Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Libérer Mossoul, et après ?

La longue errance des sunnites d’Irak.

Au terme de huit mois d’une offensive militaire sans relâche et sanglante, les troupes irakiennes et leurs alliés ont lancé l’assaut final sur la partie occidentale de Mossoul aux mains de l’organisation de l’État islamique. La bataille a profondément fragmenté la société et touche plus particulièrement les Arabes sunnites démunis — même si le conflit ne saurait être réduit à une simple confrontation entre sunnites, chiites et Kurdes.

Tiré de Orient XXI.

La montée en puissance de l’organisation de l’Etat islamique (OEI) et les violences qui ont suivi illustrent l’étendue des replis communautaires dans le pays, devenus de véritables « murs » intérieurs. Mais les clivages autour de la redéfinition de l’Irak sont bien plus profonds qu’il n’y paraît de prime abord et tout aussi intenses au sein de la communauté sunnite elle-même. Si les observateurs avertis s’accordent sur le fait que toute normalisation du statut des Arabes sunnites est un prérequis au retour de l’Irak à la sécurité et la stabilité et à la reconstruction d’un État et d’une citoyenneté actuellement en lambeaux, cette perspective est incertaine. Les conditions ayant entouré l’ascension de l’OEI courant 2014, sur fond d’une ample contestation dans les villes et provinces arabes sunnites, n’ont en effet pas fondamentalement évolué. La suspicion ou l’hostilité envers les élites au pouvoir demeurent identiques et questionnent au premier plan le sentiment d’appartenance national des populations locales. Leur situation au plan socioéconomique est déplorable et se trouve accentuée par les déplacements massifs suscités par l’onde de choc djihadiste ; la perception de leur marginalisation, voire de leur abandon, est toujours aussi vive, surtout parmi la jeunesse.

Des divisions multiples

Les Arabes sunnites sont divisés quant à la possibilité d’un destin dans cet ensemble irakien en pleine déliquescence. Le primat exercé par l’OEI pendant de long mois a exacerbé leurs dissensions, de même que les logiques revanchardes et autres représailles qui couvent entre eux. Au moment où le groupe djihadiste perd tous ses bastions, ces dynamiques promettent d’être brutales, à la fois entre partis politiques, factions armées, tribus et clans, civils en quête de vengeance et de justice, et parmi les familles elles-mêmes, dont certains membres ont rejoint ses rangs. Il importe de jeter la lumière sur cet état de fragmentation en ce qu’il soulève d’importantes questions.

Les développements critiques de l’année 2014 ont, à ce titre, souvent été appréhendés sur le mode du sensationnalisme, au travers d’une couverture médiatique plus concernée par l’immédiateté que par l’histoire. Or, les circonstances ayant précipité la chute de Mossoul méritent un regard rétrospectif ; elles interrogent autant cette séquence révolue que celle qui s’annonce alors que les combats entre djihadistes, troupes irakiennes et forces de la coalition font rage. On touche ici aux deux récits-clés terriblement réducteurs qui ont structuré cette énième crise : celui tout d’abord, de la « guerre éclair » conduite par l’OEI qui, dans les faits, laisse entrevoir a posteriori un processus bien plus étalé dans le temps ; celui ensuite du soutien indéfectible apporté par les Arabes sunnites aux djihadistes, en particulier à Mossoul. Un regard plus nuancé permet de mettre en exergue que les réalités de terrain ont été et demeurent beaucoup plus complexes.

L’ancien premier ministre chiite Nouri Al-Maliki avait sous-estimé l’attrait de l’OEI et de son entreprise panislamiste auprès de larges segments de la population, et plus encore sa détermination à en découdre avec les forces fédérales. Après lui, la classe politique irakienne, à commencer par son successeur Haïdar Al-Abadi, a quant à elle négligé le fait que ces mêmes Arabes sunnites n’avaient pas tous accueilli à bras ouverts ce projet. À Mossoul, la population s’est au contraire partagée dès l’entrée des djihadistes entre soutiens actifs, habitants passifs ou indifférents, et adversaires déclarés. Ces attitudes contrastées reflètent des divisions qui demeurent d’actualité. Beaucoup de sunnites rejetant l’OEI ont fui en accusant l’armée de les avoir abandonnés, et même d’avoir littéralement « vendu » leur cité. D’autres sont restés par dépit ou incapacité de trouver refuge ailleurs, mais aussi pour subvenir aux besoins de leurs proches en raison de l’incertitude du lendemain et par peur d’une situation intenable.

Ancrage local de l’OEI

Au-delà d’une conjoncture mouvante, l’OEI est un phénomène ancré localement et dont la rémanence ne devrait pas surprendre. Les revers militaires et humains qu’elle a essuyés n’ont ainsi qu’en partie remis en question son implantation et sa prétention à abattre les frontières de la nation irakienne. Cet ancrage a permis aux djihadistes de convaincre une partie des sunnites du bien-fondé de leur « califat », notamment une jeunesse laissée pour compte et séduite par son discours révolutionnaire. Les Irakiens qui aux côtés d’Abou Moussab Al-Zarkaoui1 ont joué un rôle central dans la structuration du groupe restent les premiers combattants. La sociologie du mouvement parle d’elle-même : en 2017, les « locaux » forment 90 % de ses rangs, complices et sympathisants inclus. L’« irakification » de l’OEI, initiée dès 2005, n’a jamais laissé place à la constitution d’un corps militant étranger. Le groupe djihadiste a toujours représenté plus qu’une simple insurrection ; il est une réalité sociopolitique à part entière en Irak.

Plusieurs facteurs rendent compte de cette résilience, à commencer par l’atomisation de la communauté arabe sunnite et la crise de leadership en son sein. Ces faits expliquent en grande partie pourquoi certains ont pu voir dans la sécession djihadiste une alternative au vide. En l’absence d’autres options politiques, l’utopie unificatrice de l’OEI continuera de résonner, plus particulièrement parmi les jeunes Irakiens qui n’ont pas connu l’ère baasiste. Les autorités américaines et irakiennes reconnaissent cette assise générationnelle et le fait que l’OEI s’est bâti sur la pauvreté, le chômage et le manque d’éducation de la jeunesse. Cette génération est aussi le produit du long processus de désocialisation débuté pendant la décennie d’embargo et prolongé sous l’occupation, lequel a achevé de banaliser la violence, de la consacrer comme une quasi-norme.

Beaucoup de ces jeunes sunnites sont d’ailleurs issus des tribus qui ont fait allégeance à l’OEI. Par exemple, en juin 2015, le clan des Joumaïli à Fallouja s’y était publiquement lié en évoquant son rejet de l’intervention américaine et des discriminations continuelles exercées par Bagdad à l’encontre des Arabes sunnites, notamment les réfugiés de Ramadi.

L’implication militaire de milices chiites associées à l’Iran et présentes au sein des Forces de la mobilisation populaire (FMP) a compté dans ce ralliement. D’autres tribus sunnites se sont soumises aux djihadistes par crainte de subir le même sort que celles qui s’y étaient opposées, comme les Albou Nimr, dont plusieurs centaines de membres ont été sommairement exécutés fin 2014.

Cet ancrage, y compris dans les sanctuaires qui lui ont été officiellement repris depuis 2015 (Tikrit, Ramadi, Fallouja…), a permis à l’OEI de poursuivre sa stratégie de guerre civile. Les années d’exercice du pouvoir sur des pans entiers du territoire irakien ont exacerbé les tensions intercommunautaires. À cet égard, la radicalisation accrue des djihadistes a eu pour corollaire celle, réactive, des acteurs militaires et paramilitaires chiites. Les milices, animées d’un puissant sentiment anti-sunnite, se sont rendues responsables d’exactions contre les civils sunnites, le plus souvent dans un climat de totale impunité. Cet engrenage n’est pas nouveau, milices et djihadistes s’étant longuement affrontés au cours de la dernière décennie. La période récente s’est néanmoins traduite par une hausse vertigineuse des faits d’armes et des abominations.

Il est utile de rappeler que ces milices n’étaient pas supposées prendre part aux combats dans les plaines de Ninive et que les oppositions sunnites ont été vives. Comme d’autres acteurs, elles ne suivent pas un agenda proprement irakien mais des intérêts bien compris, en l’espèce un accroissement permanent de leur sphère d’influence. Certaines se sont de facto substituées à l’État dans les territoires repris à l’OEI. Les miliciens les plus radicaux ont par ailleurs infiltré des unités des forces régulières, infusant leur esprit communautaire. Les FMP ont enfin été institutionnalisées aux côtés de l’armée irakienne en novembre 2016 par une loi controversée du Parlement.

Quel État post-djihadiste ?

Pareille intrusion dans les affaires de zones ordinairement éloignées des réalités chiites est vécue par les populations locales comme intolérable et alarmante. Partout où elles ont posé le pied, les milices chiites se sont ainsi mis à dos de nombreux civils. Mossoul constitue de ce point de vue une poudrière qui n’attend que le retrait des derniers djihadistes pour exploser : la présence chiite y était historiquement quasi inexistante et la montée en force du chiisme politique après 2003 y est vécue avec consternation. Plus son influence s’étend, plus des acteurs sunnites pourraient être tentés de faire volte-face, y compris ceux qui coopèrent avec les forces irakiennes et la coalition. L’Irak n’est pas étranger à ces alliances de circonstance, par nature friables. Dans l’ensemble, les Arabes sunnites n’ont pas confiance dans la énième « libération » qui leur est promise, ni dans la capacité de Bagdad à assurer leur sécurité face à leurs prétendus « libérateurs ».

Le fort ressentiment répandu parmi les sunnites face aux abus de l’armée et des milices combiné aux destructions engendrées par les bombardements dans leurs régions les a poussés dans bien des cas à soutenir l’OEI. Comme dans toute guerre civile, ces violences accumulées sont autant de ressources pour le groupe djihadiste qui cherche à se reconstituer. Les griefs et revendications que l’organisation avait su exploiter pour s’assurer l’appui d’une partie des populations n’ont guère évolué et sont aujourd’hui exacerbés en raison de la crise humanitaire.

En 2014, c’est autour de la perte de confiance des Arabes sunnites dans le système politique que l’OEI a bâti une ample part de son succès. Il avait promis à ceux qui rejoindraient ses rangs un nouvel État face à la déréliction des institutions, à la corruption, à la carence de services publics et à l’attitude de l’armée. Les habitants de Mossoul se plaignaient de ces dérives et des pénuries organisées par le gouvernement. À ce titre, les engagements des djihadistes étaient multiples : améliorer les conditions de vie, rétablir l’ordre public, restituer l’autorité à ceux qui s’en sentaient dépossédés, les tribus en particulier. Symboliquement, les bâtiments du conseil provincial de Ninive ont été conquis dès les premières heures de la chute de la ville, alors que le gouverneur Athil Al-Noujaifi s’enfuyait.

La promesse de l’OEI n’était du reste pas nouvelle : dès l’automne 2006, le groupe djihadiste (ou plutôt son "ancêtre", Al-Qaida en Irak) était entièrement tourné vers la création d’un État sunnite dissident. Alors déjà en porte-à-faux avec un centre politique perçu comme aux mains de partis chiites ultra-communautaires, de nombreux Arabes sunnites ont vu dans ce projet l’horizon d’un retour au pouvoir et d’une réparation collective. Les affrontements à Mossoul et dans d’autres parties du pays sont pour l’heure loin d’être éteints, au-delà du récit victorieux mis en avant par Bagdad et la coalition. Les séquelles du règne de l’OEI sont omniprésentes. Les habitants qui ont vécu de longs mois sous son joug témoignent d’une gestion à la fois étroite et féroce. L’enthousiasme de ceux qui avaient voulu croire en cet État s’est amplement étiolé, laissant place au désenchantement, à la confusion et à la dévastation.

Au milieu de ce chaos émergent des potentats, véritables « États dans l’État ». Or, les civils livrés à eux-mêmes souhaitent principalement le retour à l’ordre et à la sécurité. Sur quels fondements, selon quel partage du pouvoir, avec quelle administration, par quelles forces ? Aucun aspect relatif à la gouvernance post-djihadiste et aux relations entre les groupes engagés dans la bataille n’a été négocié avant le lancement des opérations à l’automne 2016. Ce sont au contraire des logiques brutales de conquête qui semblent avoir pris le pas, chaque belligérant nourrissant une vision sélective du nouveau modèle national à édifier, avec peu de chances d’emporter l’adhésion des populations.
Myriam Benraad

1- NDLR. Leader d’Al-Qaida en Irak, tué le 7 juin 2006 à Bakouba au cours d’un raid aérien mené par l’armée américaine.

Myriam Benraad

Politologue et spécialiste du monde arabe. Auteure associée au site Orient XXI.

http://orientxxi.info/

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