Édition du 18 juin 2024

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Le capitalisme attise la compétition entre les territoires

Le géographe montre que notre système économique fonctionne grâce aux écarts entre des lieux puissants et des périphéries appauvries. Pour lutter contre ces inégalités, il prône la multiplication de petits territoires autonomes et collaboratifs, dont les ZAD sont un bon exemple.

Interview parue dans Libération du 26 janvier 2020.

Interview

Renaud Duterme : « Le capitalisme attise la compétition entre les territoires »

28 janvier par Renaud Duterme , Catherine Calvet , Thibaut Sardier
tiré de Objet : [CADTM-Infolettre] Sud, Nord, banques centrales, retraites, migrations...

De révolution industrielle en période coloniale, de crise de 1929 en Trente Glorieuses, on connaît par cœur l’histoire du capitalisme. Mais que sait-on de ses logiques territoriales, des rapports entre espaces dominants du grand capital et de la mondialisation, et territoires pillés ou délaissés ? Convoquant une littérature scientifique abondante (surtout chez les Anglo-Saxons), le jeune géographe belge Renaud Duterme propose une synthèse incisive intitulée Petit Manuel pour une géographie de combat (La Découverte, 2020). Refusant les étiquettes tout en assumant un côté militant - il est membre du Comité pour l’abolition des dettes légitimes qui ambitionne d’annuler la dette du tiers-monde -, il montre comment l’urbanisation et les difficultés des territoires ruraux, la déforestation de l’Amazonie ou la persistance d’écarts de développement entre « Nords » et « Suds » s’expliquent par le fonctionnement de notre système économique, qui a besoin de maintenir des écarts entre des lieux puissants et des territoires dépendants.

Parler de capitalisme mondialisé, c’est souvent évoquer des institutions comme les fonds de pension sans ancrage territorial. Comment les relier à la géographie ?

Ces acteurs économiques, chefs d’entreprise comme pouvoirs publics, mettent en concurrence les territoires et promettent des investissements à ceux qui seront les plus attractifs. Autrement dit, les collectivités territoriales constituent une sorte de marché des territoires et sont obligées d’être en concurrence les unes avec les autres. C’est ce que j’appelle la lutte des lieux : il faut attirer les grands centres commerciaux, les grands événements internationaux, sportifs ou commerciaux… A chaque fois, le décideur politique fait miroiter des effets positifs sur la croissance locale, promet des effets de « ruissellement ». Mais quand on regarde a posteriori, les résultats réels sont très loin de ceux qui étaient promis, comme on l’a vu au Brésil ou en Grèce après les Jeux olympiques.

Donc, la croissance a toujours des conséquences spatiales ?

Quand on parle de croissance économique, on parle forcément d’expansion territoriale vers de nouveaux territoires qui entrent peu à peu dans un fonctionnement capitaliste. D’abord, ces territoires fournissent des matières premières : on pense notamment à de nombreux pays du continent africain, qui exportent pétrole, métaux, café, cacao, etc. Mais ils servent aussi à écouler la marchandise produite puisqu’ils constituent progressivement de nouveaux marchés. La main-d’œuvre est à la fois productrice et consommatrice des biens fabriqués. Cette logique s’applique aujourd’hui comme elle fonctionnait avec la colonisation européenne qui a mis fin à des systèmes d’autoproduction permettant aux habitants de ne pas être dépendants du marché. C’est aussi le cas de l’accaparement des terres communales - les fameuses enclosures - à partir du XVIe siècle au Royaume-Uni. Elles ont mis dehors des dizaines de milliers de paysans anglais qui bénéficiaient de l’usage de ces terres communes. Cela les a forcés à travailler pour l’industrie, et donc à devenir dépendants du marché.

Le capitalisme oppose-t-il systématiquement des centres puissants et des périphéries affaiblies et dépendantes ?

Comme tout modèle, celui-ci a des limites, mais il est en effet pertinent. Le capitalisme attise la compétition entre les territoires. Il crée en permanence des centres de pouvoir - à l’échelle mondiale, ce sont des métropoles, comme New York, Pékin ou Londres -, mais aussi des périphéries où sont exportés les surplus et où se trouvent des ressources humaines ou naturelles à moindre coût. Le modèle centre-périphérie explique non seulement très bien les rapports Nord-Sud à l’échelle globale. Mais il s’applique également à d’autres niveaux. A l’échelle continentale, le Brésil domine l’Amérique latine ; à l’échelle nationale, les côtes des Etats-Unis l’emportent sur l’intérieur du pays ; à l’échelle d’une région, Paris impose sa puissance au reste de l’Ile-de-France. Même en Belgique, on a cette relation centre-périphérie entre une Flandre relativement prospère et bien intégrée dans les flux de la mondialisation et une Wallonie plus désindustrialisée.

Mais il existe des mécanismes de redistribution…

La redistribution va à l’encontre du système capitaliste, elle freine certaines inégalités territoriales. Celles-ci sont donc beaucoup plus graves dans des pays anglo-saxons, comme le Royaume-Uni, qui n’ont pas cette logique de redistribution, contrairement à la France ou à la Belgique… Pas parce que les gouvernements sont plus vertueux, mais parce qu’il reste une puissance syndicale et une certaine idée de la justice sociale au sein de la population. Cependant, cette redistribution est loin d’être suffisante.

Est-ce dans les périphéries que se développent des mouvements dits populistes ?

Je n’aime pas beaucoup ce mot, il appartient plus au registre du jugement qu’à celui de l’analyse. Il y a des territoires gagnants et des territoires perdants de la mondialisation. Il est facile, après, de dénoncer les perdants comme populistes. Si on veut comprendre les élections de Trump ou de Bolsonaro, condamner ou mépriser leur électorat ne suffira pas. Il faut comprendre que le monde valorise l’hypermobilité. Les personnes qui n’en ont pas l’envie, ou pas les moyens, sont stigmatisées et considérées comme des péquenauds. On l’a vu face aux gilets jaunes, et plus encore dans l’électorat de Donald Trump. On a considéré ces gens comme des ignares, mais quand on regarde d’anciens bassins charbonniers, comme les Appalaches, on voit que les gens ont tout perdu, et dans un pays comme les Etats-Unis, où il y a moins d’amortisseurs sociaux, on vote Trump car c’est la seule perspective d’avenir que l’on voit. A tort, évidemment.

Que pensez-vous des travaux du géographe Christophe Guilluy sur la notion de périphérie, souvent critiqués ?


Je souscris à la thèse d’un abandon de zones périphériques, et je trouve intéressante l’idée de mépris et de méconnaissance des personnes qui y vivent de la part des élites métropolitaines, qui font preuve soit de condescendance soit de paternalisme. J’enseigne actuellement dans une zone rurale de Belgique. Hors de la proximité avec le Luxembourg, il n’y a pas grand-chose en termes d’emplois et de services publics. Le mépris se ressent alors autour des questions de mobilité : tout se passe dans les grandes villes, et si vous ne pouvez pas vous déplacer, il n’y a quasiment plus rien, même des distributeurs de billets ferment en Belgique ! De plus, Guilluy comprend - sans l’excuser - la méfiance de ces gens vis-à-vis de l’immigration. Je suis pour ma part internationaliste, contre les idées nauséabondes sur cette question, mais je peux comprendre que certaines populations s’inquiètent des migrations. L’immigré est beaucoup plus vu comme responsable de la situation de chacun que le fonds d’investissement qui a décidé de délocaliser la production. Sans compter que parmi les habitants des villes, les élites urbaines ne ressentent pas les effets de l’immigration ; elles vivent dans des quartiers relativement « préservés ». Il y a aussi la crainte de se sentir minoritaire qui est très présente. Au Royaume-Uni, il semble que cela ait été un facteur important du vote en faveur du Brexit. Ne pas admettre cette peur d’être minoritaire en stigmatisant les gens n’est pas la bonne méthode, et va les pousser dans les bras de partis extrêmes.

En se déployant partout dans le monde, le capitalisme ne pourra plus investir de nouvelles périphéries. Cela va-t-il conduire à sa fin ?


Les crises qui se succèdent depuis les années 70 montrent qu’il devient difficile de résoudre certaines contradictions inhérentes au capitalisme, comme la nécessité d’une surproduction que l’on ne parvient pourtant plus à écouler, même avec la croissance des pays émergents ou la ruine des écosystèmes. Des pays comme le Brésil se sont essoufflés, et la logique consistant à défricher la forêt pour poursuivre le développement de l’agriculture n’apporte qu’une croissance économique temporaire et inégalitaire. A long terme, cela mènera à un effondrement du capitalisme. Mais d’ici là, l’épuisement de notre planète n’est qu’une crise de plus, qui constitue plutôt une opportunité pour le capitalisme, comme l’évoque la canadienne Naomi Klein en parlant de capitalisme du désastre. On peut analyser avec ce prisme la situation de Porto Rico : cette petite île, qui subit déjà un statut semi-colonial vis-à-vis des Etats-Unis, a été dévastée par plusieurs catastrophes environnementales. Elle est aujourd’hui rachetée par de riches Américains qui en ont un paradis fiscal et qui privatisent petit à petit tous les services.

Comment s’opposer à cette logique ? Cela passe-t-il prioritairement par des mobilisations locales ou par une lutte dans les grandes instances internationales ?

La géographie permet de montrer comment s’articulent des rapports de force de l’échelle locale à l’échelle globale. Faire le lien entre ces deux échelles d’action
est la condition de l’efficacité d’une lutte pour plus de justice ou pour un meilleur environnement. On ne peut pas prendre des mesures écologiques localement sans remettre en question des traités internationaux. Il n’y aura pas de revalorisation d’une agriculture raisonnable et rurale sans s’interroger sur les traités de libre-échange déjà signés, que ce soit le Ceta ou l’accord Mercosur-UE. La transition écologique nécessitera des investissements publics importants, il faudra alors de nouveau s’interroger sur la dette. Il faudra remettre en question des engagements pris auprès d’instances internationales, comme l’Union européenne par exemple. Contre le capitalisme, il faut articuler la lutte des classes et la lutte des lieux, envisager la coopération avec d’autres lieux qui connaissent les mêmes problèmes. C’est pour cela que je parle d’autonomie territoriale. Il ne s’agit pas d’autarcie, mais une autonomie en matière d’alimentation, d’énergie, dans un esprit de coopération avec d’autres. Il faut créer des liens entre le mouvement des gilets jaunes et celui des retraites, mais aussi avec des luttes plus urbaines pour la gratuité des transports collectifs, les contrôles des loyers. Il ne faut pas fragmenter les enjeux en disant que certains sont propres aux villes, d’autres à la ruralité. Il faut montrer qu’ils ne sont pas si différents que cela.

Pour vous, quels sont les lieux qui expérimentent cette autonomie ?

J’aime l’idée de municipalisme libertaire de l’Américain Murray Bookchin, qui lui-même se fondait sur des idées plus anciennes. Il y a aussi toutes les expériences de ZAD. Même si, à mon sens, leur problème est peut-être de se couper un peu trop des réalités locales. Ce sont souvent des gens extérieurs, des étudiants, qui peuvent être éloignés des populations locales. Par conséquent, la réappropriation par ces dernières des décisions les concernant est une condition indispensable à cette autonomie.

Renaud Duterme, Petit manuel pour une géographie de combat La Découverte, 208 pp., 14 €.

Bernard Duterme

Auteur pour le site Reporterre (France).

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