Gustave Massiah
Publié le 12 septembre 2016
Les rapports entre les migrations environnementales et les villes durables1 sont à la jonction de trois grandes tendances : l’urbanisation, l’environnement, les migrations. Ces trois tendances sont liées à la dynamique de la mondialisation, dans sa phase actuelle, celle d’une financiarisation néolibérale. Cette mondialisation est caractérisée par ses grandes contradictions : sociales avec les inégalités croissantes et les discriminations ; géopolitiques avec le bouleversement du monde et les puissances émergentes ; idéologiques et culturelles avec le questionnement de la démocratie, la montée du racisme de la xénophobie et des idéologies sécuritaires ; politiques avec la corruption qui résulte de la fusion des classes politiques et financières qui annule l’autonomie du politique ; écologiques avec, pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, la mise en cause des limites de l’écosystème planétaire.
La ville participe à l’évolution de l’espace du monde. Elle est porteuse du progrès, de la modernité et aussi de leurs limites. Elle concentre les populations, les ressources et les richesses. A l’urbanisation caractérisée par l’industrialisation et la relation entre le logement et le salariat succède le néolibéralisme d’une part et les incertitudes écologiques, de l’autre2. La ville met en danger les populations, gaspille les richesses et dilapide les ressources. La terre, l’eau, l’air : rien n’y résiste. Les déchets s’érigent en nouvelles montagnes. Dans les villes, la ségrégation urbaine organise la concentration et l’exclusion des pauvres. L’évolution de l’urbanisation ne va pas dans le sens de la ville durable. La ville compétitive l’emporte sur la ville solidaire. Sans compter qu’une ville durable n’est pas forcément solidaire. Pas plus que le capitalisme vert ne permettra de résoudre la question des limites écologiques.
L’environnement s’est imposé comme un risque majeur. La prise de conscience de cette évolution s’est imposée. Les catastrophes naturelles ont toujours accompagné l’histoire de l’Humanité. Les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les sécheresses et la désertification, les inondations, les ouragans et les tsunamis étaient considérés comme des accidents, des réactions intempestives et incohérentes de la planète. Le changement climatique a brutalement relié le temps géologique et l’histoire humaine à moyen et court terme. Année après année, la température de la planète croît. La fonte des glaciers, la salinisation des deltas, la montée des eaux menacent la population agglomérée sur le littoral. La chaleur croît en zone urbaine ; elle déstabilise les équilibres urbains et menace particulièrement les plus démunis.
Le cinquième rapport d’évaluation du GIEC considère qu’il est possible de maintenir le réchauffement en dessous de 2°C et de le ramener à 1,5°C d’ici 21003. Le réchauffement est déjà de près de 1,5°C par rapport au niveau de l’ère préindustrielle. Les études scientifiques actuelles étudient les impacts probables d’un réchauffement au niveau actuel de 0,8°C, à 2°C et à 4°C4 par rapport aux températures de l’ère préindustrielle sur la production agricole, les ressources en eau, les services écologiques et la vulnérabilité du littoral pour les populations.
Les migrations ne sont pas un phénomène transitoire et accidentel. Un monde sans migrants est un monde irréel. Une ville sans migrant est une ville illusoire. Les migrations sont la conséquence de l’état du monde et les migrations construisent le monde5. Les migrants sont des acteurs de leur société d’origine et de départ, de leur société d’arrivée et de la situation du monde. Les migrations s’inscrivent dans le temps long. Mais les formes et les modalités des migrations dépendent des périodes. Les réfugiés démontrent la situation des catastrophes et des conflits. Les migrants démontrent la situation sociale du monde. La montée des idéologies racistes, xénophobes, nationalistes identitaires et discriminatoires mêlent les migrants et les réfugiés qui jouent le rôle de bouc émissaire.
Il y a trois grands flux de migratoires. Les réfugiés politiques qui fuient les guerres, les persécutions, les dictatures. Ils révèlent la carte des guerres et de la situation géopolitique. Les migrations qui répondent à des raisons sociales et économiques. Elles révèlent moins la fuite devant la pauvreté que le grand bouleversement qu’on appelle le développement et qui se traduit par l’arrachement de millions de personnes à leur société. Les migrations environnementales et climatiques ne sont pas nouvelles, mais elles prennent une importance majeure. En 2013, on a compté 22 millions de migrants climatiques, deux fois plus que dans les années 1970. Chaque seconde, une personne est déplacée à cause d’une catastrophe environnementale estime le Conseil Norvégien des Réfugiés6. Ces 23 millions de réfugiés, dans 113 pays, s’ajoutent aux 51 millions de réfugiés qui ont fuit en 2013, les guerres et les persécutions.
Selon les estimations de l’OIM (Organisation Internationale des Migrations)7 le nombre des migrants climatiques pourraient être, d’ici à 2050, de 200 millions. Elles pourraient atteindre, à la fin du siècle, jusqu’à 1 milliard de personnes en fonction de l’augmentation de la température. Les différences d’estimation tiennent aux incertitudes sur le réchauffement climatique. L’élévation du niveau de la mer pourrait atteindre jusqu’à un mètre d’ici à la fin du siècle. Le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement)8 estime qu’une augmentation entre 1,1 et 3,1°C entraînera une augmentation du niveau de la mer entre 0,36 et 0,73 mètres. Selon les Nations Unies, 60% des 450 aires urbaines de plus d’un million d’habitants en 2011, – soit quelque 900 millions d’individus – seraient exposées à un risque naturel élevé.
Ces migrations peuvent être temporaires, certaines sont permanentes. Elles se concentrent souvent dans le même pays, la même région ; avec leur extension, les migrations internationales vont s’accroître. Elles suivent des catastrophes, naturelles (Katrina en Louisiane, cyclones en Inde, au Bangladesh, au Pakistan, tremblements de terre au Népal, …) ou industrielles (Tchernobyl, Bhopal, Fukushima, …). Elles suivent aussi les conséquences de la dégradation de l’environnement sur les terres et le milieu.
Les migrations climatiques mêlent souvent plusieurs causes. La réponse à des catastrophes et l’évolution de l’environnement se combinent avec des causes sociales, économiques ou politiques. Elles rendent difficiles la distinction entre migrations économiques et migrations environnementales. La migration n’est pas la seule forme d’adaptation à une évolution défavorable. Elle ne s’impose que quand le réaménagement du territoire exposé échoue ou n’a même pas été tenté. Ce sont les populations les plus pauvres qui sont les plus vulnérables au changement climatique. La dégradation du milieu produit généralement une dégradation des conditions économiques, et accélère les départs. Aux effets immédiats de la catastrophe se rajoute la dégradation des conditions de vie dans les villes et les régions accueillant les réfugiés avec la surdensité et une pression foncière et immobilière difficilement soutenable.
L’extension des agglomérations vers les zones dangereuses et les zones inondables, les glissements de terrain, la pénurie d’eau, la malnutrition et la hausse des prix alimentaires ; une proportion croissante des populations urbaines subira les conséquences des phénomènes climatiques extrêmes. Le changement climatique affectera le plus les pauvres et les discriminés, renforçant la ségrégation sociale.
Les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, la sécheresse et la désertification, les inondations et les tsunamis ; dans le court et le moyen terme, les catastrophes sont naturelles, leurs conséquences ne le sont pas. Elles traduisent la rationalité du système et la renforce. Ainsi de la famine qui suit la sécheresse. Les terroirs détruits sont réorganisés, modernisés, normalisés. Le foncier redessiné facilite la productivité agricole mais les terroirs perdent leur capacité d’adaptation et les migrations s’amplifient. Au Pakistan, les inondations vident le littoral reconstruit en installations de tourisme au détriment des agriculteurs et des pêcheurs. Les catastrophes sont utilisées pour faire du passé table rase ; elles permettent d’annuler les anciens droits, particulièrement fonciers, comme dans la logique coloniale. Elles permettent l’installation d’un nouvel ordre, celui de la marchandisation et de la financiarisation triomphante.
Comment réagir à l’explosion des migrations climatiques ? Le débat est ouvert sur quelques propositions spécifiques9. La protection des réfugiés climatiques et environnementaux est rarement à la hauteur. D’autant que l’aide humanitaire d’urgence ne se prolonge pas dans le réaménagement, la reconstruction et la réinstallation. Certaines associations demandent la création d’un nouveau statut juridique spécifique afin de préserver les droits des réfugiés, y compris des déplacés internes à un pays10. Il préconiserait le droit de choisir son pays d’accueil. Alors que la convention de Genève n’est déjà pas respectée pour les réfugiés politiques il serait déjà opportun d’élargir la portée du droit actuel. Il faut éviter aussi la multiplication des statuts qui faciliterait les catégorisations alors qu’en réalité la distinction entre réfugiés politiques, économiques et climatiques n’est pas aisée, les causes des migrations étant souvent imbriquées.
La question des réfugiés climatiques et environnementaux renvoie aux propositions sur l’urbanisation, le changement climatique et les migrations. Sur le changement climatique, les propositions ont été publiquement discutées à la COP 21 et sont reconnues même si la volonté de les appliquer reste douteuse. Sur l’urbanisation, les débats préparatoires à Habitat 3 ont montré l’ampleur des divergences sur la priorité des droits par rapport à la marchandisation. C’est sur la question de l’ensemble des migrations que se concentre la discussion.
La préoccupation première porte sur les valeurs, particulièrement sur la dignité, l’égalité et l’accès aux droits pour tous, ainsi que sur la liberté par rapport aux restrictions sécuritaires. Les migrant.e.s doivent être reconnus comme des acteurs de la transformation des sociétés de départ et d’accueil et du monde. La liberté de circulation fait partie des droits fondamentaux à respecter et élargir. Le respect de leurs droits s’inscrit dans le cadre du respect des droits de tous et doit être établi sur des principes d’égalité et non sur des questions d’ordre public. La citoyenneté de résidence implique l’élargissement du droit de vote des migrants aux élections locales. Les rapports entre migrations et développement doivent être réexaminés. Les accords économiques entre pays ne peuvent pas servir de chantage pour le contrôle des migrations. La lutte contre toutes les formes de discrimination, de racisme et de xénophobie doit être au fondement des politiques publiques.
Il faut insister et mettre en lumière les multiples actions d’hospitalité et d’entraide locale mises en place par des organisations et des élus, montrant que des alternatives sont possibles. Les nombreuses initiatives du type Welcome Refugees en témoignent. A Johannesburg, à Africités 7, en décembre 2015, une « Charte des collectivités locale africaines sur les migrants »11 a été adoptée. A Sao Paulo en juillet 2016, les associations réunies au Forum Social Mondial des Migrations ont adopté un « Appel des mouvements sociaux du Forum Social Mondial des Migrations aux autorités locales pour faire alliance et penser ensemble une autre gouvernance des migrations »12. L’avenir est celui des villes durables, solidaires et hospitalières.
Gustave Massiah, Août 2016
Présentation
Gustave Massiah, ingénieur et économiste ; ancien enseignant à l’Ecole d’Architecture de Paris – La Villette ; président du Groupe d’Appui Stratégique de Africités – CGLUA ; membre du Conseil International du Forum Social Mondial ; membre fondateur de l’AITEC – Association Internationale des Techniciens, Experts et Chercheurs.
1 Article paru dans Liaison énergie et francophonie – n° 103 septembre 2016 – Institut de la francophonie pour le développement durable
2 Gustave Massiah, droit à la ville et habitat 3 – intervention à la Rencontre de Barcelone –plateforme mondiale pour le droit à la ville – avril 2016
3 GIEC – https://www.ipcc.ch/home_languages_main_french.shtml
IPCC (2013). Climate Change 2013 : The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. Cambridge University Press, Cambridge & New York
http://www.climatechange2013.org/images/report/WG1AR5_ALL_FINAL.pdf
4 Groupe de la Banque Mondiale, Baissons la chaleur.
http://liege.mpoc.be/doc/climat/Potsdam-Institude_4-degres-Resume-analytique_35p_nov2014.pdf
5 Gustave Massiah, migrations et mondialisation – contribution au 6ème Forum Social Mondial des migrations – Johannesburg – décembre 2014
6 Conseil norvégien des Réfugiés – https://www.nrc.no/arch/_img/9184209.pdf
7 OIM Migration research n°31 Migrations et Changements climatiques 2008
http://publications.iom.int/system/files/pdf/mrs-31_fr.pdf
8 UN World urbanization prospects 2014 –
https://esa.un.org/unpd/wup/Publications/Files/WUP2014-Highlights.pdf
9 DPPDM – Des Ponts Pas Des Murs – Note sur les réfugiés environnementaux.- www.crid.asso.fr/spip.php?rubrique63
10 GISTI – quel statut pour les réfugiés environnementaux –
http://www.gisti.org/IMG/pdf/je_08refugies-environnementaux.pdf
11 Africités 7 – Charte des collectivités locale africaines sur les migrants
http://www.africities2015.org/sites/default/files/B3-CHARTE_DES_CL_AFRICAINES_SUR_LES_MIGRANTS.pdf
12 Appel des mouvements sociaux du Forum Social Mondial des Migrations aux autorités locales pour faire alliance et penser ensemble une autre gouvernance des migrations – http://intercoll.net/Actions-et-mobilisations-citoyennes