Tiré de Entre les lignes et les mots
Géographies en mouvement – À la lecture de votre ouvrage, on prend conscience de l’espace particulier qu’est le bateau. Vous le comparez d’ailleurs à l’univers carcéral. Comment le huis-clos façonne-t-il la vie à bord ?
Claire Flécher – La comparaison avec l’univers carcéral est faite par les marins eux-mêmes ainsi que par des sociologues tels qu’Erwin Goffman et, bien sûr, Michel Foucault. Le huis-clos est commun à tous les bateaux puisqu’on ne peut pas en sortir quand on veut. Les normes et les rythmes de vie sont donc façonnés par cet univers et sont d’ailleurs différents dès qu’on quitte le navire. C’est ce qui différencie ces espaces des autres entreprises.
Par ailleurs, depuis les années 1970, la conteneurisation, le gigantisme des navires ainsi que l’automatisation des portiques dans les ports accélèrent les rythmes à bord et diminuent les temps d’escale, ce qui renforce ce sentiment d’univers carcéral. Les marins ont de moins en moins de possibilité de sortir lors des escales (en moyenne 72 heures pour charger/décharger un porte-conteneurs, un peu plus pour les vraquiers) et ces temps d’arrêt sont très intensifs en travail. Il arrive qu’un marin ayant embarqué pour une période de six mois ne touche pas une seule fois terre durant ce laps de temps.
Enfin, le fait de donner son passeport au commandant au moment d’embarquer (l’argument est de faciliter les démarches administratives en cas de contrôle) renforce encore l’idée de privation de liberté.
GEM – On constate une forte dimension Nord-Sud chez le personnel à bord. Pouvez-vous développer ?
CF – En effet, le bateau agit comme un microcosme au sein duquel on peut observer comment se déploie la division internationale du travail. Le recrutement de l’équipage est très ethnicisé et l’on constate une forte correspondance entre la nationalité des marins et le poste qu’ils occupent.
Le plus souvent, les donneurs d’ordre ont leur siège social dans des pays de l’OCDE. Pour ce qui concerne la main d’œuvre, le haut de la hiérarchie et les échelons supérieurs (commandants, chefs mécaniciens, second capitaine) proviennent essentiellement des pays riches.
Les postes moins qualifiés sont eux, issus du Sud, principalement de pays dont le niveau de vie est plus faible (Philippines, Madagascar, Inde). Beaucoup de bateaux naviguent sous pavillon de complaisance, ce qui permet aux armateurs de rémunérer les marins en fonction de leur pays d’origine. Le salaire moyen mensuel aux Philippines est d’environ 200 dollars, ce qui est un montant beaucoup moins élevé que la rémunération d’un travailleur hollandais ou allemand.
GEM – Cette dimension Nord-Sud se constate également au niveau des motivations du personnel à s’engager dans une carrière maritime.
CF – C’est toujours difficile de systématiser car il y a différents groupes au sein de chaque nationalité. Néanmoins, les marins français que j’ai rencontrés sont souvent issus de famille de marins, ont grandi dans des zones maritimes et rejoindre le métier était pour eux de l’ordre de l’évidence. Même s’ils se rendent compte que la réalité diffère de la représentation qu’ils s’en faisaient, ils sont bien payés et exonérés d’impôts. De plus, ils bénéficient du statut de cadre tout en ayant une véritable coupure entre le travail et la vie privée. Transparait également un côté jouissif à piloter des immenses navires, avoir un équipage sous sa responsabilité, et ce avant même d’avoir l’âge de trente ans pour certains. Certains officiers philippins ont des trajectoires similaires.
Les marins d’équipage ont un parcours plus diversifié. Ils sont souvent moins diplômés et ont rejoint la profession, parfois après avoir exercé d’autres métiers à terre. Ils voient dans la marine marchande un moyen de gagner de l’argent autrement que par la migration. J’ai notamment rencontré un Letton ayant suivi des études d’économie qui s’était engagé suite à la crise ayant touché son pays. Le métier de marin peut être très rémunérateur au regard du niveau de vie dans le pays de résidence.
GEM – Vous montrez dans votre livre comme les bateaux peuvent également être des espaces dans lesquels règne une véritable ségrégation.
CF – Cette ségrégation découle de la division du travail évoquée ci-avant. Les rapports sociaux à bord entre les groupes de marins et les officiers sont en partie ordonnés par le critère national. Des officiers philippins se retrouvent ainsi subordonnés à d’autres marins du même rang mais d’une autre nationalité. Situation analogue pour les femmes, moins nombreuses et toujours officiers. Sur ce type de navires.
Les espaces du bateau ne sont pas occupés de manière égale par toutes les nationalités. L’on remarque un endroit de restauration pour les officiers, un autre pour les marins d’équipage, etc. Il règne donc de facto une ségrégation ethno-raciale, professionnelle mais aussi de genre, les espaces de circulation n’étant pas les mêmes pour les femmes que pour les hommes. Toutes ces hiérarchies s’entrecroisent, ce qui fait du bateau un lieu très segmenté.
GEM – Le métier de marin fait-il encore rêver ? Il transparait de votre enquête une certaine nostalgie chez de nombreux marins, similaires à celle existant chez les chauffeurs routiers.
CF – Les marins regrettent le temps où les escales étaient plus longues et où ils bénéficiaient davantage d’autonomie dans leur travail. C’est surtout flagrant au sein des porte-conteneurs car ce sont dorénavant les compagnies à terre qui font les plans de chargement et de déchargement (en fonction de l’équilibre du navire, de la dangerosité de certains produits transportés, du poids des différents conteneurs, etc.). Les marins ne sont plus chargés de cette tâche et expriment le fait d’être devenus de simples exécutants. Ils ont par ailleurs un sentiment de dépossession de leur métier puisque ce sont des gens à terre qui vont organiser leur travail (vitesse des chargements, temps de travail, etc.). Les moyens de communication modernes (internet, satellite, instruments de géolocalisation, etc.) accroissent cette impression de perte de liberté car même en pleine mer, le bateau reste « proche » des employeurs via la communication quotidienne. C’est en quelque sorte un huis-clos mais ouvert sur le monde.
L’enjeu se situe donc entre la pression de faire du bateau un simple maillon de la chaine logistique d’une part. Et d’autre part les tactiques des marins pour résister à cette pression et refermer le huis-clos sur lui-même pour récupérer une marge de manœuvre personnelle (moments travaillés, loisirs, sentiment de liberté…). On ne saura jamais véritablement domestiquer la mer…
GEM – Pouvez-vous développer les difficultés auxquelles sont confrontés les syndicats de marins ?
CF – Ce secteur bénéficie de représentations syndicales parmi les plus anciennes et les plus internationalistes pour des raisons évidentes. Il a cependant été percuté de plein fouet par les pavillons de complaisance, lesquels permettent aux armateurs d’inscrire leurs bateaux dans des pays sans histoire maritime, sans droit maritime et sans syndicats maritimes. Incontestablement, cela a contribué à affaiblir le mouvement syndical des pays historiquement liés à ce secteur, souvent via leur passé colonial (États-Unis, Royaume-Uni, France, etc.).
Les choses évoluent de façon ambiguë avec le développement du syndicalisme philippin. Ce dernier est pris entre la tendance à défendre le droit des marins et celle de garantir l’employabilité des travailleurs de l’archipel (ce qui passe par des salaires moins élevés). Ce grand écart est visible jusqu’au sein de l’ITF (International Transport Forum) et donne lieu à des tensions entre des syndicats historiques mais affaiblis (en France, cela représente 13 000 marins) et leurs homologues devenus puissants mais dont l’action peut être ambivalente puisqu’ils doivent rester les premiers fournisseurs de main d’œuvre pour les armateurs du monde entier.
Cette situation produit un syndicalisme peu virulent mais ayant des effets concrets malgré tout, tels que le fait d’être interlocuteur lors des négociations internationales ou d’avoir contribué à l’existence d’une convention du travail maritime. Ce texte, établissant certes des normes a minima, a néanmoins permis l’établissement d’un cadre juridique international et a favorisé les possibilités d’inspection du travail lors des différentes escales. Il constitue donc une base de discussion pour le monde syndical et a contribué à améliorer la situation des marins.
Claire Flécher : À bord des géants des mers. Ethnographie embarquée de la logistique globalisée, Paris, La Découverte, 2023.
https://www.editionsladecouverte.fr/a_bord_des_geants_des_mers-9782348073748
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