Édition du 18 juin 2024

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Canada

« Le Canada est de retour ? » Pas avant que nous ayons un système d’imposition plus juste

On entend Justin Trudeau répéter : « Le Canada est de retour » [1]. Si on veut être gentiment sincères, on peut dire qu’il semble que ce soit le cas. Mais il manque encore beaucoup d’importantes et de solides preuves pour l’affirmer. Il faudrait, par exemple, un signe réel que ce nouveau gouvernement désire sérieusement nous ramener à la normale des choses, c’est-à-dire réparer les effets de 20 ans d’accaparement des fonds du trésor national dont ont bénéficié les grandes compagnies et les plus riches du pays, grâce à de constantes diminutions d’impôts.
Comprenez-moi bien. Je me suis senti aussi réconforté que tous les autres Canadiens-nes quand je me suis rendu compte que les scientifiques du secteur public ne seront plus muselés-es, que la politique belliqueuse de S. Harper est perdue dans l’histoire, que nous ne sommes plus des parias sur la planète, qu’il y a au moins un peu d’espoir qu’Ottawa prenne en compte les inquiétudes des Premières Nations et que les ministres qui ont un intérêt réel et profond quant à leur mandat seront plus disposés-es à faire leur devoir jusqu’au bout.

Murray Dobbin, Canadian Dimension, 31 décembre 2015,
Traduction : Alexandra Cyr

Mais ce sont là les fruits les plus faciles à cueillir : rien de tout cela ne coûte un sou. Le seul engagement concret visant à corriger notre énorme déficit social, après deux décennies de démolition, est une modeste augmentation de l’impôt des plus riches. Le parti libéral a lui-même contribué à constituer ce déficit dans le passé.

Il faudra donc que M. Trudeau se montre assez audacieux pour défaire tout le travail que son parti a fait pendant 20 ans pour diminuer la taille du gouvernement. Personne ne peut dire s’il veut le faire ou s’il est en capable. Chose certaine, sans une pression conséquente de la part de la population, les libéraux de ce gouvernement seront très heureux-ses de se contenter d’administrer les bonnes vieilles politiques fiscales de l’époque Harper.

Premier test

Il y en déjà un sur la table : le rapport du groupe Canadians for Tax Fairness [2], récemment publié et qui expose les dommages que le gouvernement Harper a causés à l’Agence du revenu du Canada. Ce rapport est sans précédent parce qu’il a été produit avec la contribution de 28 inspecteurs, enquêteurs sur les fraudes et gérants de l’agence. Le groupe mentionne que tous ces contributeurs à son étude l’avaient déjà contacté par le passé pour l’aviser que les Conservateurs avaient affaibli les capacités de l’agence à percevoir les impôts. Le rapport dévoile plusieurs des allégations faites par ces personnes :

1- De plus en plus, les politiques et les lobbyistes trouvent moyen d’influencer les opérations de l’Agence du revenu.
2- Il est vrai que les entreprises utilisant les lobbys évitent les poursuites.
3- Les employés-es sont au fait d’intrusions politiques dans les enquêtes.
4- Le personnel professionnel expérimenté quittant l’agence est peu remplacé.
5- Beaucoup de bureaux ont été fermés à travers le pays.

L’Agence du revenu a répliqué en disant que les sondages auprès de son personnel montraient un haut degré de satisfaction et qu’elle avait des stratégies pour augmenter de 12 % ses dépenses pour des « révisions élargies ».

L’élément le plus important de ce rapport concerne la pression exercée par le gouvernement sur la division de l’impôt responsable des enquêtes sur les placements dans les paradis fiscaux et sur celle responsable des pertes liées à l’évasion fiscale et à l’évitement fiscal, et ce, pour leur rendre la tâche difficile, voire impossible. Le rapport estime à au moins 199 milliards de dollars les montants détenus par de riches Canadiens-nes riches dans les paradis fiscaux, entraînant une perte d’environ 10 milliards de dollars de revenu chaque année pour le gouvernement canadien. Ce rapport demande au nouveau gouvernement de changer fondamentalement les priorités de l’agence, de cesser le harcèlement envers les organismes de charité et non gouvernementaux et envers les simples contribuables qui peuvent faire quelques erreurs pour se concentrer sur les riches contribuables et les entreprises d’où provient la majorité des pertes.

Bien sûr, les médias ne s’intéressent pas à ces considérations, préférant mettre la lumière sur les 28 employés-es qui auraient, selon eux, manqué à leur code d’éthique accepté sous serment, en révélant ces renseignements. Il y a une loi protégeant les lanceurs d’alerte, mais elle ne s’applique pas aux employés-es qui critiquent les politiques publiques. Dans l’Ottawa Citizen, Donald Savois, un expert de ces questions, demande au gouvernement d’ouvrir une enquête pour s’assurer qu’il n’y a pas eu de manquement à l’éthique. Il aurait plutôt dû écrire un éditorial demandant au gouvernement de remettre de l’ordre à l’Agence du revenu du Canada.

Joindre le geste à la parole

Il y a quelques signes encourageants à l’effet que le gouvernement pourrait bien donner la priorité à ce problème. Les signes ne viennent pas des ministères économiques ; c’est le ministre des Affaires étrangères, M. Stéphane Dion, qui fait les commentaires les plus encourageants : « Il faut placer mes propos dans le cadre de l’économie mondiale. Il semble qu’à chaque fois que nous abordons le problème, par exemple celui des transferts internationaux de fonds, nous sommes mis devant le fait que des compagnies utilisent les paradis fiscaux. Elles font des affaires dans nos pays mais n’y paient pas d’impôt. C’est un problème énorme. À chaque fois qu’il est soulevé je me fais dire que sa solution appartient aux instances internationales. Je veux voir ce que le Canada devrait faire ».

M. Dion est un ministre influent dans le gouvernement de M. Trudeau qui lui accorde beaucoup de respect. Mais c’est M. Morneau, ministre des Finances, qui, en dernier ressort, décidera de la priorité à accorder à l’enjeu des paradis fiscaux. Il le sait très bien et subit d’énormes pressions pour trouver des revenus supplémentaires sans passer par la hausse des impôts : « Nous allons traiter de cet enjeu comme des autres et ce travail devra assurer les Canadiens-nes, les entreprises, grandes et petites dans le pays, que tous et toutes vont payer leur juste part ».

M. Morneau a déjà changé la position du Canada quant à l’évasion fiscale pratiquée par les compagnies. Les multinationales ont une pratique de transfert de prix, de taxes et d’impôts qui privent le gouvernement d’environ 100 à 240 milliards de dollars par année. Elles transfèrent les profits récoltés dans un pays où l’imposition est élevée vers un autre où elle est plus faible. Le nouveau gouvernement a signé une entente internationale négociée par l’OCDE et le G20 qui porte précisément sur cette question ; celle-ci vise à obliger les compagnies à payer leurs impôts et taxes là où elles ont réalisé leurs profits. Le Canada est le troisième des pays du G20 à perdre le plus d’argent par ces mécanismes.

D’entendre que le Canada est prêt à s’attaquer aux tricheurs de l’impôt constitue une bonne nouvelle, mais ce n’est qu’un pas sur le chemin de la justice fiscale et de l’équité. Il lui faut aussi récupérer les 60 milliards de pertes annuelles générés par les baisses d’impôt. Il ne faudrait pas qu’on laisse s’éteindre à petit feu la discussion nationale sur la taxation et l’imposition. Nous avons un nouveau gouvernement qui déclare croire dans la gouvernance ; il faut que l’enjeu de la réforme globale de l’impôt soit au centre de ses travaux.


[1« Canada is back ! »

[2L’auteur nous signale qu’il fait parti de ce groupe. N.d.t.

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