François Sabado a mené la bataille avec lui : « On a convaincu la direction de transmettre le témoin à quelqu’un qui était en rupture avec l’histoire de la Ligue. » La première affiche électorale de 2002 indique en effet ces simples mots, sans référence au programme : « Olivier Besancenot, facteur, 27 ans ». « Il était plus en phase avec le début du mouvement altermondialiste, et Alain a été absolument sans hésitation pour ce choix », affirme Sabado.
« La Ligue n’était pas qu’un musée des idées révolutionnaires du XXe siècle, et Alain était au cœur de cette histoire vivante », résume joliment Pierre-François Grond. Joint par Mediapart, Olivier Besancenot n’a pas souhaité témoigner, n’ayant « pas le cœur » d’en dire plus que dans son hommage public pour l’instant.
Les nombreux témoignages de sympathie qui ont été exprimés publiquement ou pas à l’égard d’Alain Krivine depuis sa mort témoignent du respect qu’il inspire au-delà du périmètre trotskiste.
Il incarne 68 et la LCR. Toute une histoire qui n’existe plus, mais qui a marqué des décennies politiques, et qui est une part de ma culture.
Clémentine Autain, députée insoumise
Il en va ainsi de l’historien du communisme Roger Martelli. Membre d’un courant oppositionnel du PCF dans les années 1990, les « refondateurs » (plus critiques à l’égard du Parti socialiste et plus sensibles aux nouveaux mouvements sociaux que la direction), celui-ci a pris contact avec Alain Krivine, dans une volonté de « s’ouvrir à la gauche non-mitterrandienne ».
En dépit de l’antagonisme historique des « frères ennemis », Roger Martelli témoigne de son attachement immédiat à cet homme, qui a « modifié [s]on regard sur l’extrême gauche » : « Il m’a immédiatement fasciné par sa chaleur, son intelligence, son ouverture, sa passion pour l’histoire et la culture révolutionnaires. J’ai compris qu’il était indéfectiblement un communiste et que mon antigauchisme primaire devait être mis au placard. Il est de ceux qui, à l’instar de Bensaïd, son alter ego, et de bien d’autres, m’ont fait comprendre la tragédie ineffaçable qu’a été la coupure du communisme stalinisé et de la souche trotskiste. Quel qu’ait été le destin politique des deux branches séparées, quelle qu’ait été leur place dans l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier, les deux ont payé cher leur détestation et leur longue ignorance réciproques. »
Parmi les personnalités non trotskistes qui lui ont rendu hommage, figure aussi la députée insoumise Clémentine Autain. Jointe par Mediapart, elle raconte qu’Alain Krivine venait parfois dîner chez elle lorsqu’elle était enfant ou adolescente, avec le communiste Jack Ralite, un ami de la famille.
C’est l’une des raisons pour lesquelles elle s’est engagée en politique : « Pour moi, il est associé à des discussions politiques, à une radicalité dans le propos, à une volonté viscérale de transformer le monde. Et en même temps Alain avait ce côté très simple, chaleureux. Si on l’invitait à diner, il ne fallait pas lui tourner le dos trop longtemps, sinon il partait faire la vaisselle, se remémore-t-elle. Il incarne 68 et la LCR. Toute une histoire qui n’existe plus, mais qui a marqué des décennies politiques, et qui est une part de ma culture. »
Au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et au-delà, l’héritage politique de celui qui affirmait souvent qu’« il y a plus de raisons de se révolter aujourd’hui qu’en 1968 », est assuré.
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