Le mouvement Tea Party a cinq ans et il se porte bien. Il n’en est pas peu fier, étant donné l’hostilité qu’il déclenche. Sa mort a été plusieurs fois annoncée. Les tactiques simplistes de ses élus, consistant à s’opposer à tout compromis politique, quitte à enrayer la machine parlementaire américaine, font rager les stratèges de Washington. Ils sont souvent tournés en dérision par l’intelligensia américaine, notamment sur la côte est où se situent la plupart des médias libéraux du pays, qui ne rechignent pas à les présenter comme une poignée de réactionnaires hystériques, blancs et vieillissants, venant de contrées lointaines, à savoir du sud des États-Unis.
Impossible pourtant de minimiser la percée du Tea Party. D’un mouvement citoyen de révolte né spontanément après l’élection de Barack Obama, début 2009, le Tea Party s`est structuré. Il est devenu une force politique reposant sur une base militante survoltée et des élus motivés, capables de tirer le parti républicain de plus en plus à droite, comme nous le montre la campagne électorale en cours, en vue des élections du 4 novembre.
Ces élections sont particulièrement importantes pour le parti républicain puisqu’il pourrait obtenir une majorité de sièges au Sénat (les démocrates y sont actuellement majoritaires), tout en gardant une majorité de sièges à la Chambre des représentants (déjà acquise depuis 2010). Ce qui laisserait seulement la Maison Blanche aux démocrates. Si des experts de tous bords tablent sur cette configuration, c’est que l’explication est avant tout mathématique : trente-trois sièges de sénateurs sont à pourvoir ; il n en manque que six aux républicains pour obtenir une majorité ; leurs sièges sont déjà quasiment assurés dans trois États et la course est extrêmement serrée dans trois autres.
Les projecteurs sont donc braqués sur le camp républicain et par extension sur sa frange la plus radicale, les fauteurs de trouble à Washington, le fameux Tea Party.
Depuis sa naissance en 2009, le Tea Party est avant tout un mouvement de protestation, local, fourre-tout, porté par une base militante très conservatrice qui estime que le pays court à sa perte. Sa colère se dirige surtout vers Washington, centre et symbole du pouvoir fédéral. Se fondant sur divers écrits de penseurs conservateurs, comme ceux d’Ayn Rand, les militants du Tea Party estiment que la taille du gouvernement doit être impérativement diminuée, les impôts abaissés, l’État providence démantelé. Ils sont obsédés par le niveau de la dette publique, preuve selon eux de la gestion financière catastrophique des autorités fédérales, et souhaitent que toutes les dépenses publiques soient réduites, à l’exception des dépenses militaires. Ils abhorrent la réforme de la santé entreprise par Barack Obama, jugée coûteuse et intrusive, et souhaiteraient qu’elle soit abolie.
Le mouvement compte des militants de type libertarien, qui estiment que l’État ne doit en aucun cas se mêler des choix de vie des Américains. Il y a d’autre part les ultraconservateurs, généralement chrétiens, opposés au mariage gay, au droit à l’avortement, voire à la pilule contraceptive, hermétiques au féminisme aussi bien qu’à la problématique du dérèglement climatique.
Le sociologue Christopher Parker, co-auteur de l’ouvrage Change what they can’t believe in : the Tea Party and reactionnary politics in America (2013), définit ainsi le Tea Party comme un mouvement réactionnaire, déclenché par l’élection de Barack Obama et rejetant tout ce que représente ce président : « Un président noir dont l’équipe est composée de nombreuses femmes ; une élite qui débat du mariage homosexuel et se montre ouverte à une réforme des lois encadrant l’immigration, nous explique-t-il. La différence les gêne, ainsi que le changement. Ils protègent leur définition de l’identité américaine, blanche, hétérosexuelle, chrétienne. C est une vision assez manichéenne et rigide du monde, ne laissant pas de place au compromis », poursuit-il. Cette « vision du monde » est nourrie et entretenue par des médias conservateurs à l’idéologie très marquée à droite, tels que la chaîne Fox News. Selon les données collectées par Christopher Parker entre 2011 et 2013, 60% des militants Tea Party ont pour seule source d’information Fox News.
De réunions de quartier en manifestations anti-Washington, cette base militante s est rapidement professionnalisée. Dès 2009, des réseaux de financement et de lobbying Tea Party apparaissent (parmi lesquels les groupes nationaux Tea Party Express, FreedomWorks ou Tea Party Patriots), qui permettent d’influencer les scrutins locaux. Des candidats républicains commencent à revendiquer leur appartenance au mouvement. Et cela fonctionne.
Lors des élections de novembre 2010, non seulement le parti républicain obtient une majorité de sièges à la Chambre gênant Obama et le camp démocrate, qui se retrouvent dès lors en situation assimilable à de la cohabitation , mais les premiers élus républicains à l’étiquette Tea Party font leur entrée au Congrès. Entre autres, Michele Bachmann est élue représentante du Minnesota, Marco Rubio pour la Floride et Scott Brown pour le Massachusetts. Rand Paul devient sénateur du Kentucky. Deux ans plus tard, aux élections de novembre 2012, le Tea Party se maintient et gagne même quelques sièges au Sénat, notamment celui de Ted Cruz, du Texas. Tous sont devenus des piliers du mouvement. Ted Cruz et Rand Paul font même désormais figure de présidentiables républicains (dans la perspective des élections présidentielles de 2016).
Aujourd’hui, 48 élus républicains forment officiellement le groupe parlementaire dit Tea Party caucus à la Chambre et au Sénat (ils font partie des 234 élus républicains de la Chambre, contre 201 démocrates, et des 45 sénateurs républicains, contre 53 démocrates). Mais le décompte des élus de sensibilité Tea Party est plus complexe que cela. Et ce flou artistique qui entoure actuellement les parlementaires républicains ne simplifie d’ailleurs pas la tâche des politologues et des médias. Si l’on s’en tient aux classements réalisés par le Washington Post et Slate, nous pouvons estimer qu’il y a près de 75 élus républicains de sensibilité Tea Party à la Chambre et une douzaine au Sénat.
À Washington, ils se distinguent avant tout par leur posture de confrontation, tant à l’égard des cadres du parti républicain jugés trop mous que du parti démocrate. Autrement dit, ils ont tendance à refuser de voter des lois quand bien même elles seraient soutenues par leur parti, et préfèrent toujours l’opposition au compromis. Ce qui aboutit aux blocages politiques que nous avons déjà décrits à de nombreuses reprises, puisque dans la situation de cohabitation actuelle (un président démocrate, une Chambre républicaine, un Sénat démocrate), seul un effort de compromis entre les camps républicains et démocrates peut permettre de légiférer !
Depuis 2011, ils se sont opposés à plusieurs lois phares, qui n ont donc pas pu être entérinées. Ce fut le cas de la loi sur l’agriculture, en juin 2013, rejetée au motif que la réduction des aides diverses prévue par cette loi était insuffisante. Quelques semaines plus tard, ils refusaient de voter le relèvement du plafond de la dette, espèrant faire ainsi pression sur les démocrates pour qu’ils revoient à la baisse le financement de la réforme de la santé d’Obama. Ce désaccord sur la politique budgétaire devait déclencher le shutdown, la fermeture partielle du gouvernement fédéral, qui dura seize jours.
Quand des élus républicains, tel le sénateur Mitch Mc Connell, proposent des solutions pour sortir de la crise, ils sont conspués et considérés comme de véritables traîtres. Ces élus acquis au Tea Party ont aussi refusé de renouveler une loi condamnant les violences faites aux femmes, mais n’ont pas été assez nombreux pour empêcher son passage. Cet été, ils sont montés au créneau contre la réforme des lois encadrant l’immigration (notamment la régularisation de millions d’immigrants illégaux) souhaitée par Barack Obama et votée par le Sénat à majorité démocrate. Ils ont refusé tout compromis, sans se soucier des avertissements de John Boehner, le chef de file des républicains au Congrès, estimant qu’une telle inaction pouvait nuire aux perspectives électorales du parti.
C’ est bien cela qui se joue désormais : un affrontement continuel entre l’establishment républicain et les « insurgés » du Tea Party, tel que nous les décrit Sal Russo, à la tête du groupe Tea Party Express qu’il dirige depuis la Californie, « loin de Washington ». Et de l’avis de politologues, ces derniers sont en train de remporter une bataille : ils réussissent à influencer l’idéologie du parti républicain, en le tirant à droite. Ce fut particulièrement visible lors des élections primaires, qui se sont tenues entre mars et septembre, en vue des élections de mi-mandat du 4 novembre prochain.
Les primaires constituent le terrain de jeu favori du Tea Party. C est une élection cruciale, mais qui n intéresse quasiment personne sauf les électeurs les plus motivés, voire exaltés. Le taux de participation tourne autour de 15% ! Du côté républicain, cela représente la base militante la plus conservatrice, la plus encline à choisir un candidat radical plutôt qu’un républicain modéré.
Au cours des derniers mois, les politologues Jill Lawrence et Walter Shapiro ont donc scruté et analysé 63 élections primaires républicaines et démocrates, ouvrant la voie à une candidature à la Chambre. La conclusion de leur enquête (publiée ici par la Brookings Institution) est tranchée : « Chez les républicains, le Tea Party est le grand vainqueur. »
Cette victoire ne se mesure pas en nombre de sièges potentiels : s’ il est encore trop tôt pour avoir une idée claire de l’issue de l’élection de novembre, les projections indiquent que le nombre d’élus à l’étiquette Tea Party ne devrait pas augmenter, seulement se maintenir. Lors des primaires, certains élus ont déjà perdu leur place à la faveur de candidats républicains plus modérés, tandis que de nouveaux candidats Tea Party ont fait leur entrée dans l’arène politique.
David Brat a ainsi remporté une surprenante victoire en juin dernier, lors de primaires en Virginie. Ce jeune inconnu, soutenu et financé par le Tea Party, a sorti Eric Cantor, poids lourd du parti, leader du groupe républicain à la Chambre, élu de Virginie depuis 2001 et soutenu depuis toujours par la chambre de commerce. Citons encore la victoire du pasteur et candidat Tea Party Jody Hice en Géorgie, qui a remporté la primaire en militant notamment pour l’abolition de l’IRS (le Fisc américain) et la réforme du droit du sol (afin que les enfants nés sur le sol américain ne soient pas automatiquement américains). La Géorgie devient ainsi un État du sud de plus en plus solidement ancré au Tea Party, comme nous le racontions ici en octobre 2013.
Mais la victoire du Tea Party dont parlent Jill Lawrence et Walter Shapiro est plus profonde que cela, c est une victoire idéologique. Afin de remporter les primaires et de rester dans la course, comme l’ont observé les politologues, les candidats de l’establishment républicain ont eu tendance à abandonner leurs thèmes de campagne habituels promettre des politiques économiques favorables aux chefs d’entreprise, par exemple pour jouer le jeu du Tea Party.
« Pour les élus républicains, adopter le ton et la rhétorique du Tea Party devient la voie la plus sûre pour garder son siège. Il ne faut surtout rien dire de positif sur l’Obamacare, ne surtout pas parler de dérèglement climatique. On est en présence d’une rhétorique enflammée. Il n y a pas beaucoup de modération ni de propositions concrètes. Quasiment personne ne parle de politiques économiques pour lutter contre le chômage par exemple », analyse Walter Shapiro, sidéré par la pauvreté du débat. « Rejeter en bloc la réforme de la santé entreprise par Barack Obama était un impératif pour passer les primaires », note encore Jill Lawrence. Et ne surtout rien proposer en échange. Il fallait encore se dire anti-taxes, anti-avortement ou anti-immigration.
Du côté du Tea Party, on s en félicite. « Ils font tous campagne avec un programme Tea Party, désormais. C est bien, ils ont compris le message », commente Sal Russo du Tea Party Express. Du côté des républicains modérés, on s en inquiète. Cette posture d’opposition, sans débat d’idées, peut certes permettre de remporter des élections locales, mais certainement pas mener à la Maison Blanche. Le camp démocrate, quant à lui, observe ces tensions et désaccords avec un mélange de plaisir et de désarroi (car malgré tout, ils risquent de perdre les élections de novembre prochain).
« Cette situation rend les démocrates intellectuellement paresseux, analyse Walter Shapiro. Ils n ont pas besoin de chercher bien loin, il leur suffit de se positionner en faveur des droits des femmes ou des droits des gays » Pourtant, les sujets polémiques de fond ne manqueraient pas en ces temps de campagne électorale, autant pour les démocrates que pour les républicains, de la surveillance effectuée par la NSA au nombre record d’expulsions d’immigrants illégaux, en passant par la nouvelle guerre contre le terrorisme que vient de déclencher l’administration Obama.