Le 2 décembre 2013, le site Internet de Patusalud (Plataforma Assemblearia de Trabajadores y Usuarios por la Sanidad Publica) publiait les chiffres du Ministère de l’économie et des administrations publiques qui montraient que le Système national de la santé avait réduit son personnel à 482’642 personnes en juillet 2013 alors qu’il était de 508’185 en janvier 2012, soit 5,3% de moins en quelques mois. A part des non-remplacements de départs naturels, cela comprend 10’137 licenciements secs, 5233 femmes et 4904 hommes.
L’objectif affiché du gouvernement du PP est d’économiser 15 milliards d’euros dans les budgets de la santé et de l’éducation. C’est bien pourquoi à la Marée blanche dans la santé correspond la Marée verte dans l’éducation, toutes deux trouvant leurs racines dans le mouvement du 15M.
The Economist, citant un article de The Lancet (« Erosion of Universal Health Coverage in Spain/Erosion de la couverture santé universelle en Espagne », vol. 382, 14 décembre 2013), soulignait particulièrement les dangers d’épidémies que créait l’exclusion de 800’000 immigrés sans papiers de la santé publique, mis à part les accouchements et les urgences. Car cela veut dire que cette population n’aura pas ses enfants vaccinés ni de diagnostic précoce de conditions contagieuses à lente manifestation, comme la tuberculose, les hépatites, ou encore le sida, ni de suivi de la sous-population affectée.
Nous avons publié le 29 janvier un article sur la victoire de la Marée blanche à Madrid (voir sur le site « Nous avons gagné une bataille. Les raisons de continuer » : http://alencontre.org/europe/espagne/etat-espagnol-marea-blanca-nous-avons-gagne-une-bataille-les-raisons-de-continuer.html). Le Tribunal suprême de justice de la Communauté de Madrid a suspendu le 27 janvier 2014 l’adjudication à des entreprises privées des six hôpitaux publics madrilènes. Le conseiller en charge de la santé Fernández-Lasquetty a démissionné et le gouvernement de la Communauté de Madrid a renoncé à cette privatisation.
La Marée blanche, auto-organisation démocratique des soignant·e·s, patient·e·s, étudiant·e·s
Le 20 décembre dernier, nous avions rencontré à Madrid trois animateurs de la Marée blanche, tous les trois brancardiers dans des hôpitaux publics de la ville, l’Hôpital Ramon y Cajal, l’Hôpital de la Paz, deux hôpitaux universitaires, et l’Hôpital de la Princesa, justement un des trois hôpitaux en cause.
Quelle est l’origine de la Marée blanche ?
Le Mouvement de la Marée blanche a démarré avec un rassemblement spontané à l’Hôpital de la Princesa le 1er novembre 2012 quand, coup sur coup, le personnel a appris le projet de privatisation des six hôpitaux, dont celui de la Princesa lui-même, le Plan de Mesures de Garantie de la Durabilité du Système Sanitaire Public de la Communauté de Madrid que le président de la Communauté de Madrid, Ignacio González, avait présenté à la presse le 31 octobre 2012, et le Décret Royal Loi, RDL 16/2012 qui privait de la carte sanitaire les immigrés sans permis de résidence, soit environ 800’000 personnes. Tout le monde était scandalisé par l’adjudication des trois hôpitaux à des entreprises liées au PP de Madrid, Ribera Salud, Bupa Sanitas et Hima San Pablo, en plus avec un favoritisme évident puisque, au lieu de devoir déposer comme caution pour le concours d’adjudication 233 millions d’euros comme stipulé par le règlement, elles ne durent déposer que 28 millions d’euros.
Rapidement, le mouvement s’est étendu à tous les hôpitaux de la Communauté de Madrid. Ce furent alors une année d’assemblées de toutes sortes, dont très vite des assemblées réunissant avec le personnel les patients et les voisins, des conférences, des arrêts de travail, des grèves, et des manifestations qui virent des milliers de personnes en blouse blanche, avec des patients avec bandages, goutte-à-goutte, attelles, sièges à roulettes. Une marée blanche. Il y eut ainsi dix Marées Blanches à travers Madrid jusqu’en septembre 2013 quand le Tribunal édicta une première suspension provisoire. Ce mouvement tire clairement une de ses racines dans le mouvement du 15M.
L’exclusion des immigré·e·s sans papiers de la santé publique n’avait au départ pas tellement des motivations xénophobes. Devaient également être privées de la carte sanitaire aussi toutes les personnes de plus de 25 ans qui n’avaient jamais eu un emploi. Soit une majorité de la jeunesse. L’objectif était de créer un marché des assurances privées en poussant vers elles des couches entières de la population. Devant le tollé immédiat, seuls les immigrés sans papiers furent privés de la carte sanitaire.
Quelle attitude eurent les organisations du personnel sanitaire ?
Les différentes catégories du personnel sanitaire sont organisées dans des structures corporatives, associations, collèges, tels que collège des médecins, collège des infirmiers/infirmières, collège des pharmaciens, collège des biochimistes et microbiologistes des hôpitaux, etc., et dans différents syndicats. C’est autant de parois entre les diverses catégories que le mouvement a abattus avec ses assemblées réunissant tout le monde.
Ce fut l’origine de Patusalud et du Mouvement assembléiste des travailleuses et travailleurs de la santé (MATS). Le site Internet de patusalud.es est une ruche d’informations et d’activités.
Toutes ces organisations ont toujours « accompagné » la politique de démontage du service public en négociant dans toutes les instances de concertation, en combattant ceci et cela, mais sans jamais mobiliser pour une lutte frontale. Les médecins sont restés relativement organisés à part, mais certaines de leurs associations ont joué un rôle très combatif. De fait, c’est l’une d’entre elles, la AFEM (Asociación de Facultativos Especialistas de Madrid), qui a déposé la plainte devant le tribunal contre la privatisation des six hôpitaux.
Par contre, les organisations des infirmières/infirmiers sont historiquement très conservatrices. Les infirmières et infirmiers en Espagne ont une excellente formation universitaire (très appréciée dans l’émigration, en particulier dans les hôpitaux en Suisse) et jouissent d’une grande autorité dans les hôpitaux. En fait les infirmières et infirmiers sont historiquement une des bases sociales du PP à Madrid.
Par contre, les grandes fédérations syndicales, UGT et CC.OO, sont toujours restées à la traîne de la Marée blanche, sans jamais chercher à l’encourager, ou à mettre ses réseaux au service de l’extension du mouvement. De plus en plus ici, UGT et CC.OO. sont perçues comme des prolongements des pouvoirs publics.
Ce qui a donné sa force au mouvement de la Marée blanche, c’est qu’il a réuni toutes les catégories, sans distinction, ni professionnelle, ni syndicale ou corporative, plus les étudiants et étudiantes de médecine et de soins infirmiers, ainsi que les patients et les voisins des quartiers. En se basant, comme le mouvement du 15M, sur des assemblées générales qui réunissent toutes et tous sans exception, et qui débattent de tout, décident, organisent, mettent en application toutes les décisions prises. C’est un processus d’auto-organisation « assembléiste » de dizaines de milliers de personnes. Qui apprennent, comprennent, veulent et refusent, choisissent, façonnent leur mouvement, agissent, réfléchissent sur leur action, par une démocratie directe de chaque jour.
Pourquoi une grande ville comme Madrid, la plus grande d’Europe, je crois, est-elle une citadelle du PP ?
Parce qu’elle a été particulièrement frappée par la désindustrialisation totale dans les années 1980 qui a mis au chômage et condamné à l’amertume la classe ouvrière traditionnelle, en privant d’une grande partie de leur base le PSOE et le PC. Les quartiers ouvriers sont devenus des quartiers d’employés, en particulier de la banque et de la finance, et de fonctionnaires des ministères et tribunaux.
Notre mouvement a pour la première fois contesté cette base au PP qui n’est plus si sûr de gagner les prochaines élections au Parlement de Madrid. Combien de participants des manifestations de la Marée blanche nous ont dit qu’ils n’avaient pas voté PP pour détruire la santé publique. Les enquêtes révélaient que 89% des habitants nous soutenaient. Cela veut dire la majorité de l’électorat du PP.
C’est avec la récolte de signatures de notre consultation citoyenne que nous avons porté le coup le plus fort au PP. Plus de 940’000 personnes ont signé pour défendre le caractère public de la santé. En six jours, près d’un million de signatures ont été récoltées par 20’000 activistes et des centaines de stands en ville.
La tendance de l’électorat populaire de la droite à virer à la xénophobie existe aussi en Espagne et la stigmatisation des immigrés sans papiers créait un terrain favorable pour cela. C’est notre mouvement qui a empêché cela en unissant toutes les catégories et en unissant la défense de l’universalité de la couverture médicale et la défense du service public.
Le PP n’est de loin pas monolithique. On peut dire en simplifiant qu’il est composé de deux ailes que Mariano Rajoy tient ensemble. Une aile néolibérale ouverte, d’un droit « moderne », et l’aile traditionnelle franquiste, nationale catholique. La principale dirigeante de cette aile est la présidente, entre 2003 et 2012, du gouvernement de la Communauté autonome de Madrid, Esperanza Aguirre. C’est cette aile qui tient la Communauté de Madrid et y a appliqué depuis des années une politique très dure, franche et déclarée, de privatisation de la santé et de l’éducation. Madrid fait et dit qu’elle fait ce que le PP ailleurs fait petit à petit de manière plus hypocrite. Mais Madrid sert aussi à tout le PP de terrain d’expérience. La Marée blanche a suscité des dures critiques au sein du PP contre les Madrilènes qui renforçaient le mouvement d’opposition, diminuaient « l’acceptabilité populaire » dans leur jargon, par des mesures trop rapides, trop brusques et un discours trop provocateur, et des cadeaux trop voyants des entreprises privatisées à des coteries d’affairistes amis.
Comme ailleurs en Espagne, et pas seulement là où gouverne le PP, bien sûr en Catalogne et au Pays basque où gouvernent les bourgeoisies nationales de CiU et du PNV, mais aussi là où gouverne le PSOE, se met en place, et à Madrid aussi, une politique de privatisation de la santé au détail, petit morceau par petit morceau. Privatisation de la buanderie, de la restauration, des analyses, de certains soins spéciaux… Dérivation de traitements dans des cliniques privées, c’est-à-dire consommation par le service public de prestations des cliniques privées…
Les six hôpitaux qui allaient être privatisés sont les plus récemment construits. Dès leur mise en service, ils se singularisaient par l’attribution de tout le « non-sanitaire » à des entreprises privées : l’hôtelier, la buanderie, le nettoyage, même les brancardiers n’étaient pas des salariés de l’hôpital mais d’une entreprise concessionnaire.
Nous avons gagné une bataille, mais la privatisation continue. Nous n’avons pas pu empêcher que la buanderie centrale de Mejorada del Campo soit vendue à un groupe privé pour 46 millions d’euros ; ni que l’Institut de cardiologie soit fermé ; ni que les 26 catégories de personnel « non sanitaires » soient privatisées, c’est-à-dire que leur contrat est devenu un contrat de droit privé dans des entreprises sous-traitantes des hôpitaux publics ; ni que 3000 emplois aient été perdus.
Le 19 décembre, le nouveau conseiller à la santé, Javier Rodriguez, décidait la privatisation de la donation de sang, en la confiant en particulier à la Croix-Rouge. Il faut savoir que la Croix-Rouge espagnole est une organisation puissante, pas seulement en moyens de soins et de secours, mais comme un réseau de la droite espagnole. La Croix-Rouge espagnole avait été très favorisée et privilégiée durant la dictature franquiste.
Quel est l’état du mouvement dans les autres régions d’Espagne et quelle coordination y a-t-il entre les différentes régions ?
C’est vrai que nous ne savons pas grand-chose du mouvement ailleurs dans le Royaume d’Espagne, en particulier en Catalogne où tant les privatisations que le mouvement ont commencé plus tôt, dès 2009. Il n’y a pas de coordination ni même de tentatives d’en mettre sur pied une. Au fond, il faut l’avouer, nous sommes un pays foncièrement anarchiste, marqué par la tradition anarchiste.
Une telle destruction d’un système de santé publique n’est-elle pas une chose sans précédent dans le monde capitaliste ?
Non, il y a un précédent ! C’est le Chili, qui avait avant le coup d’Etat de septembre 1973 un excellent système de santé publique. La dictature a tout privatisé. A ce jour, et après plusieurs présidents de gauche, le système sanitaire chilien est dominé par les hôpitaux privés, qui sont subventionnés par l’Etat, et par un système public résiduel « focalisé » sur certaines couches « défavorisées » de la population.