Tiré d’Algeria-Watch.
L’article intitulé « Vengeful Pathologies », signé par Adam Shatz publié dans la London Review of Books et largement diffusé, développe un narratif qui associe de manière complexe des analogies historiques et des comparaisons fallacieuses visant à affaiblir les principes de la décolonisation et les bouleversements qui accompagnent leur mise en œuvre. Shatz met en avant un argumentaire construit autour de trois grands énoncés polémiques. Le premier consiste à affirmer que la vengeance est le principal mode d’interaction entre Israéliens et Palestiniens, les « pathologies vengeresses » des deux parties reflétant les mêmes instincts primordiaux. Le deuxième point est une critique de ce que l’auteur présente comme la « gauche décoloniale », qu’il accuse de fermer volontairement les yeux sur les « crimes » commis par les colonisés et de se réjouir de manière puérile de la mort de civils. Le troisième point, peut-être le plus important, concerne l’utilisation d’analogies historiques pour souligner la nature véritable des événements du 7 octobre, en pointant la similitude entre ceux-ci et un épisode oublié de la guerre de libération algérienne – la bataille de Philippeville – dans l’exacerbation de la montée du fascisme en Occident.
Cet article est l’expression achevée d’un véritable dédale intellectuel qui hante les intellectuels occidentaux. Ce labyrinthe de la pensée caractérise les Palestiniens comme des « victimes nécessaires et inévitables », les rendant visibles uniquement en tant que notes de bas de page à portée archivistique dans une perspective clairement coloniale. N’est-il pas curieux que la sympathie manifestée aux Palestiniens soit directement proportionnelle à leur incapacité supposée à faire face à la mécanique uniforme du colonialisme de peuplement ? Il y a une gratification cachée à assister de loin à ce récit tragique. La très évidente supériorité continue d’Israël est un puissant stimulant de la sympathie des intellectuels occidentaux, une sorte de pseudo-solidarité qui murmure aux Palestiniens : « Nous sommes avec vous, mais uniquement tant que vous demeurez des victimes tragiques, sombrant gracieusement dans votre propre abîme ». On pourrait même dire que cette sympathie est subordonnée à l’acceptation par les Palestiniens de ce dramatique statu quo.
Ces intellectuels y trouvent un certain confort : l’expérience palestinienne, aussi douloureuse soit-elle, reste confortablement distante, comme un spectacle à apprécier. Ce scénario très installé apparait comme le marqueur préoccupant des limites de l’engagement intellectuel critique à l’égard de la Palestine et des Palestiniens.
De ce fait, lorsque les Palestiniens osent se rebeller et remettre en question le sort qui leur est imposé après des années d’oppression, les réactions sont schizophréniques, comme on pouvait s’y attendre. Les mêmes intellectuels qui pleuraient autrefois sur notre sort sont aujourd’hui déchirés. Nombre d’entre eux se transforment en policiers moraux, brandissant rapidement le bâton de la condamnation, mais plus gravement encore, ils entérinent volontiers le récit des événements du 7 octobre élaboré et sensationnalisé par Israël, autour des événements qui touchent ce que l’on appelle l’enveloppe de Gaza (les colonies israéliennes qui bordent Gaza).
D’autres, drapés dans un linceul d’indifférence, n’offrent rien d’autre que le silence, parmi ceux-ci beaucoup d’intellectuels et d’historiens palestiniens. La voix collective, qui résonnait autrefois avec sympathie, résonne aujourd’hui de mises en garde contre la colère des opprimés, qui serait barbare, primitive et coupable de réveiller le fascisme. Lorsque certains s’expriment malgré tout, comme Joseph Massad, ils font l’objet d’une chasse aux sorcières destinée à les transformer en bouc-émissaire et réduire ainsi les autres au silence.
La pathologie vengeresse d’Israël et le franchissement du mur de fer
Lorsque l’on s’enfonce dans le dédale du récit historique d’Israël, il devient évident que la vengeance n’est pas simplement une émotion abstraite et fugace, mais qu’elle est presque insidieusement ancrée dans le centre nerveux même du militarisme israélien. Il suffit d’examiner des événements tels que l’incendie de Turmusayya et de Huwwara : il ne s’agit pas de simples accidents de parcours dans l’histoire du sionisme, mais de confirmations que la vengeance est son modus operandi. Le véritable paradoxe du récit de Shatz réside dans sa compréhension erronée du fonctionnement de la vengeance sioniste, qui ne se contente pas de réagir aux actions et aux provocations des Palestiniens, ni même à leur capacité à invoquer la terreur, mais va au-delà du domaine conventionnel de la cause et de l’effet et cherche à punir les Palestiniens d’avoir l’audace d’exister. Même un Palestinien comme le président Mahmoud Abbas, qui permet à Israël de poursuivre l’expansion de ses colonies en Cisjordanie et de servir ses intérêts sécuritaires et financiers, est ressenti comme un affront par les colons. En échange de sa coopération civile et sécuritaire avec Israël, l’Autorité palestinienne (AP) n’a obtenu que des sanctions financières et le désir caché d’Israël de se débarrasser de sa dépendance vis-à-vis de l’AP en matière policière.
Nous sommes témoins de cette expression génocidaire dans le tissu social israélien – non seulement dans la droite radicale, mais aussi au cœur de la politique de l’État, et même parmi ses courants libéraux. Le dévoilement de ce moment de vérité touche à l’essence même du problème sioniste. C’est un moment où l’inconscient collectif du sionisme, largement exprimé par des gens comme Bezlalel Smotirtich et Itamar Ben-Gvir, apparaît comme la conscience collective de l’État dans ses différents courants.
Shatz, dans sa myopie, a peut-être négligé la transformation irrésistible du très estimé Haaretz (qu’il qualifie d’extraordinaire quotidien d’Israël ») en relais de propagande, alors qu’il résonnait d’appels à la vengeance et au conflit. Au bout de 75 ans, Israël réitère obstinément ce qui est sa transgression fondamentale : l’anéantissement des Palestiniens. Le déversement de 18 000 tonnes d’explosifs sur l’une des régions les plus densément peuplées du monde dépasse la simple réaction aux événements du 7 octobre ; il signifie qu’Israël arme la folie et s’attaque à un monde qui ose remettre en question le statu quo dominant du colonialisme expansif et de l’occupation militaire.
Les pères fondateurs du sionisme, tels que Ze’ev Jabotinsky, avaient une vision lucide des « maux nécessaires » qu’Israël devrait commettre pour établir un État aux dépens des Arabes palestiniens. Le « mur de fer » de Jabotinsky reflète en fait la doctrine militaire actuelle d’Israël, qui consiste à s’engager à fond dans la force militaire en érigeant un « mur de fer » que les Arabes seraient finalement contraints d’accepter.
La doctrine du mur de fer conduit à la prise de conscience que le sionisme culmine dans un jeu à somme nulle à l’égard des indigènes – une équation existentielle du « soit nous, soit eux ». Pour sortir de ce cycle, il est impératif de démanteler ce mur, de remettre en question la confiance d’Israël dans l’élaboration perpétuelle d’une « solution militaire » à une situation systémique et politique complexe. Que l’on approuve ou que l’on condamne, c’est précisément ce que les Palestiniens ont entrepris le 7 octobre.
La barbarie palestinienne et la « folie logique » d’Israël
Lors de l’évaluation des événements du 7 octobre, il y a lieu de tenir compte des règles préexistantes d’engagement militaire, dont beaucoup avaient déjà été établies par Israël au cours de ses 16 années de blocus de Gaza et de campagne contre-insurrectionnelle. Il est nécessaire également de tenir compte de l’ensemble des facteurs politiques et sociaux qui constituent la toile de fond de ce même événement. Shatz fait référence à certains de ces facteurs dans son récit, mais il semble les écarter en faveur de l’imputation aux Palestiniens d’une sorte de désir de vengeance primitive motivant leurs actions.
Dans l’argumentation de Shatz, on retrouve l’idée selon laquelle si les combattants palestiniens avaient limité leurs attaques à des cibles militaires, ils auraient pu obtenir un semblant de « légitimité ». Une telle approche aurait pu, peut-être, empêcher la condamnation sans appel associée à l’image du combattant palestinien barbare dans l’imaginaire collectif occidental, qu’Israël et les États-Unis tentent d’assimiler à ISIS. Mais la proposition de Shatz doit être examinée avec scepticisme parce qu’elle néglige plusieurs points cruciaux dans l’histoire de l’engagement militaire d’Israël contre la résistance.
Prenons ainsi en référence l’incursion terrestre d’Israël au Liban en 2006, où la distinction entre cibles militaires et civiles s’est rapidement estompée, entraînant d’importantes pertes civiles libanaises et plus de 1 200 morts. Et à quoi Israël répondait-il ? Au ciblage d’une unité militaire israélienne – une cible militaire légitime selon Shatz.
De même, l’enlèvement du caporal Gilad Shalit à Gaza a déclenché une riposte militaire qui a causé des dommages directs aux civils palestiniens, faisant près de 1 200 morts. Ces exemples soulignent l’imbrication des cibles militaires et des populations civiles sur le théâtre du conflit. Ni l’histoire du conflit ni le discours américain et israélien n’ont jamais fait de ces distinctions une question d’importance, et le Hezbollah comme le Hamas demeurent des organisations terroristes, qu’ils ciblent des militaires ou des civils. L’intensité de la réponse n’est pas non plus vraiment différente – après tout, la « doctrine Dahiya » a été élaborée en réponse à la capture et à l’élimination de soldats israéliens par le Hezbollah.
La mise en œuvre de ma doctrine Dahiya est évidente à Gaza aujourd’hui. Israël a déclaré que toute attaque jugée significative entraînerait la destruction complète des infrastructures civiles et gouvernementales, y compris le bombardement de villages, de villes et de cités pour les ramener à « l’âge de pierre » par des destructions massives. En d’autres termes, toute forme de résistance, quelle qu’en soit la cible, fera l’objet d’une politique aérienne de terre brûlée.
Mais ce qui est le plus important dans tout cela, ce n’est pas tant la réponse militaire israélienne disproportionnée (qui reste la même lorsque les combattants attaquent des cibles « légitimes ») que l’évolution du style de guerre et de contre-insurrection d’Israël. Ces règles d’engagement militaire, principalement fixées par Israël, devraient constituer la toile de fond première de toute analyse du 7 octobre.
Au cours des deux dernières décennies, Israël s’est orienté vers une forme de guerre qui tente d’éliminer l’affrontement direct, en choisissant de maintenir ses soldats et son armée à distance en s’appuyant sur son monopole de puissance aérienne comme moyen d’action offensif. Israël a eu recours à cette stratégie lors de ses précédentes guerres à Gaza, ce qui a eu pour effet de préserver ses soldats tout en tuant des centaines de Palestiniens, pour la plupart civils. En 2021, Israël a même tenté de tromper les combattants palestiniens en annonçant une opération terrestre visant à cibler les tunnels souterrains et à éliminer de nombreux combattants palestiniens. Cette « opération métro » a échoué en partie à cause de l’incrédulité des Palestiniens qui ne croyaient pas qu’Israël entrerait réellement dans la bande de Gaza. Pendant des années, la dépendance à l’égard de la puissance aérienne et du renseignement a fait d’Israël une armée unidimensionnelle qui utilise essentiellement sa puissance aérienne pour des opérations de contre-insurrection, avec toutes ses limites opérationnelles et une efficacité limitée pour cibler les combattants, tout en causant des ravages dans les espaces civils palestiniens.
Israël a choisi de tuer sans risquer d’être tué. Cette stratégie a incité ses adversaires à développer des alternatives en réponse à la réticence apparente d’Israël pour des engagements terrestres – si vous ne venez pas à nous, nous viendrons à vous. La guerre, comme le suggère Clausewitz, est intrinsèquement dialectique et s’apparente à un « duel » dans lequel chaque partie utilise son expertise technique, sa détermination, sa structure organisationnelle, son commandement et son contrôle, ainsi que ses renseignements pour s’assurer un avantage. C’est ce qui s’est passé le 7 octobre ; il s’agissait bien d’une réponse palestinienne au statu quo tactique imposée par Israël.
Il est essentiel de comprendre que la résistance palestinienne dans la bande de Gaza a commencé à planifier cette opération en 2022, un an seulement après que « l’opération métro » d’Israël ait échoué. Les planificateurs militaires palestiniens ont tenu compte de plusieurs facteurs importants. L’un de ces paramètres étant la réticence récurrente d’Israël à s’engager directement à Gaza, mais il existait également des pressions politiques et sociales qui allaient dans le sens du 7 octobre. Notamment l’amélioration trop lente et très limitée des conditions de vie dans la bande de Gaza ainsi que l’absence d’une voie politique claire pour aller de l’avant. En d’autres termes, il s’agit bien du constat de l’épuisement des voies politiques, diplomatiques et juridiques.
De plus, les efforts délibérés d’Israël pour délégitimer l’AP en imposant des sanctions financières ont exacerbé la nécessité de recourir à des options militaires. La radicalisation des factions de droite israéliennes, ainsi que les tentatives des colons les plus extrémistes de modifier le statu quo à Jérusalem et l’expansion des colonies illégales en Cisjordanie, ont jeté de l’huile sur le feu. Et lorsque les Palestiniens se sont engagés dans des manifestations sans représenter une véritable menace lors de la Grande Marche du Retour, ils ont été confrontés à une réponse létale, disproportionnée, des centaines de manifestants ayant été victimes de tirs de snipers qui les ont handicapés à vie.
Shatz mentionne certaines de ces circonstances contextuelles sans vraiment en comprendre les implications. Ces circonstances mettent en évidence la volonté d’exiger des Palestiniens de demeurer non-violents étant donné le statut mondial d’Israël – un état apparemment capable de pratiquer la violence symbolique, structurelle et physique en toute impunité. Il y a quelques années, les États-Unis ont mis en garde la CPI contre toute poursuite pénale à l’encontre de dirigeants israéliens accusés de crimes de guerre. L’Europe n’a ni reconnu l’État de Palestine ni imposé des sanctions à Israël. Le monde a envoyé un message clair aux Palestiniens : il n’y aura pas de répit juridique, pas de soulagement politique, seulement un soutien limité à la non-violence et des condamnations occasionnelles quand et si Israël est perçu comme ayant commis des crimes. En fait, l’insistance de la communauté internationale sur la non-violence est elle-même une violence, car elle invite les Palestiniens à se coucher et à mourir.
La question de la mort des civils
On pourrait être généreux avec Shatz en supposant qu’il ne partage pas nécessairement cette injonction dogmatique contre la violence politique et que ses scrupules résident davantage dans le choix de la cible – les civils – et peut-être dans la manière dont ils ont été massacrés. Mais Shatz concède déjà trop au récit officiel israélien et, plus important encore, il ignore une autre série d’éléments contextuels dans la planification militaire du Déluge d’Al-Aqsa.
L’un de ces éléments concerne le caractère particulier de la société israélienne. Les différentes couches de la structure défensive d’Israël intègrent la proximité géographique de ses installations militaires et de ses colonies civiles, y compris la présence importante de forces de police, formées par l’armée, dans les zones civiles. La détention généralisée d’armes à feu, notamment dans les zones frontalières telles que l’enveloppe de Gaza, est également un élément important à prendre en compte dans toute planification militaire ou opération offensive.
Cette observation ne signifie pas pour autant que tous les Israéliens soient des militaires et donc des cibles légitimes. Elle joue cependant un rôle important en déterminant une démarche de prudence ou de précaution – que de nombreuses organisations militaires, qu’elles soient occidentales ou orientales, civilisées ou barbares, partagent dans la conduite de leurs opérations militaires. La politique de la terre brûlée d’Israël, qui comprend l’utilisation de sa puissance de feu à plusieurs niveaux dans ses manœuvres offensives, la création de « ceintures de feu » et la lenteur des mouvements pour éviter la mort de ses propres soldats, en dit long de ce point de vue.
Le discours israélien dominant soutient que l’attaque d’octobre n’avait pas d’objectif stratégique sous-jacent au-delà de la simple vengeance et de l’effusion de sang gratuite. Il semble parfois que, malgré lui, Shatz ait intériorisé ce récit. Une évaluation plus nuancée s’avère nécessaire.
Les informations disponibles permettent de supposer que l’opération du 7 Octobre avait trois objectifs tactiques principaux : capturer des soldats israéliens en échange de prisonniers, obtenir des informations ou des armes à partir des nombreuses bases militaires israéliennes et faire en sorte qu’aucune force policière ou militaire ne puisse facilement nettoyer et reprendre l’enveloppe de Gaza (ce qu’elle ferait probablement en négociant les otages qu’elle détient dans les colonies situées à l’intérieur de l’enveloppe de Gaza).
Les combattants se sont donc installés dans les colonies israéliennes pour tenter de retarder la reprise de l’enveloppe. Pour ce faire, ils se sont battus ou ont négocié pendant longtemps pour libérer les otages tout en empêchant les civils de s’opposer à la manœuvre en profondeur à l’intérieur du territoire israélien. Le problème est que de plus en plus d’éléments montrent qu’Israël n’était pas intéressé par la négociation sur les otages et qu’il a préféré reprendre l’enveloppe de Gaza en bombardant ses propres colonies, en tuant les combattants et en provoquant probablement la mort de ses propres civils.
Bien entendu, cela ne signifie pas que de nombreux combattants n’aient pas outrepassé leurs ordres ou que tous les combattants palestiniens aient agi à l’unisson, mais cela suggère que la stratégie militaire palestinienne visait à retarder et à différer le retour de l’armée d’occupation, tandis que la stratégie d’Israël se concentrait sur la récupération rapide et la reconquête du territoire. Et il est très peu probable que cette politique n’ait pas, au moins, exacerbé l’ampleur des pertes civiles. De nombreux témoignages de survivants israéliens indiquent que les unités militaires et policières israéliennes n’ont peut-être pas fait preuve de discernement lors des combats autour de l’enveloppe de Gaza. Ces éléments ont incité un groupe d’Israéliens à rédiger une lettre ouverte encourageant leurs concitoyens à exiger la vérité sur les événements du 7 octobre.
La principale différence entre les crimes commis par Israël contre les civils palestiniens et ceux commis par les Palestiniens provient donc d’un réseau médiatico-politique international qui légitime, clarifie et coordonne la logique qui sous-tend les actions militaires israéliennes. Cela confère à ces actions une apparence de respectabilité, même lorsque le raisonnement sous-jacent semble profondément discutable ou semble justifier le massacre à grande échelle de civils palestiniens à Gaza. En examinant la littérature de n’importe quel groupe de réflexion militaire occidental et israélien, il ressort à l’évidence que la guerre urbaine, notamment, est intrinsèquement complexe. Ces scénarios de combat impliquent souvent de nombreuses victimes civiles et peuvent nécessiter de frapper des installations civiles, y compris des hôpitaux, comme le soulignent certains documents de recherche. Israël s’en est souvent servi pour préparer le public international au massacre des Palestiniens. Ces justifications militaires sont ensuite diffusées dans les médias grand public, où elles sont souvent dissimulées dans des récits qui rendent les Palestiniens responsables des actions meurtrières systématiques d’Israël. Les porte-parole américains se font également l’écho de ces massacres en répétant le mantra selon lequel « la guerre entraîne la mort de civils » en Palestine, alors qu’ils s’offusquent des mêmes effets dans le contexte de la guerre de la Russie contre l’Ukraine.
Le Hamas peut ainsi rester barbare et Israël peut rester un allié « démocratique et libéral » des États-Unis. Dans le premier cas, il s’agit d’un acte irréfléchi de violence sauvage, tandis que dans le second, il s’agit de frappes calculées et méthodiques, une forme sanctifiée de violence. Cette dichotomie empêche de répondre à la question de savoir si la manœuvre offensive palestinienne du 7 octobre répondait à une logique militaire opérationnelle.
En refusant d’approfondir la logique militaire de l’offensive, Adam Shatz illustre l’aversion pour la confrontation avec la réalité de la violence et les logiques qui l’animent, aversion endémique chez certains intellectuels. Il ne s’agit pas seulement du refus de mettre ces sujets en lumière, mais de ce que ce refus signifie quant à la problématique du traitement de la rationalité de la violence palestinienne, en particulier dans un environnement qui la considère simplement comme barbare, détestable et moralement dégradée. C’est pourquoi l’essai de Shatz est d’autant plus surprenant : il tente de décoder la violence palestinienne, mentionne souvent une partie du contexte politique et social, mais revient à la pulsion instinctive de vengeance.
Ce qui est sans doute essentiel à tout jugement moral, c’est qu’il doit être rigoureusement soumis à des preuves, en particulier lorsqu’Israël refuse de partager une grande partie des preuves dont il dispose. Le Hamas a-t-il donné l’ordre de tuer des civils, ou bien le meurtre de civils a-t-il constitué un dépassement de la part des combattants ? Combien d’Israéliens ont été tués dans les échanges de tirs avec les combattants ? L’effort militaire israélien pour reprendre l’enveloppe de Gaza a-t-il pris en compte la présence de civils israéliens ? Ces questions sont importantes, non seulement parce qu’elles permettent d’y voir plus clair, mais aussi parce que la version officielle israélienne des événements a été utilisée pour justifier la campagne aérienne contre Gaza, comparable à celle qui a frappé Dresde, et le massacre des Palestiniens. Il ne s’agit pas d’une simple question éthique. Il s’agit de l’instrumentalisation du préjudice moral pour commettre des massacres.
L’examen de la logique militaire de l’attaque suggère également que l’analogie historique de Shatz, qui assimile les actions offensives palestiniennes à la bataille de Philippeville en Algérie française, n’est pas tout à fait exacte. L’objectif principal de la bataille de Philippeville était de cibler les civils, et supposer que c’était l’objectif principal du 7 octobre revient à ignorer les faits. Encore une fois, cela ne signifie pas que des civils n’ont pas été tués ni que les combattants palestiniens ne se sont pas engagés dans le meurtre pur et simple de civils, mais cela nous donne une idée de la façon dont leurs actions ont été reçues : Shatz semble avoir intériorisé la perception largement répandue selon laquelle les combattants palestiniens sont cruels, ce qui l’a incité à faire la comparaison avec Philippeville en premier lieu.
L’une des conséquences les plus importantes de la bataille de Philippeville a été de mettre fin aux perspectives d’un mouvement de « troisième voie » qui liait les Arabes algériens aux colons français. En Palestine, cette « troisième voie » a pris fin il y a deux décennies, devenant une coalition très faible soutenue par quelques organisations de défense des droits de l’homme et des voix minoritaires en Israël, sans réel impact politique. Rien ne le démontre mieux que l’absence totale de mention des Palestiniens lors du mouvement de protestation israélien contre la réforme judiciaire de la droite.
En outre, chaque guerre ou bataille est un événement unique dans sa propre conjoncture historique, et les analogies avec le passé en disent plus sur ceux qui les établissent qu’elles ne facilitent la lecture du présent.
Les retombées du 7 octobre
Shatz lui-même doit reconnaître que, après avoir été écartée pendant des années comme une question sans importance dans les centres de pouvoir, y compris la politique de non-engagement de Biden, la Palestine réapparaît sur la scène internationale comme une question urgente. De plus, la manière dont les alliances fonctionnent de nos jours accroît la probabilité d’un conflit régional et international, ainsi qu’un grave contrecoup économique qui pourrait empêcher l’économie mondiale de se remettre des pressions inflationnistes. Sans compter que la rhétorique de Biden pourrait réussir à lui aliéner nombre d’électeurs de moins de trente ans lors des prochaines élections.
M. Biden ignore peut-être qu’en ce qui concerne la Palestine, il n’y a pas de consensus sur une guerre longue et sanglante. Les Palestiniens ont construit un réseau de soutien qui comprend des organisations de la société civile, des mouvements politiques et diverses formes de luttes intersectionnelles aux États-Unis parmi les progressistes et la gauche – et même parfois la droite conservatrice. Ces coalitions commencent à créer un dissensus dans les pays occidentaux d’une manière qui n’existe pas pour le consensus occidental sur le soutien à l’Ukraine, par exemple.
Pourtant, tout ce que nous obtenons de Shatz à ce sujet, c’est un commentaire par courriel de la correspondance de Shatz avec l’universitaire palestinien Yezid Sayigh, qui a historiquement minimisé la lutte palestinienne et suggéré son incapacité à avoir un impact significatif sur le système international. Le courriel de Sayigh à Shatz fait état de ses craintes que les retombées du 7 octobre n’accélèrent les tendances fascistes, les comparant à Sarajevo en 1914 ou à la Nuit de Cristal en 1938. Il n’est pas question de savoir comment le fascisme se développe en Occident en premier lieu, ou peut-être encore plus critique, comment l’évolution quotidienne sous un gouvernement ouvertement fasciste dont le ministre des Finances a annoncé publiquement un « plan décisif » pour les Palestiniens qui équivaut à un nettoyage ethnique bien avant le 7 octobre – nous a amenés à ce point.
La contradiction flagrante dans l’essai de Shatz est évidente, mais il semble l’ignorer : on le voit lorsqu’il commence son essai en identifiant les objectifs politiques de l’offensive palestinienne, mais qu’il les réduit ensuite à de simples pathologies « vengeresses ». Il rejette des analogies historiques spécifiques, comme l’offensive du Têt au Vietnam, sans expliquer son raisonnement autrement que par son aversion pour la violence. Ces observations sont incongrues : soit les Palestiniens avaient des objectifs politiques et ont effectivement ouvert un espace politique auparavant fermé pendant des années, soit ils sont des acteurs irrationnels et barbares animés par une pulsion émotionnelle.
La planification méticuleuse, la « ruse » stratégique et le contournement réussi des défenses israéliennes sont autant d’indices d’une manœuvre délibérée (ce que Shatz admet lorsqu’il dénonce le caractère « effrayant » de la nature méthodique des excès des combattants). Le système d’alliance de la résistance palestinienne constitue un levier important, qui complique à la fois la réponse israélienne et la position américaine dans la région. En fait, une nouvelle perspective significative est que la réputation d’Israël en tant qu’acteur stratégique calculé, rationnel et compétent est questionnée. Le pays lutte pour redorer son image et dépend de plus en plus des ressources et de la puissance de l’OTAN, ce qui le place également dans une posture qui permettrait à son allié américain, qui ne partage pas exactement les mêmes intérêts s’agissant d’une escalade régionale, d’influencer ses décisions politiques. Pour l’instant, il semble qu’Israël n’ait pas identifié d’objectif spécifique autre que la « vengeance ». La visite de M. Blinken il y a quelques jours l’a confirmé lorsque le secrétaire d’État américain s’est rendu compte que M. Netanyahou n’avait pas de stratégie de sortie.
Enfin, pourquoi une attaque contre le nerf principal d’Israël – sa dissuasion et sa puissance militaire – ne conduirait-elle pas à une leçon d’humilité qui pourrait ouvrir d’autres voies pour une nouvelle solution politique ? Si de telles perspectives semblent lointaines dans le feu de l’action et des intentions génocidaires d’Israël, c’est la bataille réelle sur le terrain qui décidera de l’avenir. Shatz est particulièrement peu convaincant sur ce point, puisqu’il choisit déjà d’exclure les possibilités qui pourraient émerger des suites du 7 octobre.
En contournant leur utilité politique et leur logique militaire et en les confinant à une simple « vengeance », Shatz ignore le fait que toutes les guerres et les batailles, aussi horribles, sanglantes et tragiques soient-elles, peuvent en fin de compte créer un espace pour de nouvelles possibilités, éventuellement porteuses d’espoir. Il reste fidèle à une interprétation dystopique, ajoutant une tonalité plus sombre au destin de la Palestine et du monde. Peut-être a-t-il raison de dire qu’en fin de compte, tout le monde sera perdant et que le pays la métropole n’est pas disposé à déconstruire son organisation ethno-religieuse et nationale. L’essai de Shatz en est peut-être un signe. La volonté du maintien de la domination et de l’hégémonie pourra peut-être contribuer à la montée du fascisme en Occident. Mais ce courant de pensée ignore également le monde tel que les Palestiniens le vivent et le perçoivent – c’est-à-dire que tant que les Israéliens vivront dans la conviction de la pérennité de leur pouvoir, la volonté de changer la réalité des Palestiniens restera absente.
Même si la résistance palestinienne ne parvient pas à arracher une victoire relative dans cette bataille, l’alternative aurait été une mort lente.
Violence et Fanon
Ce serait faire preuve de légèreté que de ne pas mentionner la façon dont Shatz traite Fanon en ce qui concerne la violence palestinienne. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon fait remarquer que la violence des colonisés entraîne une forme de catharsis et de reconnaissance de soi – une « désintoxication », comme le souligne Shatz – dans laquelle la violence n’est pas seulement une brutalité pure, mais un rite de transformation qui nettoie les taches de l’asservissement. Cependant, Shatz s’empresse de souligner que Fanon ne se réjouissait pas nécessairement de cette perspective, étant donné le cauchemar imminent d’un avenir postcolonial où le libérateur devient l’oppresseur, et où les schémas de la hiérarchie coloniale sont recréés au sein de l’État postcolonial naissant. Shatz a raison de souligner le traitement nuancé par Fanon du rôle de la violence dans la décolonisation, qui met en garde contre les célébrations nihilistes de l’utilité psychologique de la violence, car cela risque d’occulter l’effet néfaste de la violence sur ceux qui l’exercent.
Mais même si Shatz le souligne à juste titre, il ne reste pas entièrement fidèle à la portée de l’œuvre de Fanon. Fanon n’a pas seulement mis en garde contre les mirages de la conscience nationale, il a également défendu un changement dialectique vers un horizon humaniste et socialiste plus large. Indépendamment de l’ombre portée de la violence, Fanon a finalement considéré la violence comme une nécessité dans les limites de l’oppression coloniale, et comme un outil stratégique et politique indispensable au démantèlement des structures coloniales. Shatz en est sans aucun doute conscient, mais il ne le traduit pas dans sa lecture de la situation très pénible des Palestiniens.
L’élément central du discours de Fanon sur la libération découle du fait qu’il était profondément enraciné dans un mouvement auquel il appartenait véritablement. Il n’était pas un observateur extérieur portant un jugement ou jetant l’opprobre sur les combattants qu’il côtoyait. Il s’agissait d’une critique interne capable d’identifier les potentiels et les pièges du mouvement anticolonial. Plus important encore, Fanon a également parié sur la capacité de la colonie non seulement à se libérer du colonialisme de peuplement, mais aussi à libérer la métropole d’elle-même. C’est là que réside son ultime imaginaire radical.
C’est le type d’engagement critique authentique avec la résistance palestinienne dont nous avons besoin. Il ne s’agit pas seulement de la position de la Palestine contre le nettoyage ethnique, ou de son propre combat pour récupérer la Palestine – il s’agit plutôt d’un mouvement de libération avec une résonance mondiale qui représente une lutte universelle. Alors que des personnalités comme Yezid Sayigh et Adam Shatz pensent que la violence du 7 octobre alimentera le fascisme, elle a aussi le potentiel d’ouvrir la voie à un horizon humain plus large. Les mouvements palestiniens, malgré leurs imperfections, requièrent plus qu’une simple critique négative, le retrait et les condamnations sévères des intellectuels masquent souvent des réserves profondes ou un rejet pur et simple de la lutte de libération palestinienne, quand il ne s’agit pas simplement de mépris.
Les Palestiniens devraient-ils simplement accepter le sort prédéterminé qui leur est réservé par les intellectuels occidentaux ? Si c’est le cas, ces intellectuels devraient avoir le courage de l’exprimer clairement. Si leur suggestion est l’anéantissement politique de la Palestine ou sa réduction en note de bas de page d’articles et de critiques savantes d’Israël, il faut le dire avec conviction.
Il est possible que la perception des événements du 7 Octobre ne soit qu’une expression de la nécrose intra-palestinienne et, davantage une indication de ce que les intellectuels souhaitent secrètement pour nous. Mais nous, en Palestine, nous voulons et nous nous battons pour un monde qui nous inclut, et un monde qui inclut tout le monde. Pleurez-nous si vous voulez, ou ne le faites pas. Condamnez-nous ou non. Comme si nous n’avions pas déjà entendu les cris de condamnation.
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