Cela peut sembler contradictoire. Après tout, le gouvernement Harper, en gros, correspondait aux attentes du 1 %. Ceux qui vivent au-dessus de tout le monde étaient bien contents avec la restructuration de l’économie (l’axe Toronto-Calgary, la financiarisation, l’assaut contre les conditions de vie des salarié-es, le massacre de la fonction publique, les politiques de libre-échange tout azimut, etc.). Bref, sur le « fondamental », Harper a complété la job que les Libéraux ont entrepris dans les années 1990. Mais après 10 ans de Harperisme, on a pensé, dans les officines du « vrai » pouvoir » (qui n’est pas le Parlement) qu’il fallait passer à « autre chose ». Et ce n’est pas un hasard que le Globe and Mail, l’« intellectuel organique » de la bourgeoisie canadienne, a dit que la solution, c’était le PC, mais sans Harper.
En effet, les secteurs « intelligents » du 1 % n’étaient pas tous confortables avec le côté « sulfureux » de ce gouvernement, sa tendance aux « excès », son côté moralisateur-religieux, sa corruption généralisée et sa tendance à passer par-dessus les droits et conventions. La posture « Red Neck » n’était pas confortable pour les richissimes élites de Toronto, Vancouver, Montréal et même de Calgary, qui sont tellement contents d’appartenir au jetset international et d’être abonnés à la section VIP de leurs musées des beaux-arts. Également, on pouvait avoir peur, juste un peu, que la grogne anti-Harper (à peine soutenu, souvenons-en par 25 % de la population) pourrait se transformer en un réel vent de contestation. Et c’est donc comme cela qu’on peut expliquer le changement d’attitude. Cependant, l’élite s’est assurée que la « transition » se fasse bien. Pour cela, on a pensé à un « plan B », organisé autour de Justin Trudeau et du « nouveau » Parti libéral du Canada (PLC).
Il n’y a rien de bien « nouveau » dans ce plan sinon la figure d’un jeune aux idées plutôt nébuleuses (s’il en a) visiblement capable de bien jouer son rôle, comme un acteur de deuxième ordre à Hollywood (c’est probablement la carrière qui lui aurait mieux correspondu). Sur le reste, on a le « bon vieux » PLC, le même qui en 1993 avait « oublié » ses promesses en acceptant les termes de l’Accord de libre échange (ALÉNA), en imposant l’austérité à tout le monde (aux chômeurs, à la fonction publique, à l’environnement, au développement international, aux transferts vers les provinces). En parallèle, c’est ce gouvernement qui a préparé une des plus grosses fraudes de la (triste) histoire politique canadienne lors du référendum de 1995. Vers la fin de son dernier mandat, sentant le vent tourner, Jean Chrétien avait refusé d’embarquer sur la « ligne de front » de la guerre de Bush (il y avait 250 000 personnes dans les rues de Montréal contre cela), tout en acceptant de servir de supplétif aux États-Unis en Afghanistan et en Irak.
Aujourd’hui, le « nouveau » PLC, après 10 ans de purgatoire, s’apprête à gouverner en fonction des attentes du 1 %, ce qui pourrait comporter, en gros, les éléments suivants :
– Assurer l’acceptation et la réalisation des nouveaux traités de libre-échange avec l’Asie et l’Europe. Ces ententes ont peu à voir avec le commerce, mais beaucoup avec le nivellement par le bas des conditions dans lesquelles s’organisent l’économie et la société. Les gouvernements se mettent alors volontairement dans une prison néolibérale et peuvent dire au bon peuple : « on n’a pas le choix », il faut accélérer la « restructuration » qui annonce un tas de mauvaises nouvelles pour les couches populaires et moyennes.
– Continuer, sous d’autres formes, la participation canadienne à la « guerre sans fin ». Tout le monde est d’accord, y compris l’armée canadienne, qu’on n’a pas besoin de faire les fanfarons avec des vieux F-18 de plus en plus dépassés dans le nouvel élan techno-militariste. Revenir aux « bonnes vieilles » pratiques d’interventions en deuxième ligne, pour maintenir la subjugation des peuples (quitte à le faire au nom de la « paix ») est la voie à suivre, ce qui fera tout à fait l’affaire de nos « amis » américains et qui permettra de revenir faire de beaux discours à l’ONU.
– Garder le cap sur l’austérité néolibérale, quitte à l’adoucir ici et là, au nom de la « bonne gestion », ce qui implique parfois d’accepter des déficits (des tas d’États capitalistes le font) pour maintenir à flot, avec l’argent du peuple, l’économie vacillante. Ainsi, les investissements dans les infrastructures vont créer des emplois temporaires et donc alléger le déclin à long terme des conditions de vie et de travail des gens dont les emplois de meilleure qualité (dans l’industrie manufacturière et la fonction publique) sont éliminés dans la « logique » de la mondialisation. De toute façon, Justin dira, comme tous les autres avant lui, qu’il a « découvert » qu’il y avait moins d’argent que prévu, qu’il faut rembourser les dettes, et donc qu’on ne peut pas trop s’avancer, etc. On a vu ce film 1000 fois.
– Préserver l’alignement des politiques en faveur du secteur extractiviste, quitte à imposer quelques contrôles supplémentaires pour faire semblant de protéger l’environnement. Ajouter à cela le retour du Canada dans un cadre international totalement disloqué comme cela sera sans doute le cas à la prochaine COP-21 à Paris, ce qui permettra au « nouveau » Canada de se ranger dans les fausses solutions comme le « marché du carbone ».
– Pratiquer un nouveau style de gouvernance, à contre-courant du style agressif des Conservateurs, avec beaucoup d’entourloupettes, de gros becs aux bébés et de participation aux pique-niques, avec une certaine positivité envers les secteurs culturels, tellement maltraités sous Harper. Sur le fonds cependant, s’assurer de perpétuer la centralisation du pouvoir autour du « PMO » (le bureau du premier ministre), le plus possible dans l’opacité.
– Garder un œil attentif contre les dérangeurs de l’ordre public, autochtones y compris. Amender légèrement les législations liberticides, tout en préservant l’essentiel, c’est-à-dire l’élargissement de lois et règlements qui peu à peu construisent une sorte d’État d’exception permanent.
– Maintenir la pression contre le Québec, en alliance avec la voyoucratie québécoise du gouvernement provincial et des grandes villes, auquel Québec inc, malgré les tentatives de PKP, est fier d’appartenir. À vrai dire, Trudeau et ses spins pensent qu’on n’a pas besoin de parler d’un « fédéralisme d’ouverture », puisque la « menace souverainiste » est remise à beaucoup plus tard (merci au PQ). En attendant, il n’y aura pas beaucoup de compromis, si ce n’est que de donner quelques strapontins en faisant semblant de discuter au « Conseil de la fédération » et d’autres lieux insignifiants du même genre, tout en continuant, dans la « bonne vieille » tradition du PLC, à centraliser le pouvoir, y compris dans des domaines de juridiction provinciale (la santé, l’éducation, l’immigration, etc.). On ne craint pas beaucoup le PQ qui s’aligne pour se réfugier dans l’autonomisme en jetant le bébé avec l’eau du bain.
Dernier élément du « package » : faire en sorte que l’opposition soit confinée dans les limites étroites du parlementarisme colonial, acceptant pour l’essentiel les règles du jeu, se tenant loin des mouvements populaires, quitte à faire de temps en temps (mais pas souvent) quelques coups de gueule. Alors c’est ce qu’on a avec le NPD « mulcair-isé » d’une part, et un Parti conservateur tétanisé d’autre part, ce qui fera du cirque parlementaire à Ottawa un spectacle endormant (à moins que Trudeau ne fasse de grosses erreurs, ce qui est toujours possible compte tenu de la horde de voleurs qui se tient dans les coulisses du pouvoir).
Avec tout cela espèrent les dominants, on pourra continuer les « bonnes affaires », en évitant de penser à quelques « petites » questions :
– Le capitalisme mondial, non seulement n’a pas surmonté le crash de 2008, mais s’apprête à vivre d’autres grandes turbulences. En 2008, Wall Street avec l’aide d’Obama et de l’Union européenne a refilé la facture aux masses. Est-ce que cela sera encore possible ?
– La « guerre sans fin » est engouffrée dans un chaos inextricable, ce qui fait que l’Empire américain, déjà en déclin, subit humiliation après humiliation aux mains de ses vrais concurrents qui sont les pays dits « émergents », la Russie et la Chine en tête. Qui va payer cette facture ?
– Les systèmes de gouvernance sont de plus en plus discrédités, d’où toutes sortes de « pathologies », dont le désengagement citoyen à l’endroit des institutions (ce qu’a masqué temporairement la plus grande participation aux élections du 19 octobre, essentiellement parce que trop de monde voulait simplement éviter le « pire », c’est-à-dire Harper). Jusqu’où cela va aller ?
– Dans les mouvements populaires, ça brasse, ça remue, ça cherche. On n’a pas encore trouvé la formule, ce qui permet à certains secteurs traditionnels de se contenter de négocier des miettes avec ceux qui sont le « moins pires » (c’était le mot d’ordre des syndicats canadiens lors de l’élection). Est-ce que le vent actuel va devenir une tempête ?