10 juin 2021 | tiré du site de mediapart.fr
Le débat est appelé à s’installer pour longtemps dans les relations internationales. Il devrait s’inviter dès ce week-end lors du sommet du G7 en Cornouailles, premier voyage extérieur de Joe Biden. Pour les États-Unis, les technologies du futur vont devenir le nerf de la guerre face à la Chine, dans la lutte pour la suprématie mondiale.
Prenant acte de cette nouvelle rivalité, tout l’appareil politique américain se met en ordre de marche. Dans un rare moment de consensus entre républicains et démocrates, les sénateurs américains ont adopté mardi 8 juin un plan de plus de 250 milliards de dollars en vue de renforcer la recherche et l’innovation, et les avancées technologiques américaines, notamment en matière d’intelligence artificielle, d’informatique quantique et dans les semi-conducteurs. But avoué : ne pas se laisser distancer par la puissance chinoise, qui vise à s’ériger en maître du monde dans les technologies critiques.
« Ce projet de loi sera considéré comme une des plus importantes choses que cette Chambre ait adoptées depuis longtemps. Celui qui gagnera la course dans les technologies du futur sera le leader économique mondial, avec des conséquences profondes en matière de politique étrangère et également de sécurité nationale », a insisté le sénateur démocrate Chuck Schumer, rapporteur du projet, avant le vote.
Comme souvent aux États-Unis, le changement de pied est brutal et spectaculaire. Alors que depuis plusieurs décennies, les responsables américains avaient banni toute directive publique, estimant que les forces du privé et le marché étaient bien plus « efficients », ils sont en train de redécouvrir en quelques mois certains mérites à l’impulsion de l’État, seul apte, selon eux, à coordonner la riposte face à la puissance montante et menaçante de la Chine.
La stratégie d’endiguement de la Chine est sans doute le seul héritage de la présidence Trump assumé par l’ensemble de la classe politique américaine. Même si tous n’ont pas approuvé la politique de tensions mise en scène par l’ancien président, tous lui donnent raison d’avoir cherché à contenir les ambitions galopantes de Pékin. Renonçant aux coups d’éclat de son prédécesseur, Joe Biden reprend le flambeau avec détermination, persuadé, comme toute la classe politique américaine, qu’une nouvelle guerre froide avec la Chine est inévitable et que les technologies vont être déterminantes.
Plusieurs rapports ont alerté dans le passé l’administration américaine sur les risques de voir les États-Unis se faire devancer par Pékin. Les efforts immenses de recherche et développement consentis par le gouvernement chinois posent à terme des menaces pour la sécurité et la défense, avertissaient-ils. En mars, la commission nationale sur l’intelligence artificielle s’alarmait du fait que la Chine puisse dépasser les États-Unis dans ce domaine dans la décennie.
Mais ce sont les pénuries, les goulots d’étranglement provoqués par la pandémie tout au long des chaînes de production dans tous les secteurs qui ont provoqué l’ultime choc. Ils ont été un révélateur du degré de vulnérabilité de l’économie américaine. Brusquement, les États-Unis ont compris qu’ils dépendaient des importations chinoises, que ce soit en matière de matériels et d’équipements médicaux, d’équipements électroniques ou de semi-conducteurs. En raison de l’extrême dépendance de ce secteur à l’égard de Taïwan, les États-Unis pourraient perdre leur avance en micro-électronique, a prévenu l’ancien directeur général de Google, Eric Schmidt (lire « États-Unis-Chine : la guerre des puces a commencé »). Actant cette menace, le gouvernement américain a décidé de pousser les feux dans ce secteur, afin d’inciter, au nom de la sécurité nationale, tous les fabricants de semi-conducteurs, à commencer par Intel, qui ont pendant des années délocalisé à outrance, à revenir s’installer sur le territoire américain. Le projet de loi prévoit d’accorder 52 milliards de dollars au plus vite pour reconstruire des capacités de production, aujourd’hui essentiellement installées à Taïwan et en Corée du Sud.
Alors que le gouvernement chinois ne cesse de mettre en avant ses investissements et ses réalisations dans l’intelligence artificielle, une partie du projet nommé « Endless Frontier Act » (« Frontière sans fin ») promet de dégager 120 milliards de dollars afin de soutenir les investissements dans l’intelligence artificielle et l’informatique quantique, et surtout de développer les travaux de recherche et développement et la coopération entre les agences fédérales, les grands laboratoires publics et les centres de recherche privés.
Cet effort s’inscrit dans la volonté de Joe Biden de relancer les investissements dans la recherche publique. L’année dernière, les dépenses publiques en recherche et développement se sont élevées à 0,7 % du PIB, selon la National Science Foundation. Elles étaient de 2, 2 % du PIB en 1964, ce qui avait conduit à des avancées spectaculaires, aussi bien dans le domaine spatial que dans le génome humain ou Internet, a rappelé le président américain.
Celui-ci est bien décidé à embarquer les Européens dans sa croisade technologique. Lors de la pandémie, ceux-ci ont pu aussi constater leur degré de dépendance tant à l’égard de la Chine que des États-Unis. Les masques manquaient en raison des ruptures d’approvisionnement des importations chinoises. Mais les vaccins aussi ont fait défaut, à la suite des interdictions d’exportations américaines.
Quant à Internet, les responsables européens ont pu prendre la mesure de 30 ans d’une politique de « concurrence libre et non faussée » qui a abouti à la destruction de tous les acteurs de télécoms, où l’Europe avait à un moment une petite avance, et à l’absence d’aucun acteur de poids dans le numérique.
Échaudés par les revirements de Donald Trump, qui leur a fait prendre conscience que l’alliance avec les États-Unis pouvait ne pas être éternelle, les responsables européens jurent désormais qu’ils veulent construire leur propre autonomie stratégique, notamment en matière de technologies. Mais les actes peinent à suivre les mots.
Un premier rapport d’évaluation » sur la vulnérabilité économique de l’Europe a été lancé par la Commission européenne. Selon ses conclusions, sur plus de 5 000 produits, il n’y en a que 137, dans les secteurs les plus sensibles, où l’Union européenne se retrouve fortement dépendante des importations extérieures. Pour 34 de ces produits, soit 0,6 % du total des importations, l’Union européenne pourrait être plus vulnérable, en raison du faible potentiel de diversification ou de substitution .
Bref, à en croire les rapporteurs, il y a urgence à ne pas se presser. Ce qui arrange pas mal de responsables européens peu enclins à prendre des décisions qui ne peuvent que s’inscrire en rupture avec la philosophie du laisser-faire de la construction européenne. Au risque de voir l’Europe se retrouver au centre du champ de bataille entre États-Unis et Chine dans la course aux technologies.
Un message, un commentaire ?