Un journaliste birman, qui était à Letpadan le 10 mars, a assisté à la montée de la tension puis à la répression. « Le matin, tout semblait aller pour le mieux. Les étudiants faisaient même des selfies avec la police. Cependant, quand j’ai voulu quitter le sit-in, la police m’a dit : “ Vous pouvez sortir, mais alors vous ne rentrerez plus. ” Et puis finalement, quand je suis revenu, ils m’ont laissé rentrer. Plus tard, la police a commencé à investir la place. Il y a alors eu une négociation avec les étudiants. La police a posé trois conditions pour que les étudiants puissent poursuivre leur marche, comme ils l’avaient planifié, jusqu’à Rangoun : ne pas chanter de slogans, ne pas brandir de drapeaux, ne pas y aller à pied mais en voiture, et séparément. Les étudiants ont unanimement refusé d’abandonner leur drapeau. La situation est vite montée, menant à la répression. J’ai vu des policiers pénétrer dans une ambulance pour frapper un étudiant malade, je les ai aussi vus battre des moines et des journalistes. »
Présents en Birmanie pour y réaliser un livre, le dessinateur Benoît Guillaume et moi-même avons aussi rencontré un étudiant de Rangoun, qui participe à la mobilisation étudiante depuis son début. L’entretien s’est déroulé le 18 mars 2015.
Quel est votre parcours militant ?
Je suis membre de l’ABFSU, l’un des deux syndicats étudiants qui mènent le mouvement. Auparavant, j’étais membre de l’autre syndicat. Ma première mobilisation remonte à 2007. J’ai soutenu la révolution safran. J’avais alors 14 ans. Je me suis syndiqué à l’université.
Comment le mouvement a-t-il commencé ?
Aux environs de septembre 2013, le gouvernement a fait connaître son nouveau projet de loi relatif à l’éducation. Mais celui-ci ne correspond pas aux souhaits des étudiants ni de la population en général. On a donc commencé à mener des campagnes à l’intérieur des universités, en particulier à la faculté d’économie et à l’université Dagon.
En quoi consistaient ces campagnes ?
Les étudiants distribuaient des prospectus où il était écrit qu’ils désapprouvaient le projet du gouvernement. On a fait davantage de campagnes. Par exemple, nous lisions des poèmes sur la vie des étudiants, la vie des citoyens de ce pays, l’oppression gouvernementale : des poèmes écrits par d’anciens étudiants, des années 1970 et 1980. On lisait parfois aussi de nouveaux poèmes, écrits par nous-mêmes. On faisait aussi de la musique, en remplaçant les textes de chansons connues par des textes plus engagés. Tout cela à l’intérieur des universités. Puis on a commencé à attirer l’attention du public sur ce projet de loi.
De quelle façon ?
A la fin 2013, nous avons organisé notre première manifestation en dehors des universités. C’était dans la rue, près du lac Inye. Là ou des étudiants avaient été massacrés en 1988.
Pour la charge symbolique ?
Oui. Nous portions nos costumes de diplômés et nous vendions des haricots aux passants, comme des vendeurs de rue. Une manière de dire : “ notre éducation ne nous prépare aucun avenir ”.
Que s’est-il passé ensuite ?
Jusqu’en 2013, l’essentiel de la mobilisation avait eu lieu à l’intérieur des universités, et surtout à Rangoun et Mandalay. On a voulu étendre le mouvement. On a donc fait connaître le projet de loi aux étudiants d’autres villes, pour qu’ils l’examinent à leur tour et en discutent. C’est l’ABFSU de Rangoun, en particulier, qui a voulu cette extension. Les étudiants des autres universités ont alors commencé à mener des campagnes similaires aux nôtres et à attirer l’attention d’un certain public sur ce projet de loi : les gens investis sur d’autres questions, comme la question de l’accaparement de terres par exemple. Enfin, nous sommes passés de l’organisation de campagnes à l’organisation de manifestations. Les syndicats impliqués se sont réunis et l’ont décidé : “ Nous allons manifester à l’échelle nationale ”. C’était en mars ou en avril 2014, et cela a été annoncé publiquement.
Quelle a été la réaction du gouvernement ?
En fait, avant de manifester à l’échelle nationale, on a fait quatre jours de grève à Rangoun, et on a dit au gouvernement que s’il ne répondait pas à nos demandes avant soixante jours, on manifesterait partout.
Pourquoi soixante jours ?
On voulait laisser au gouvernement le temps de discuter avec le parlement et avec le réseau national pour une réforme de l’éducation (un réseau composé de militants, de politiciens, de représentants de la société civile etc.). Mais au terme des soixante jours, aucune réponse ne nous est parvenue. On a donc entamé, le 28 janvier, une marche de Mandalay vers Rangoun.
Dans les manifestations, quels slogans entend-t-on ?
Dans toutes les manifestations, il y en a trois :
“ Nous voulons une éducation démocratique ”
“ Nous voulons pouvoir former nos syndicats librement ”
“ Nous ne voulons pas d’une éducation qui ne corresponde pas aux attentes des étudiants et de la population ”
Le gouvernement a finalement rencontré les étudiants. Qu’en est-il ressorti ?
Il nous a seulement été dit que les négociations allaient avoir lieu. Le gouvernement a également dit qu’il n’y aurait pas de répression et que personne ne serait arrêté. Mais il n’a pas tenu ses promesses, parce qu’il ne voulait pas que les étudiants marchent jusqu’à Rangoun.
Pourquoi teniez-vous tellement à aller jusqu’à Rangoun ?
On l’a décidé depuis le début : qu’on partirait de Mandalay, et que notre marche s’achèverait à Rangoun. A Shwedagon précisément.
Au risque de compromettre les négociations ?
Prenez quelqu’un qui a faim. Il demande de la nourriture. Mais il demande aussi de l’eau : c’est un désir additionnel. C’est pareil pour nous : nous voulons que les négociations réussissent, mais nous voulons aussi aller à Rangoun.
C’est parce que nous avons marché qu’il s’est créé cette unité entre les étudiants, que le gouvernement a accepté de nous rencontrer et que la communauté internationale s’est intéressée à ce qui se passait : chacun de nos succès est lié au fait que nous ayons marché.
Et donc, si le projet de loi est abandonné, vous continuerez de marcher ?
On continuera. On marchera jusqu’à Rangoun pour fêter notre victoire.
Malgré la répression, le gouvernement n’a pas mis fin aux négociations.
Non, mais il y a le risque qu’ils jouent sur le temps : qu’ils fassent traîner les discussions, encore et encore. Ce pourrait être leur stratégie. Parce qu’ils ne veulent pas de cette réforme.
Actuellement, des représentants de nos syndicats sont au parlement, en discussion avec des parlementaires. Mais ces parlementaires ne sont pas décisionnaires. C’est en fait une première étape. Dans un second temps, ces parlementaires vont faire remonter le résultat des discussions aux personnes décisionnaires. Ce sera la seconde étape, mais aucun calendrier n’a été annoncé.
Pourquoi le gouvernement ne veut-il pas selon vous réformer l’éducation ?
Le système actuel ne favorise pas l’émergence d’un esprit critique. Le gouvernement craint aussi la libre formation des syndicats étudiants, ceux-ci s’étant souvent mobilisés dans le passé. Bref, le gouvernement et les hommes d’affaires qui en sont proches ne veulent pas voir leur pouvoir remis en cause par des gens trop éduqués.
Repères
La “ révolution safran ” a été menée au mois de septembre 2007 par des moines bouddhistes qui prenaient la suite de militants arrêtés. Ils protestaient contre l’augmentation du coût de la vie et l’absence de démocratie. Le mouvement a été brutalement réprimé.
La pagode Shwedagon est la plus grande pagode du pays. D’importants événements politiques y ont déjà eu lieu.
Une précision : si chacun donne raison aux étudiants sur le fond, leur stratégie est discutée en off par certains groupes militants - notamment leur volonté de vouloir envers et contre tout marcher sur Rangoun. La solidarité en revanche est unanime face à la répression.
* Frédéric Debomy, auteur de Birmanie - Des femmes en résistance (Buchet-Chastel, 2014) et Birmanie – De la dictature à la démocratie ? (collectif – Cambourakis, 2014).
Photos : Camille Tang Quynh