Édition du 17 décembre 2024

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Politique canadienne

Entrevue avec le député néo-démocrate Alexandre Boulerice

Les batailles importantes ne sont pas toujours en chambre, mais à l’extérieur

2012 s’est conclue avec l’adoption in extremis de la Loi C-377 par le gouvernement conservateur. 2013 a débuté avec l’entrée en vigueur de la réforme de l’assurance emploi.

Titre Presse-toi à gauche. Article tiré du site de l’Aut’ Journal.

La dernière année a été tumultueuse au plan des relations de travail et des droits des travailleurs. À quoi s’attendre des prochains mois ? Il y aura du pain sur la planche pour l’opposition officielle à Ottawa, pour les organisations syndicales et pour la société civile en général.

C’est, à tout le moins, le constat auquel arrive le député de Rosemont- La Petite-Patrie et critique officiel du NPD en matière de travail, Alexandre Boulerice, rencontré à Montréal par l’aut’journal, en ce début d’année.

LAJ - Impossible d’aborder la question des droits des travailleurs sans revenir sur les intrusions du gouvernement Harper dans des conflits de travail, notamment par le biais de lois spéciales forçant le retour au travail des employés, comme ce fut le cas chez Postes Canada, Air Canada et le Canadian Pacifique.

« On sent qu’il y a un réflexe chez les conservateurs de nier le droit à la négociation et l’exercice légitime des moyens de pression. De leur perspective, les droits des travailleurs et des travailleuses viennent en deuxième, après les intérêts des entreprises, qui sont présentés généralement comme les intérêts de l’économie canadienne. »

Invoquer l’urgence et brimer le droit d’exercer des moyens de pression et la grève, c’est faire des présuppositions quant aux impacts.

Parce que l’impact d’un arrêt de travail sur l’économie ne se fait pas dans les trois ou six premières heures, ou même les trois premiers jours. Quand tu mets un terme à la grève aussi rapidement, tu ne laisses pas le temps aux parties d’exercer leur rapport de force, le modèle qu’on a institué au Québec et au Canada. C’est changer les règles du jeu. »

LAJ – Est-ce dire que les interventions du gouvernement chez Postes Canada et Air Canada n’étaient que des préambules aux véritables intentions des conservateurs ?

« Oui. Ça mettait la table pour l’attitude d’un gouvernement conservateur majoritaire maintenant, qui peut se permettre ça. Au bout de la ligne, il va toujours gagner ses votes en chambre. Il n’aura pas toujours l’opinion publique, mais ça, c’est notre travail. »

LAJ - Qu’est-il possible de faire pour le NPD, concrètement, compte tenu de la majorité conservatrice ?

« Les batailles importantes ne sont pas toujours en chambre, mais à l’extérieur. C’est sensibiliser et mobiliser les gens, c’est accompagner les forces vives de la société civile et pousser tous ensemble dans la même direction. Ce n’est pas en chambre qu’on va gagner un vote, mais à l’extérieur, on peut gagner des votes, ceux des citoyens et des citoyennes pour qu’ils appuient l’alternative progressiste. »

LAJ – La réforme de l’assurance-emploi fait couler beaucoup d’encre ces jours-ci. Quelles seront les suites dans ce dossier ? Doit-on s’attendre à ce que la mobilisation monte d’un cran ?

« Il faut maintenir le sujet dans l’actualité. On devrait voir des actions et de nouvelles initiatives sous peu ; le mouvement syndical s’organise, la société civile aussi.

Maintenir la pression sur le gouvernement conservateur pour les semaines et les mois à venir. Que ce soit en chambre ou à l’extérieur : des pétitions, du piquetage, des manifestations. Ça touche tellement de milliers de personnes, les travailleurs des industries saisonnières au premier chef, mais le travail saisonnier, ce n’est pas juste le crabe et la pêche, c’est considérablement plus que ça.

Télévision, cinéma, construction, tourisme, hôtellerie. J’ai rencontré un pilote d’avion qui combat des incendies de feux de forêt. C’est un travail saisonnier. L’hiver, ça ne brûle pas trop avec la neige. Les lacs sont gelés, pas moyens d’aller chercher l’eau. Quelle autre option a-t-il ?

S’il ne se trouve pas d’emploi dans une petite compagnie aérienne régionale, il devra accepter un emploi dans une autre industrie, peut-être à 100 km de chez-lui, à 70% de son salaire. Une expertise de perdue, un travail utile.

L’argument des conservateurs comme quoi il y a des emplois disponibles, c’est souvent qu’il n’y a personne de formé pour les occuper. Pour nous, une vraie réforme, une perspective intelligente pour faire travailler les gens et combler les besoins des entreprises, ça serait plutôt un programme où on va former des gens.

On ne s’improvise pas opérateur de machinerie lourde, même si il y a des besoins. Ça nécessite une formation, mais ça, ce n’est pas sur la table, pas dans le discours.

On sait que pour chaque emploi disponible, il y a cinq chômeurs, même si on trouve un chômeur au bon endroit avec les qualifications requises pour occuper ces emplois, il reste quand même quatre chômeurs. Ce n’est pas seulement en les informant des emplois disponibles qu’on va les aider.

LAJ - Est-il vraiment possible que le gouvernement fasse marche arrière ?

« Il y a toujours moyen de faire reculer un gouvernement. Mais ce n’est pas un gouvernement particulièrement à l’écoute et ils sont majoritaires. Mais Harper a fini par accepter de rencontrer les chefs autochtones.

Il faut les mettre dans une position intenable, avec des cas précis. Par exemple, devoir accepter un travail à une heure de route, si tu es à l’extérieur de Montréal et qu’il n’y a pas de transport en commun. Tu ne vas pas t’acheter une voiture pour aller travailler loin de chez-vous à 70% de ton salaire !

Peut-être, dans un an, verra-t-on que ces mesures n’ont pas eu les effets escomptés et que les besoins ne sont pas comblés. Mais à quel prix ? Entre-temps, il y a des drames humains qui se vivent, des familles qui écopent. C’est anti-travailleur comme perspective. »

LAJ – Que pensez-vous de la stratégie syndicale pour contrer C-377 ? Les syndicats ont-ils sous estimé les intentions du gouvernement ?

« Je pense que c’était une bonne idée de faire flancher les conservateurs plus réticents à cette intrusion dans les affaires privées d’organismes indépendants dans la société civiles, par exemple quelques libertariens auprès desquels on pouvait jouer l’aspect "big brother". On a tenté d’utiliser ce filon. Ça fonctionné, mais pas suffisamment.

Je pense que le sentiment antisyndical dans le parti conservateur est plus répandu et plus profond qu’on ne pouvait l’imaginer il y a deux ans. C’est comme si c’était le "Reform Party" qui avait gagné. »

LAJ – Quels seront les suites de C-377 au cours des prochains mois ?

« C-377 est dangereux et sera coûteux pour les citoyens. C’est un monstre bureaucratique. 25 000 organisations qui vont devoir rendre des rapports extrêmement détaillés sur leurs finances, leurs investissements, leurs placements, les salaires, les contrats donnés à des fournisseurs externes. Ça va prendre du temps pour entrer ces données. Attendez de voir la facture !

C’était clair, même en comité parlementaire, que les conservateurs se moquent qu’un syndicat soit bien géré ou pas. Ce qu’ils veulent savoir, c’est combien d’argent est dépensé dans l’action politique. C’est ça qui les dérange. »

LAJ – Les syndicats doivent-ils se préparer à faire face à une législation de type « right to work », comme aux États-Unis ?

« Peut-être. C’est un danger réel. Comment serait-il exprimé ou libellé ? Ça reste encore à voir. Mais, C-377 était la pierre d’assise nécessaire pour que les gens de droite aient l’information et les chiffres sur ce que les syndicats consacrent à des campagnes d’information et de sensibilisation.

Les forcer à ouvrir leurs livres pour avoir accès à ce qu’ils ont dépensé en représentation, en publicité, en frais d’avocat, en libérations syndicales, pour l’organisation de campagnes.

Ma crainte, c’est que les médias et les journaux populistes de droite utilisent ça pour faire campagne et faire du salissage sur le dos des organisations ouvrières. Puis, comme le député Poilievre l’a fait à plusieurs reprises, laisser entendre que les travailleurs qui le souhaitent n’aient plus à payer de cotisations syndicales.

[Le député Pierre Poilievre, député de Nepean-Carleton, dans la région d’Ottawa, a déjà déclaré qu’il était prêt à appuyer une législation en ce sens. À son avis, les travailleurs ne devraient pas être obligés de verser des cotisations à des syndicats qui défendent des causes avec lesquelles ils ne sont pas d’accord.]

Pour le travailleur qui ne s’informe pas trop, ce qu’on lui envoie comme message dans les médias, c’est : "pourquoi les syndicats ne dévoileraient pas leurs états financiers comme les organismes de charité ?", mais c’est bien plus compliqué que ça. »

LAJ – Un projet de loi privé en ce sens, qui s’attaquerait à l’action politique des syndicats et aux cotisations syndicales, pourrait donc être amené par la bande, comme C-377, pour prendre la température de l’eau et plonger si elle est bonne ?

« Mon sentiment, c’est que c’est ça.

Mais C-377 n’est pas en application. Il doit passer par le Sénat, ce qui pourrait être long, particulièrement s’il y a un peu de travail d’obstruction.

On sait que ça va passer, mais on ne sait pas quand. S’ajoute aussi au délai la mise en application de cette loi. Le délai pourrait donc nous amener proches des élections et faire en sorte que les conservateurs n’aient pas pu bénéficier des données pour faire un travail de propagande antisyndicale.

Ça pourrait donc aussi retarder l’arrivée d’une sorte de "right to work legislation" qui serait une version peut-être un peu édulcorée de ce qu’on connaît aux États-Unis, mais quand même. Ils [les conservateurs] ont besoin des données pour le justifier, pour argumenter. »

LAJ - Personne ne craint une attaque frontale à la formule Rand, directement ?

« On ne dit pas qu’ils ne le feront jamais ! Mais je pense que le contrecoup serait, pour l’instant, au Canada et au Québec, tellement grand, ce serait une bataille épique ; les organisations syndicales lutteraient pour leur survie pratiquement. Je ne suis pas convaincu que Harper veut, à ce moment-ci, se lancer là-dedans.

C’est la stratégie du gouvernement Harper d’opérer de profonds changements, petit à petit, en jouant les bonnes cartes au bon moment. Mais, au final, il y a un changement fondamental. »

LAJ - Advenant que le gouvernement passe un projet de loi tel que supporté par le député Poilievre, la prochaine étape serait la formule Rand ?

« S’ils étaient réélus, ils pourraient frapper fort, vraiment fort. »

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