12 août 2023 | tiré reporterre.net
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Imaginez que, mi-août, des milliers de paysannes féministes, accompagnées de femmes syndicalistes et universitaires, d’associations, affluent de toutes les provinces françaises vers l’Assemblée nationale, à Paris, pour remettre au président Macron une liste de propositions écologiques, sociales et féministes pour régénérer les territoires ruraux…
Un tel événement aura lieu au Brésil, les 15 et 16 août, comme tous les quatre ans : c’est la Marche des Margaridas (Marguerites, en français). De tous les coins du pays, plus de 100 000 « femmes des champs, des forêts et des eaux », ainsi qu’elles se présentent elles-mêmes, prendront le bus pour rejoindre le grand parc de Brasília, capitale fédérale du Brésil.
Elles y retrouveront les militant⋅es et ami⋅es de la Confédération nationale des travailleurs ruraux, agriculteurs et agricultrices familiales (la Contag) et d’une vingtaine de réseaux d’agroécologie et de mouvements féministes et ruraux.
Pendant deux jours, elles échangeront, analyseront et construiront les possibles lors de séminaires, ateliers et conférences. Puis elles déferleront ensemble le 16 août vers la place des Trois-Pouvoirs et présenteront au gouvernement des propositions politiques concrètes, à la fois sociales, écologiques et féministes, lui demandant de s’engager, avec des financements publics dédiés.
Affiche de la Marche des Margaridas 2023 : « Les Margaridas en marche pour la reconstruction du Brésil et le buen vivir ». © STTRs, FETAGs et Contag
Impressionnante, cette marche-événement n’est que la face publique de leur engagement politique. L’autre face, c’est une implication au quotidien pour construire un projet écologique et social, face à la puissance démesurée de l’agrobusiness brésilien. Vues de France, pays sous l’emprise symbolique de l’État et de ses corps intermédiaires (partis, syndicats), ces pratiques politiques populaires sont bien inspirantes…
Depuis ses débuts, en 2000, la Marche des Margaridas est un espace politique de dénonciation de l’agrobusiness, secteur économique et politique puissant dans un Brésil devenu le grenier agroalimentaire mondial.
Il articule grandes propriétés terriennes, biotechnologies, industries chimiques, capital financier et marché, et, sous le surnom de « boi » (pour bœuf), est représenté au Congrès national, l’institution suprême du Brésil — ce qui lui permet de modeler les lois en sa faveur.
« Le machisme est le pesticide dans la vie des femmes ! »
Si la Marche des Margaridas porte ce nom, c’est d’ailleurs en femmage à Margarida Maria Alves, agricultrice et première femme présidente du Syndicat des travailleurs ruraux, assassinée le 12 août 1983 par de grands propriétaires terriens, jamais condamnés.
Face à ce lobby surpuissant, les Margaridas défendent l’idée qu’il n’y a « pas d’agroécologie sans féminisme ». Symbole de leur combat, les pesticides : en 2020, sous le mandat de Jair Bolsonaro, 493 nouveaux produits agrochimiques, dont plusieurs bannis par l’Union européenne, ont été mis sur le marché ; un record mondial.
Avec ce slogan : « Le machisme est le pesticide dans la vie des femmes ! » elles dénoncent l’imbrication entre destruction du vivant et violences faites aux femmes par ces représentants d’un patriarcat blanc, autoritaire, violent que sont notamment les grands propriétaires terriens — et dont l’ex-président Jair Bolsonaro a été l’incarnation.
Outre le droit de disposer de leur corps et de leur sexualité, la lutte contre les violences de genre (2021 : une femme tuée toutes les sept heures ; un viol toutes les dix minutes) et une reconnaissance de leur travail (droits à la retraite, au syndicalisme, à la propriété des terres…), ces Margaridas demandent une reconnaissance de leurs droits à la sécurité alimentaire, hydrique et énergétique, quand tant de terres sont utilisées pour la monoculture exportatrice de soja, café, sucre, viande bovine, maïs… Notamment un droit d’accès, et d’usage, à la biodiversité reconnue comme commun, qu’il s’agisse de l’accès à la terre ou aux sources — que les grands propriétaires s’approprient parfois en achetant les terres ou en les volant.
« Sans féminisme, il n’y a pas d’agroécologie », atelier pendant la marche des Margaridas de 2015. © Héloïse Prévost
Parmi leurs autres grands chantiers de transformation, la volonté de fonder une démocratie participative. Sans une meilleure représentativité des femmes et des diverses communautés rurales dans les instances locales et nationales — elles demandent des quotas —, pas de véritable transition écologique et sociale, défendent-elles.
Pour cette raison, elles soutiennent aussi, avec le Parti des travailleurs, l’existence d’un « espace de négociation sociale », où le gouvernement discute et élabore les politiques publiques avec les mouvements sociaux. Comment ne pas rêver d’un tel espace en France pour discuter, par exemple, de la gestion de l’eau et des mégabassines ?
Dans la lignée du Mouvement des sans-terres et de leurs écoles agroécologiques, elles réclament également une éducation par et pour le milieu rural, tenant compte de son histoire, de ses besoins et de son rapport à l’environnement. Un point de vue révolutionnaire encore, qui veut ajouter à la visée universaliste de l’éducation une dimension sociale en relation avec son temps.
« Faire politique »
On l’aura compris, pour ces paysannes et militantes, faire de la politique, ce n’est pas seulement participer aux politiques publiques, mais « faire politique » depuis les territoires, en inventant pratiques nouvelles et réseaux d’échange.
Résistant aux pouvoirs locaux, qui distribuent des kits de pesticides et de semences OGM pour rallier la population rurale à l’agrobusiness, elles construisent l’agroécologie au quotidien.
Maisons de semences
Potagers pour préserver la diversité des cultures et l’alimentation familiale, protection des semences ancestrales dans des « casa di sementes » (maisons de semences) — notamment les différents types de haricot, base de l’alimentation brésilienne avec le riz —, création de marchés agroécologiques, échanges de savoir-faire, de semences, de pousses lors de rencontres paysannes, etc.
Toutes ces pratiques nourrissent un travail de réflexion collectif durant les quatre années entre les Marches. Les problématiques rencontrées sont collectivisées, puis transformées en demandes nationales, soumises à la présidence de la République à Brasília.
Ainsi la Marche est le fruit d’un travail collectif quotidien, qui redessine des possiblesà partir de l’acte de produire et de sa politisation.
Et contre toute attente, cette utopie débouche sur des changements bien réels. En 2013, les Margaridas ont participé à la création du premier Plan national d’agroécologie, sous le mandat de Dilma Rousseff, qui a notamment permis d’acter que 50 % des destinataires de l’assistance rurale seraient des femmes, et que 30 % des ressources dédiées à la ruralité seraient utilisées pour des activités indiquées par les paysannes.
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