Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Le Japon, deux ans après Fukushima

La triple catastrophe du 11 mars 2011 constitue un tournant majeur dans l’histoire contemporaine du Japon – sa portée politique n’est cependant pas univoque. Elle a provoqué une rupture radicale dans la façon dont bien des Japonais perçoivent les autorités et les institutions de leur pays. Elle a nourri une révolte citoyenne profondément progressiste. Mais elle s’est produite alors que la situation géopolitique en Asie orientale s’avère de plus en plus instable : le sentiment populaire d’insécurité se double ainsi d’une grande incertitude quant à l’évolution régionale des rapports de forces entre puissances ; ce qui suscite un dangereux renouveau de mouvements militaristes et nationalistes réactionnaires.

Le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 ont eu d’importantes implications sociales et économiques, avant tout dans le nord-est directement frappé. Or, une population massivement sinistrée se retrouve en situation d’impuissance, de dépendance. Les réseaux institutionnels, sociaux et familiaux traditionnels sont dévastés. Le choc psychologique est profond, alimenté par la disparition physique d’espaces communautaires (villages, quartiers…), la perte des proches, le manque d’information fiable, la solitude, le sentiment de n’avoir plus prise sur son avenir. Face à l’incroyable impotence administrative dont a fait preuve l’état en ces temps d’urgence, des organisations militantes régionales (syndicats, associations…) ont fait un travail remarquable pour porter les premiers secours et offrir des cadres d’activité collective aux réfugiés. Elles ont bénéficié à cette fin de réseaux d’aide nationaux et internationaux, mais leurs moyens sont restés sans commune mesure avec l’ampleur de la catastrophe. Quant au mouvement ouvrier japonais dans son ensemble, il était trop affaibli (et bureaucratisé) pour porter dans l’ensemble du pays les enjeux sociaux révélés ou provoqués par le désastre.

De ce fait – et vu aussi l’extrême gravité de l’accident dans la centrale de Fukushima –, c’est la question nucléaire qui a dominé la scène politique dans la période qui a suivi le 11 mars.

Le consensus pronucléaire qui prévalait jusqu’alors au Japon a été brisé. Les aveux de personnalités impliquées dans ce secteur économique et la publication de documents inédits ont montré comment, à chaque étape, ce consensus avait été construit sur le mensonge, la corruption, la connivence privé-public ; sur la négation des risques liés à la radioactivité et de la possibilité d’accidents majeurs. Cette politique du mensonge s’est perpétuée pendant et après la catastrophe – au point que les mères, dans les zones contaminées, ne savent plus quelles précautions doivent être prises pour protéger leurs enfants (plus sensibles que les adultes aux rayonnements à relativement faible dose). Hier avant tout local (un collectif citoyen contre chaque centrale), le mouvement antinucléaire a pris une dimension nationale, mobilisant parfois des dizaines de milliers de personnes, ce qui ne s’était jamais vu dans l’archipel. Pour des raisons diverses, les centrales ont été mises à l’arrêt l’une après l’autre, si bien qu’en mai 2012 aucune n’était plus en service ! En juillet, Naoto Kan, Premier Ministre au moment de la catastrophe, s’est déclaré pour un Japon libéré du nucléaire.

En 2012, nombre de sondages donnaient une très large majorité en faveur d’une sortie du nucléaire. Pourtant, début février 2013, les sondés se sont déclaré à 56% en faveur de la politique de relance des centrales prônée par le nouveau gouvernement de Shinzo Abe. Comment expliquer ce retournement ?

Instabilité régionale et contre-offensive nucléocrate

Après la catastrophe de Fukushima, le lobby nucléaire a fait le dos rond. L’évolution de la situation en Asie orientale lui a fourni l’occasion de reprendre l’offensive. Bien que souvent ratés, des tirs de missiles nord-coréens ont alimenté la peur d’une menace militaire. Surtout, un conflit de souveraineté avec la Chine est devenu purulent. Tokyo administre les îles Senkaku (en japonais) ou Diaku (en chinois). Pékin a toujours contesté leur annexion par le Japon, mais depuis des décennies, les deux gouvernements évitaient de faire de cette question un « point chaud » dans leurs relations.

Les dits points chauds territoriaux se trouvaient (et se trouvent encore) plus à l’Ouest, la Chine revendiquant avec force déploiements militaires les îles Paracels et Spratley contre le Vietnam, la Malaise, Brunei, les Philippines…, mais restait discrète sur le tracé de ses frontières maritimes face au Japon.

En septembre 2012, Tokyo a ouvert tout grand la boite de pandore. Le gouvernement a en effet « nationalisé » les îles Senkaku que possédait un propriétaire privé. Pékin a réagi et envoyant dans la zone sensible navires et avions, puis en déclarant vouloir cartographier le microarchipel… La tension vient de monter d’un cran, le gouvernement japonais accusant un bâtiment de guerre chinois d’avoir « ciblé » l’un de ses destroyers avec un radar d’attaque.

Tout cela n’annonce pas une guerre inter-puissances, mais un conflit territorial « actif » fait pour durer.

Si ce qui était hier diplomatiquement contenu devient aujourd’hui explosif, c’est évidemment parce que chaque état convoite les richesses sous-marines de la mer de Chine du Sud. C’est aussi parce que chacun a intérêt à nourrir un nationalisme de puissance. Pour des raisons intérieures (détourner l’attention de la crise sociale), mais aussi parce que les rapports de forces sont ici en pleine évolution. La Chine s’affirme puissance militaire et ne veut pas être contenue par la « première ligne d’îles » qui court des Senkaku/Diaku jusqu’aux Spratley et Paracels. Les Etats-Unis renforcent la présence de la VII Flotte. Néanmoins, Tokyo n’est plus assuré que la protection de Washington restera toujours sans faille.

Pour la première fois, des voix autorisées se font entendre au Japon pour déclarer, plus ou moins explicitement, que l’archipel devrait se doter de l’arme nucléaire. Un tabou fondamental est en train d’être levé dans ce pays qui, en 1945, a vécu dans sa chair les crimes contre l’humanité d’Hiroshima et de Nagasaki. La suppression de l’article 9 de la Constitution pacifiste nippone est de plus en plus régulièrement évoquée (il affirme le renoncement à la guerre). Des mesures concrètes sont prises ou annoncées pour accroître la puissance militaire des « Forces d’autodéfense » : augmentation du budget militaire, redéploiement des chasseurs F-15, lancement d’un satellite optique de grande précision…

Qui veut la sécurité énergétique en des temps troublés, argumente le lobby nucélocrate, veut le nucléaire pour ne pas dépendre des voies d’approvisionnement maritimes. Qui veut la bombe aussi, le nucléaire « civil » fournissant les matières fissiles nécessaires aux militaires. Cette campagne alarmiste a marqué des points dans la population japonaise.

Confrontée à cette situation nouvelle, la gauche citoyenne japonaise a lancé un appel pour que dans chaque pays de la région s’affirme la résistance à la montée des nationalismes xénophobes, militaristes. Elle dénonce la volonté d’invoquer une histoire mythifiée pour s’approprier des îlots qui n’ont jamais été habités. Elle aspire à une gestion partagée des mers dans l’intérêt des peuples et le respect des exigences écologiques.

Deux blocs politiques opposés prennent forme, et c’est nouveau. D’un côté le lobby nucléocrate, les courants militaristes et le gros de la droite nationaliste. De l’autre, le mouvement antinucléaire (civil), les derniers rescapés d’Hiroshima/Nagasaki ou ceux qui les représentent (des maires), les pacifistes qui défendent la Constitution, les populations qui combattent dans l’île d’Okinawa les bases états-uniennes, des personnalités tel le prix Nobel de littérature Kenzaburo Oe… Cependant, le mouvement antinucléaire nippon se trouve confronté à une situation politique difficile à laquelle il n’était pas préparé.

Faute d’alternative politique à gauche, le rejet du nucléaire après Fukushima a d’abord été incarné sur le plan électoral par des partis de centre-droit, que leur incompétence a rapidement déconsidérés. De nouvelles formations, populistes de droite radicale s’affirment dans la région d’Osaka, puis de Tokyo. Pour l’heure, c’est le parti dominant de l’après-guerre (le Parti libéral démocrate) qui a reconquis le pouvoir, avec Shinzo Abe. Il profite de l’abstention de secteurs désabusés de la population et d’une réputation de gestionnaire bien mal acquise. La période électorale n’étant pas close, les mauvaises nouvelles sont reportées à plus tard – comme la signature du Traité Trans-Pacifique de libre-échange dont les effets sociaux seront dévastateurs.

Internalisation du mouvement antinucléaire

Il n’y a pas de retour à la normale dans la centrale de Fukushima. La crise nucléaire s’inscrit dans la longue durée.

Le mouvement citoyen poursuit ses combats quotidiens dans l’archipel : piquets devant le siège de la Tepco (l’opérateur de Fukushima), dépôts de plaintes de victimes, résistances contre la réouverture de chaque centrale… En novembre dernier, le Japon a accueilli une seconde conférence internationale pour un monde libéré du nucléaire. Des liens plus étroits se tissent entre les luttes menées dans divers pays de la région, comme en Corée du Sud ou en Inde. Pour la première fois, le Forum populaire Asie-Europe a publié une déclaration pour la sortie du nucléaire. Le mois de mars prochain sera l’occasion de nombreuses mobilisations pour le second anniversaire de la catastrophe.

L’onde de choc de Fukushima continue de s’étendre.

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